À travers les événements clés de sa vie, Al-Sîra relate chronologiquement la biographie du prophète Muhammad.

Devenu technique depuis le VIIe siècle de l’ère commune, le terme sîra signifie essentiellement les faits et gestes de Muhammad Ibn ‘Abd Allāh, Prophète de l’islam (m. 632). Ce concept se distingue de hadīth en ce sens qu’il désigne non seulement la tradition prophétique (ses actes, paroles et états d’âme), mais aussi les événements biographiques et historiques racontés par ses compagnons et congénères. Aussi, ce concept s’étend-t-il à l’ensemble des témoignages recueillis par ceux qui ont "accompagné" la naissance et les développements de l’islam des origines. D’emblée, se pose la question de l’authenticité de ces témoignages compilés et transmis, par la voie orale quelques décennies après la mort du Prophète. Se pose également le problème des techniques de narration qui, d’un côté visent à reconstituer ces faits et de l’autre à leur donner un sens précis, qu’il soit apologique ou accusateur. Se pose enfin la question des manipulations idéologiques et partisanes de ces mêmes événements qu’allaient effectuer les mouvances politiques et théologiques en conflit.

Pour affronter ces écueils inhérents à toute historiographie religieuse et/ou politique, Mahmoud Hussein (pseudonyme commun de Bahgat El-Nadi et Adel Rifaat : deux politologues français d’origine égyptienne) propose une nouvelle présentation des Chroniques du Prophète en s’appuyant sur trente quatre sources arabes classiques.
  
Composé de onze parties, cet ouvrage retrace la naissance de l’État prophétique à Médine, selon l’expression de H. Jaït   . Dans cette nouvelle cité, on assiste à la transformation de la prédication religieuse en une doctrine d’État où le Messager de Dieu se mue, à son tour, en homme politique, en stratège militaire et en organisateur de communauté qui enseigne "comment vivre selon l’islam". Objet de ce deuxième tome (le premier étant consacré à la période mecquoise), la période médinoise est en effet truffée d’événements relevant davantage de la construction d’un nouvel État ; ce qui explique les longs passages de batailles, les accords et les désaccords avec les tribus arabes et juives d’alors. 


La période médinoise de Muhammad

Les faits relatés se sont déroulés entre l’an 622 et 632, en Arabie. En dix ans, le Prophète mena vingt-sept batailles, vainquit les Arabes païens et amorça la conquête des deux Empires : byzantin et sassanide. Pendant cette même période, il établit les fondations d’un État, d’une législation qui allait en se compliquant et d’une moralité/spiritualité islamique. Pour réaliser cette mission à multiples facettes, il dut affronter toute la vision païenne du monde, dont il attaqua les principes pour les transformer, les adopter, parfois même les saper. Cet ouvrage parvient à inscrire ses gestes dans une perspective historique, libérée des diktats dogmatiques ou apologiques. 

Fruit des conjonctures socioculturelles, la construction de l’État prophétique est aussi l’œuvre des hommes. Les deux auteurs retracent une image plutôt humanisée de Muhammad : il est un homme qui aime et déteste, qui traverse des instants moroses et d’autres joyeux. Il conclut des trêves, mais il déclenche aussi des batailles et des guerres sans merci. Parfois, il s’affaiblit ; alors c’est à Dieu qu’il expose ses doléances. Sitôt, il se ressaisit et Lui rend grâce. À notre sens, les pages les plus marquantes sont celles qui dessinent un homme qui, tout en véhiculant le Message de Dieu, mène une vie temporelle très chargée.     

Parmi les intérêts indéniables d’Al-Sīra figurent aussi les éclaircissements exégétiques permettant d’intégrer la Révélation coranique dans son contexte historique. Elle offre de précieux détails sur ce que les savants musulmans appelaient jadis : "asbāb al-nuzūl" (circonstances de révélation), ainsi que sur l’ensemble des éléments historiques qui entouraient la descente de tel ou tel verset. Beaucoup plus qu’une contextualistion superficielle, ces passages aideront à comprendre la sphère sémantique des versets, avant que les nombreuses couches herméneutiques ne viennent orienter les options des exégètes musulmans. 


Pas de réécriture de l’histoire sans choix idéologiques

Cependant, ce livre n’a pas été composé sans opérer des choix sur la trame événementielle de la vie de Prophète. Les historiens, de toute époque, reconnaissent cette évidence absolue : chaque réécriture de l’histoire est présidée par des options méthodiques ou idéologiques : l’histoire innocente n’est qu’utopie. Dès lors, il devient légitime de s’interroger sur les gestes prophétiques mis en reliefs par les deux auteurs, les gestes amplifiés, oubliés ou simplement omis. L’on soulignera cependant, et sans peine, l’intégrité intellectuelle des auteurs qui se sont refusés aux a priori théologiques et se sont livrés à une reconstruction quasi exhaustive de la vie de Muhammad, y compris certains passages qui pourraient choquer le lecteur occidental d’aujourd’hui.

Le style narratif de cet ouvrage est limpide. Les deux auteurs ont choisi non la traduction littérale des textes rudes, rédigés en arabe classique, mais la recomposition chronologique d’une histoire vive en respectant les procédés de narration aussi bien classiques que modernes. On a parfois l’impression de lire un récit/roman historique. En recomposant un texte "fidèle" à l’historiographie arabe, les auteurs retraduisent, en un français flamboyant, des tournures de langue, de pensée et de société archaïques. Ce défi a été brillamment relevé.


Réapprendre à lire l’histoire du Prophète

Aujourd’hui, nous aurions davantage besoin de contextualiser la vie du Prophète et de la lire à la lumière des acquis modernes réalisés dans le cadre des sciences humaines et de la pensée éclairée. Parmi les grilles progressistes, nous évoquons celle d’un érudit musulman Tahir Ibn ‘Achūr   qui appelle à relire la sīra selon douze catégories différentes d'après lesquelles un fait prophétiques peut être interprété comme un simple appel moral, un avis relevant de la jurisprudence, un acte naturel, un acte de perfectionnement existentiel, etc.  

Ainsi, pour "celui qui croit au ciel", la sîra est une mine inépuisable d’enseignements moraux et spirituels. Il y trouvera un personnage exemplaire par ses attitudes qui furent nettement en avance par rapport aux structures claniques de l’Arabie du VIIe siècle. En revanche, pour celui qui n’y croit pas, cet ouvrage offre des échantillons foisonnants en dialectiques et en oppositions d’ordre sociologique: sacré/profane, mythos/logos, humain/divin, rationnel/ irrationnel …etc. C’est toute l’historicité de la troisième source de la pensée islamique (après le Coran et le hadith) qui se met à nu.

Ce travail affranchit en outre le public profane des "ignorances et des malentendus". Il lui offre un outil de réflexion l’amenant dans l’espace et le temps pour lui révéler les origines de l’islam. Lire la sîra aujourd’hui aiderait enfin à historiciser la deuxième source du droit musulman (la sunna) : et l’historicité de celle-ci n’est-elle pas l’amorce de toute laïcité, tant voulue et attendue par les penseurs libres de l’Islam ?


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Crédit photo: Flickr.com/ samolo 99