La guerre d'Algérie a provoqué de multiples expériences de guerre et une diversité des mémoires. Raphaëlle Branche revient sur ce rapport à la guerre dans le cadre familial.

Raphaëlle Branche* présente ici les principaux enjeux mémoriels de la guerre d’Algérie mais aussi la façon dont s’est construite l’histoire des deux côtés de la Méditerranée. Avec trois travaux majeurs, l’historienne a couvert trois pans essentiels à la compréhension du conflit : l’usage de la torture par l’armée française pour réprimer le nationalisme algérien, puis elle a analysé de façon complète l’embuscade de Palestro en 1956 en replaçant l’événement dans un contexte plus large. Aujourd’hui, elle aborde l’expérience de guerre, son récit et son silence dans le cadre familial.

L’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie sont étudiées dans le cadre du thème 3 de Terminale « Histoire et mémoires des conflits ». Il s’agit d’aborder la façon dont se construit l’histoire et les relations qu’une société entretient à son passé.

 

Nonfiction.fr : Il y a deux décennies, dans votre thèse, vous montriez à quel point la torture relevait d’une logique de domination dans la situation coloniale. Le contexte était alors particulier puisque les témoignages se multipliaient sur la question et l’État venait d’officialiser l’appellation « guerre d’Algérie » au lieu d’« événements ». Qu’en est-il aujourd’hui de la question de la torture alors que les témoins disparaissent peu à peu ?

Raphaëlle Branche : La reconnaissance de la « guerre d'Algérie » en 1999 laissait ouverte la question de la nature de la guerre. Dès 2000, des témoignages publiés notamment dans le journal Le Monde ont mis l’accent sur la pratique de la torture à Alger en 1957. Cette réalité était déjà bien documentée pendant la guerre elle-même mais elle constitua pourtant un choc en 2000 car le premier témoignage publié était celui d’une femme qui disait, en outre, qu’elle avait été violée. Par ailleurs, le général Massu, responsable des troupes françaises à Alger en 1957, reconnaissait alors, à la fin de sa vie, que l’armée aurait pu faire autrement : une manière minimaliste de revenir sur les arguments de l’époque qui présentaient la torture comme un mal nécessaire. Dans ma thèse, je suis allée bien au-delà du moment Alger 1957 puisque j’ai montré que la mise en place d’un système répressif, centré peu à peu sur le recours à la torture, était une réalité qui avait concerné toute l'Algérie et pendant toute la guerre. La pratique de la torture n’était pas non plus réservée aux militaires de carrière. Sur ce point, il a fallu du temps pour entendre des appelés du contingent parler du sujet, admettre leurs responsabilités et leurs rôles dans ces violences. Depuis les années 2000, dans les écrits qu’ils publient, de nombreux anciens soldats relatent ces violences, qu’ils les aient pratiquées ou qu’ils en aient été témoins.

 

Les mémoires ont longtemps été divisées, on le voit avec le mémorial des rapatriés à Nice et celui de l’Algérie française à Toulon. L’État est-il parvenu, ou non, à réconcilier les multiples mémoires de la guerre d’Algérie ?

Que les mémoires de tel ou tel groupe expriment des éléments identitaires pour tel ou tel groupe, c’est tout à fait banal et c’est même le propre des mémoires. Sont-elles divisées ou s’ignorent-elles ? Je crois qu’il s’agit plutôt de discours tenus en parallèle, chacun s’adressant à un groupe, sans souci de faire consensus au-delà du groupe. Les choses sont bien différentes si on s’intéresse aux commémorations publiques, prises en charge et organisées par l’État : le souci doit alors d'être beaucoup plus collectif et l'on tente de s’adresser à un plus grand nombre de gens. Certains groupes mémoriels ont fait de la défense de leur vérité sur un événement ou un autre une pierre d’achoppement, un test de la fidélité aux valeurs, au groupe. Sur ces points, il est particulièrement difficile de faire entendre un discours différent, qu’il soit scientifique ou venu d’autres groupes mémoriels. Pour autant, ce pourrait être le sens d’un discours étatique. C’est sans doute ce qui a été tenté quand Jacques Chirac, président, a opté pour une date de commémoration de la guerre qui ne corresponde à aucun événement historique précis : le 5 décembre. Il choisissait ainsi de ne pas choisir et de ne pas donner raison à un groupe, ce qui aurait pu être interprété comme un choix parmi les mémoires. Cette décision de commémorer la guerre d'Algérie le 5 décembre est un vrai choix politique, une écriture politique de l’histoire. Il n’a pas fait l’unanimité mais il s’est tout de même imposé dans le calendrier commémoratif.

 

Il en est de même en Algérie avec Messali Hadj, dont le rôle a toujours été minoré dans la fondation du nationalisme algérien. Quelles difficultés rencontrent les historiens algériens dans l’écriture de l’histoire de la guerre ?

Je ne pense pas que la situation soit similaire en Algérie car les groupes porteurs de mémoire n’ont pas tous la même capacité à s’exprimer publiquement. Ils n’ont pas tous eu la même liberté, depuis 1962, de faire connaître leur version de l’histoire. Pour Messali Hadj, le cas est bien connu. Après avoir été effacé de l’histoire officielle algérienne – qui a été largement l’unique récit sur le passé possible en Algérie pendant des décennies -, il est revenu sur la photo de groupe et a repris sa place dans un récit global sur les origines du nationalisme au moins dans sa région d’origine, à Tlemcen. Cependant des travaux précis sur lui, son parti, son influence, sa relation avec les autres fondements de l’indépendantisme en Algérie pourraient sans doute encore être menés. Pour que des travaux historiques puissent être réalisés, il est nécessaire d’avoir des sources accessibles, des historiens et des historiennes formés aux règles du métier et des conditions de travail permettant la réalisation de ces travaux en toute liberté. Tout travail historique repose aussi sur des questions nourries souvent elles-mêmes de l’état de l’historiographie et, dans le cas d’une histoire si sensible et si proche, bien souvent aussi nourries de la demande sociale. Il a longtemps été très difficile de travailler en Algérie ; les écrits et les sources étaient contrôlés par l’Etat. La situation est différente depuis deux décennies mais j’ai encore l’impression que ne sont pas encore réunies les conditions de production de travaux nombreux et variés, permettant un dialogue entre chercheurs au sein d’une communauté scientifique autonome, que ce soit en Algérie ou en lien avec les productions scientifiques ailleurs dans le monde.

 

Quelles sont les nouvelles approches historiques de la guerre d’Algérie ? Voyez-vous des thèmes porteurs et des axes qui restent encore à approfondir ?

Les sujets abondent qui pourraient être traités sur la guerre d'Algérie. En histoire politique par exemple, on pourrait travailler sur les conséquences de cette guerre sur les partis, les idées, les militants mais aussi sur le rapport à l’autorité, au politique même, etc. En histoire économique, tout reste pratiquement à faire que ce soit au niveau macro, en articulant le poids de la guerre sur l’économie française, l’entrée dans le marché commun et d’autres mutations lourdes de l’économie (je pense au Nouveau Franc notamment), ou au niveau micro des entreprises. La liste, vraiment, serait longue. En histoire militaire, en histoire sociale aussi. Il faut aussi penser plus largement à l’histoire de l’Algérie française à cette époque pour laquelle plein d’archives existent à Aix en Provence notamment, régulièrement inventoriées et mises à disposition des chercheurs et chercheuses.

 

Dans votre livre paru en septembre aux éditions La Découverte   , vous réfléchissez sur l’expérience de la guerre comme une sorte de tabou dans le cadre familial. Comment avez-vous mené votre enquête ?

Je ne parle pas de tabou mais de silence car, précisément, tous les silences ne sont pas réductibles à des tabous. Je tente de faire l’histoire des silences qui habitent les familles françaises depuis la guerre et qui ont beaucoup évolué avec le temps. Depuis des décennies, les anciens appelés ont pu raconter puis se taire, raconter par bribes, préférer l’écrit à l’oral, éviter les questionnements, les rechercher… et toutes ces variations ne sont pas seulement individuelles : elles s’expliquent par les environnements familiaux dans lesquels ces hommes ont évolué et évoluent (et les familles françaises ont beaucoup changé depuis 60 ans) et par les transformations du regard de la société française sur la guerre d'Algérie, notamment avec le progrès des connaissances scientifiques. Pour documenter l’histoire des familles et la place des récits dans leur fonctionnement depuis la guerre, j’ai réalisé une enquête par questionnaires auprès des anciens appelés, de leurs frères et sœurs, leurs enfants et leurs épouses. J’ai aussi réalisé des entretiens et j’ai eu la chance qu’on me confie des documents privés (correspondances ou journaux intimes) me permettant de revenir à ce qu’ils comprenaient et transmettaient pendant la guerre déjà. J’ai pu partir de ces premiers mots pour faire l’histoire de ces transmissions.

 

Vous montrez notamment comment le rôle de père dans les années 1960-1970 se trouvait à la croisée de l’expérience en Algérie et de la recomposition des rapports père, mère, enfants dans le cadre de la cellule familiale. Ces hommes sont-ils parvenus à inventer un nouveau rôle paternel ?

Contrairement à ce qu’ils imaginaient, ces hommes, nés dans les années 1930, n’ont pas reproduit le modèle de leurs pères. Leurs familles ont été prises dans les mutations très importantes des familles françaises au tournant des années 1960 et 1970. Qu’on pense au statut des femmes mariées ou à l’accès à la contraception par exemple, qu’on pense à la notion d’autorité paternelle aussi (qui disparaît alors pour être remplacée par l’autorité parentale), les familles où naissent leurs enfants sont bien différentes de celles où ils ont grandi. Ces hommes sont les acteurs de ces mutations autant qu’ils doivent s’y adapter. En étudiant les relations familiales par le prisme de l’expérience algérienne et de sa transmission, je repère ces changements. Il y a encore beaucoup d’études à mener sur ces sujets.

 

*L’interviewée : Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Paris Nanterre et spécialiste des violences en situation coloniale, de la guerre d'Algérie et de ses mémoires. Elle est l’auteure de plusieurs livres, documentaires et expositions sur ces sujets. Son dernier ouvrage « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial vient de sortir à La Découverte.