Le cinéaste d'origine algérienne Jean-Pierre Lledo revient sur sa rencontre tardive, mais émouvante, avec Israël.

Le film de Jean-Pierre Lledo projeté actuellement à Paris est une œuvre rare et « démesurée ». Il ne s’agit pas seulement d’un très long documentaire, mais d’un récit autobiographique qui s’apparente dans le langage cinématographique à la démarche de Marcel Proust lorsqu’il entreprit de rédiger A la recherche du temps perdu. Car Lledo, au cours de cette si longue déambulation en terre d’Israël, ce pays qu’il avait détesté et même considéré « illégitime », s’est finalement identifié non seulement au peuple juif qui y est revenu pour édifier un État souverain, mais aussi à ses propres racines juives. Certes sa mère était juive, mais son père était un communiste algérien militant. Il avait épousé les thèses de l’Algérie indépendante, qui n’a pas reconnu l’État d’Israël, et n’entretient à ce jour aucune relation avec lui.

 

Un long cheminement

Ce cheminement, qui l’a conduit à une totale métamorphose et à sa décision de faire son alyah en Israël, est raconté dans ce vaste récit, composé de quatre longues parties. L’ensemble qui ne dure pas moins de onze heures et demi est diffusé en quatre jours entre le 7 et le 28 octobre. Les quatre parties s’intitulent Kippour, Hanouka, Pourim, Pessah. Ce sont les grandes fêtes juives qui structurent ce récit, dans lequel le réalisateur raconte la réappropriation de ses racines, mais n’apparaît à l’image que lors d’une courte séquence, lorsqu’il récite le Kaddish avec sa tante sur la tombe de son oncle. On y entend parler français, anglais, hébreu et arabe.

Lledo va principalement à la rencontre de quatre personnes qui sont présentes dans plusieurs parties du film : Ron Havilio, documentariste, originaire de Turquie, qui vit à Ein Karem et auteur du film Fragments, Jérusalem. Michael Romann, issu d’une famille arrivée depuis Berlin en Palestine mandataire en 1933. Ariel Carciente, venu du Maroc, qui connaît sa généalogie familiale depuis le 12e siècle. Enfin, Eliahou Gal Or, né à Naples durant la Seconde Guerre mondiale, à qui sa mère n’a jamais révélé qu’il était juif, ni l’identité de son père, qu’il recherche encore aujourd’hui. Hippie à San Francisco, il a suivi l’enseignement du rabbin Shlomo Carlebach et se qualifie, non sans humour, de « Pizza Rebbe » (Rabbin de la pizza). Il vit dans un désordre grandiose, une improvisation constante et une joie de vivre indestructible. On le dirait tout droit sorti du roman d’Albert Cohen, Mangeclou.

Au terme de sa longue méditation, Lledo, un homme sans aucune fortune, sans relations dans le milieu du cinéma, tant en Israël qu’en France, où il a vécu à Montreuil de 1993 à 2011, a décidé de réaliser ce film dont les proportions et la volonté de tout embrasser, l’ont conduit à affronter de grandes difficultés d’ordre matériel.

Ce cinéaste atypique se reproche, à l’instar de Marcel Proust, d’avoir « perdu tant d’années de sa vie » avant d’en identifier le but. Il a découvert que l’amour qu’il voue à sa compagne Ziva Postec, productrice et monteuse de leur film, était au centre de son changement complet d’existence. Il a tourné le dos à la moitié de son existence pour commencer une autre vie.

 

Une histoire algérienne

Jean-Pierre Lledo est né en 1948 à Tlemcen où vivait une ancienne communauté juive. Sa mère était juive et son père, un Algérien militant communiste, né dans une famille d’origine catholique. Venu à Tlemcen pour fonder une fédération communiste, il y avait rencontré sa future épouse. De fait, la famille Lledo, arrivée en Algérie en 1850, est originaire de Catalogne. Bientôt, il découvrira que « lledo » est le nom catalan d’un l’arbre méditerranéen le micocoulier, et qui pourrait signifier que les Lliedo étaient des marranes, car Lledo se prononce Yedo, c’est-à-dire :Youd.

Le père de Lledo, expulsé du département d’Oran par les autorités françaises pour son action militante et syndicale au sein de l’entreprise qui construit les abris creusés dans la montagne pour les sous-marins, dans le port militaire de Mers-el-Kébir, s’établit ensuite à Alger.

Le frère de sa mère avait quitté l’Algérie en 1961, à la veille des accords d’Évian et de l’indépendance proclamée en 1962. Lledo l’aimait bien, mais n’était cependant pas allé assister aux funérailles de son oncle en Israël, « le pays interdit », ou plutôt, le pays qu’il s’était interdit.

Tous les Français juifs et catholiques avaient quitté l’Algérie en proie aux attentats et aux pogroms. Seul son père avait voulu rester. Comme il n’était pas musulman, il a dû demander la nationalité algérienne, et au bout d’un an, contre toute attente, il l’a obtenue.

A dix-huit ans, Jean-Pierre Lledo a pu obtenir un passeport algérien grâce au certificat de nationalité de son père et avec l’aide de quelques relations. Il l’a utilisé jusqu’à sa majorité, 21 ans. Il est devenu membre de l’Association des Étudiants algériens. Son passeport a été prorogé jusqu’en 1971. Il a fait ses études de cinéma à Moscou où il avait obtenu une bourse, et où il s’est marié avec une jeune fille arabo-musulmane, venue y étudier la médecine. Cela dit, elle ne se considérait arabe ni musulmane. Ils ont eu un fils Serge, et une fille, Naouel, qui joue un rôle clef dans la démarche du voyage initiatique de son père en Israël. Il est revenu en Algérie en 1976, où il demandé la nationalité algérienne, qu’il n’a obtenu qu’en 1980.

Jean-Pierre Lledo a quitté l’Algérie en 1993, car les islamistes voulaient l’assassiner, et s’est établi en France « pour voir s’il pourrait en faire son pays ». Il y a vécu longtemps, mais sa rencontre avec Ziva Postec, la monteuse du film de Claude Lanzmann Shoah, a totalement métamorphosé le cours de sa vie et amplifié les sentiments que lui avaient inspiré son premier voyage en Isarël.

Encouragé par Naouel, il était venu présenter son film en 2008, Algérie. Histoires à ne pas dire, à Jérusalem. Israël était pour lui Tabou.

Il ignorait tout de la tragédie des Juifs du monde arabo-musulman, expulsés et spoliés au lendemain de la fondation de l’État d’Israël et de la guerre d’Indépendance. Il était hostile à Israël et la judéité de sa mère était un fardeau. Le mot « Juif » lui était difficile à prononcer. « Un préjugé politique pour masquer un trouble identitaire... ? », dit Lledo.

 

Une rencontre décisive, celle de Ziva Postec

Peu de gens savent que Ziva Postec n’a pas seulement été la monteuse de Pourquoi Israël et de Shoah de Claude Lanzmann. Ils ignorent aussi qu’elle a vécu plus de vingt ans en France, et épousé Robert Postec, un metteur en scène et acteur français qui se noya sous ses yeux à Ashdod, au mois de juillet 1964. Deux mois plus tard, leur fille Sarah naquit à Paris.

Ziva Postec est née à Tel Aviv. Ses parents, sionistes, étaient arrivés des Carpates en 1933 pour s’établir en Palestine mandataire. Les familles maternelle et paternelle furent assassinées à Auschwitz, lors de la liquidation des Juifs hongrois, pendant l’été 1944. Avant la naissance de l’État d’Israël, les Juifs du Yishouv étaient appelés Palestiniens. L’Orchestre Philharmonique de Palestine fut inauguré par Arturo Toscanini en 1936. Le journal quotidien était le Palestine Post et, dans le dictionnaire Larousse, le drapeau blanc frappé de l’étoile de David bleue, était celui de la Palestine.

Pendant son enfance, les survivants de la Shoah qui arrivaient en Israël effrayaient Ziva, et elle ne sentait aucun lien avec eux, exceptée la peur qu’ils lui inspiraient. Ces hommes et ces femmes squelettiques, aux yeux hagards qui arrivaient nombreux, les images des films d’actualités des Alliés découvrant les camps d’extermination lui étaient une réalité insupportable.

Elle a commencé à étudier le montage au Studio Géva à Givataïm, mais ne supportant plus de vivre en Israël, elle est partie pour la France en 1961.

Elle s’est formée sur le tas au Studio Cognac Jay de la Télévision française. Puis elle a monté son premier film de fiction pour Jacques Tati.

Elle montera des films d’Alain Resnais, d’Orson Wells, d’Yves Robert, Melville. Elle a été chef-monteuse pour Les Guichets du Louvre de Michel Mitrani, et pour Molière d’Ariane Mnouchkine.

En 1972, Ziva Postec commence à travailler avec Claude Lanzmann sur Pourquoi Israël ? Une cinquantaine d’heures de rushes qui ne sont rien comparées aux trois-cent-cinquante heures de Shoah, dont le visionnage et le montage lui demanderont six années de travail. Voici que la Shoah, qu’elle avait voulu fuir en France, l’avait rattrapée.

Six années pendant lesquelles elle se retrouva, jour après jour, seule dans la salle de montage, face à la tentative de destruction du peuple juif. C’est elle qui écrivit le style du film en « désynchronisant la voix et l’image, en retravaillant le débit pour arriver au rythme juste... En coupant des récits très forts, pour donner au spectateur l’impression que c’est lui qui avance, qui découvre, qui voit... En transformant une séquence cinématographiquement banale en séquence pleine d’émotion, ou inversement, en faisant contraster le paisible de l’image avec l’horreur du propos. »

Quand le film fut achevé, elle resta pendant trois mois alitée.

Lanzmann, quant à lui, l’ignora une fois le film terminé. Il ne l’invita à aucune présentation du film, ne mentionna jamais ni son nom ni le travail immense qu’elle avait réalisé pour structurer le film : « Le travail terminé, Claude se livre à mon égard à une sorte d’effacement des traces, jusqu’à endosser la paternité du montage dans le livre qui restitue l’ensemble des dialogues du film, auquel j’ai d’ailleurs contribué, et dans lequel mon nom est effacé. »   .

Une fois remise, Ziva Postec alla étudier chaque samedi avec Emmanuel Levinas et suivre les cours de Georges Hansel sur le Talmud.

En 1987, Ziva Postec quitte l’Europe, « tombeau des Juifs ». « Je dois effacer ma fuite d’Israël, que j’ai quitté vingt-cinq ans plus tôt. »

À son retour en Israël, elle ressentit la même émotion que celle de Jean-Pierre Lledo en 2008, lorsqu’il découvrit la diversité du peuple juif et d’Israël en général. Elle réalisa, entre autres, une série de portraits de femmes israéliennes, dont une Arabe, Variations sur un thème : être israélienne.

 

Israël Le voyage interdit film une co-production franco-israélienne. Mais l’affaire a été très difficile à monter. Lorsque la troisième partie fut achevée, l’argent manquait pour payer les studios de la quatrième partie. Après avoir miraculeusement reçu l’aide de la Fondation Patrick et Lina Drahi, Ziva Postec et Jean-Pierre Lledo lancèrent une grande collecte qui permit d’achever le film mais pas d’apurer totalement les dettes.

Le tournage s’est déroulé en 2012 ; le montage final des quatre parties a duré trois ans et demi. Le montage des 250 heures de rushes, parmi lesquels 200 heures d’entretiens en trois langues - français, hébreu, arabe - a demandé beaucoup de temps, car il a fallu d’abord les transcrire sur le papier, avant de pouvoir les monter.

Ce film est aussi une histoire d’amour. Jean-Pierre Lledo vit avec Ziva Postec dans une belle maison, située dans une petite rue, juste derrière le marché aux puces de Yaffo en Israël.

 

Projections :

  • Partie 1 : Kippour : le 7 octobre 2020 : 2 heures 20.
  • Partie 2 : Hanouka : 14 octobre 2020 : 2 heures 37.
  • Partie 3 : Pourim : 21 octobre 2020 : 3 heures.
  • Partie 4 : Pessah : 28 octobre 2020 : 3 heures 12.

Aux cinémas MK2 Beaubourg et aux 7 Parnassiens.

Projection et rencontre avec Ziva Postec et Jean-Pierre Lledo au cinéma Eden le 11 octobre à Montmorency.

Parallèlement à la sortie du film Israël, Le voyage interdit, Jean-Pierre Lledo publie aux Éditions Les Provinciales, son livre intitulé Le Voyage interdit. Alger-Jérusalem.