Limoges 2020 : Comprendre comment un pays béni par les dieux est tombé à ce point aux mains des diables. Hassane Kassi Kouyaté, le directeur du festival, crèe un spectacle écrit par Mohamed Kacimi.

Construit à la fin des années 50, l’architecture d’après-guerre de l’opéra de Limoges plante le décor d’un monde qui est encore proche du nôtre et pourtant antédiluvien, celui de la guerre froide. C’est à cette époque même que s’achève l’histoire narrée dans ce théâtre par le directeur du festival Zébrures, Hassane Kassi Kouyaté, Congo Jazz band, à savoir en 1960, lors de la déclaration d’indépendance du Congo, capitale Kinshasa, puis de l’assassinat presque immédiat (17 janvier 1961) du premier Premier ministre de la nouvelle « République démocratique », Patrice Lumumba.

Quant au point de départ de cette histoire inouïe, c’est le désir irrépressible d’un rejeton dynastique des familles régnantes de l’Europe, à la fin du XIXème siècle, Léopold roi des Belges, de posséder un royaume privé en Afrique. L’inouï n’étant pas ce fantasme mais le fait que les conditions géopolitiques de l’époque, l’essor du capitalisme, la demande industrielle de caoutchouc naturel, l’obstination et le froid cynisme du roi, la cupidité des uns et la férocité des autres vont permettre d’en faire une réalité.

Criss Niangouna (Léopold, roi des Belges), Abdon Fortuné Kumbja Kaf (Stanley)

À cette thématique sinistre s’oppose heureusement un merveilleux contrepoint, celui de la création musicale congolaise, qu’on peut recevoir ici comme l’expression profonde, par le rythme et la mélodie, de la sensibilité, de l’intelligence et de la puissance vitale d’un peuple longtemps martyrisé.

 

Sauvageries et laideurs de Léopold et de ses semblables

Congo Jazz band, c’est en effet une troupe de musiciens comédiens qui nous attend sur la scène, comme si elle avait à nous expliquer quelque chose de si fantastique, de si gigantesque et d’une invraisemblance telle qu’il n’y a que l’humour et le jeu pour en venir à bout. L’humour qui donne le courage de vivre sans espoir et le jeu qui donne celui d’appréhender le vrai. L’art enfin, pour échapper à l’opium du peuple et se tenir debout.

Sur un podium au lointain de la scène, l’orchestre : trois hommes choristes, trois femmes instrumentistes, qui nous mettent très vite dans l’ambiance d’une rumba congolaise, puis descendent vers l’avant-scène et nous expliquent sans façon qu’ils vont nous raconter la colonisation du Congo.

Marcel Mantika prend la narration en charge et distribue les rôles. Criss (Criss Niangouna) jouera Léopold II et Alvie (Alvie Bitemo), qui a laissé là-haut sa guitare basse, jouera l’épouse délaissée du roi : Marie-Antoinette. Puis tout s’enchaîne : les conversations entre Léopold II et sa femme, entre Léopold II et Stanley, le fameux aventurier explorateur, joué par Abdon Fortuné Kumbja Kaf, les allers et retours de Stanley entre Bruxelles et… « Leopoldville ».

Marcel le narrateur donne à saisir la personnalité de Stanley : « Une nuit que son chien crevait de faim, dans la brousse, et l’empêchait de dormir, il lui arracha la langue, la coupa en morceaux et la lui donna à manger. »

Marcel Mankita (le narrateur)

Le roi missionne Stanley, Stanley revient faire son rapport : il a mis à profit l’argent du roi pour construire une voie ferrée sur la rive gauche du Congo, y taillant un empire avec l’aide du négociant zanzibari Tippo Tip. Ce dernier profite de l’avance des Belges pour intensifier ses razzias sur les villages dont il réduit les habitants en esclavage.

Mais tout cela ne rapporte pas un sou au roi. Heureusement vient le temps du caoutchouc. On embauche une milice noire. Dans les villages femmes et enfants sont pris en otage et violentés jusqu’à ce que les hommes aient rapporté la précieuse matière première.

Mais les Belges n’ont pas confiance dans leur milice. Ils demandent des comptes pour chaque balle tirée : les supplétifs sont tenus de rapporter la main coupée du rebelle qu’ils ont tué. Lorsqu’ils ratent le rebelle, ou lorsqu’ils ont chassé, ou lorsqu’ils ont simplement tiré en l’air, ils rapportent des mains qu’ils coupent à ceux qui ont le malheur de se trouver sur leur chemin.

Dominique Larose (la journaliste, chant, percussions) et Alvie Bitemo (femme prise en otage, chant, guitare basse)

Ces faits traversent les relations mi-admiratives mi-inquiètes des journaux de l’époque, sous la forme d’interviews menés par la percussionniste Dominique Larose. Elle prend le micro face caméra. La langue de bois de Stanley voile à peine le cauchemar. La journaliste sidérée demande une page de publicité.

Et ce n’est pas la pub mais la musique qui arrive et qui, il faut le dire, « déménage ».

 

La musique, l’humour, le destin

Cette musique ouvre un champ d’expression et d’impression qui traversent l’esprit et le corps. Elle produit l'empathie, une affectivité richement nourrie de mélodies, de rythmes et de refrains (« Mario », « Indépendance cha-cha », « Plus rien ne m’étonne »…). L’effet prolonge et tient en suspens le caractère accablant des faits historiques.

Le cynisme des protagonistes est tellement inconcevable qu’il n’est d’autre moyen de le narrer, une fois la musique éteinte et son écho reposé, qu’en passant au-delà de l’absurde, au-delà du surréalisme : encore une fois, dans l’humour.

Alvie Bitemo

Cet humour se soutient d’une conversation suivie des comédiens entre eux et d’une distanciation à l’égard de leurs rôles, de la soirée, du texte et de son auteur (Mohamed Kacimi).  Ils lancent, toujours finement, quelques traits qui libèrent le cœur, ils font sourire, ils font rire et aimer l’humanité dans la personne des artistes.

Quand, par exemple, les comédiens font cercle autour de Marcel Mantika (« Allez, fais nous Lumumba »), que ce dernier sort des lunettes et que tous se congratulent « C’est lui ! », alors Marcel devient Patrice Lumumba tout naturellement.

Les autres l’interrogent : « Il paraît que tu as fait des pieds et des mains pour avoir ta carte d’évolué ? » Car il y avait des cartes d'évolué. Il raconte alors l’enquête ridicule et humiliante des fonctionnaires belges venant chez lui, posant des questions absurdes sur son hygiène et celle de sa famille, etc. « Y a-t-il du papier toilette dans vos cabinets ? Peut-on le voir ? »

Papa Wemba (Jules Shungu Wembadio Pene Kikumba (1949-2016), légende de la musique congolaise, Esclave (1986) (5’22)

Plus tard il raconte la manière atroce dont son corps fut mutilé par un barbouse : « Tu as souffert ? – Non j’étais déjà mort. Et puis je m’en fous » Il est indifférent au fait que son bourreau l’ait découpé en morceaux et fait disparaître dans un bain d’acide, non sans prendre le temps de lever la tête de son ennemi comme un trophée de football, en insultant les prétentions des « nègres » à la dignité et à la liberté. Les autres : « Ce type a fini sa vie tranquillement à Bruxelles, en aimable retraité qui raconte ses souvenirs d’Afrique. »

Le point d’orgue du spectacle est cette belle apparition de Patrice Lumumba, incarnée par Marcel Mantika. On aperçoit le long et courageux chemin d’une conscience politique. Notamment ce souvenir de Bruxelles : alors qu’il s’y rend pour la première fois, il découvre avec stupeur des mendiants blancs et lui, l’homme noir, donne à l’un d’eux un franc, avec étonnement et sans doute un malaise.

Reprise par Baloji (né en 1979), rappeur auteur-compositeur, d’Indépendance cha-cha, chanson de Grand Kallé (Joseph Kabasele, 1930-1983). Ce dernier révolutionne la rumba en l’électrifiant et en y ajoutant des cuivres et des sonorités venues de Cuba et des Antilles. Grand Kallé crée Indépendance cha-cha au lendemain de la table ronde (Bruxelles, janvier 1960) qui fixe la date de l’indépendance au 30 juin 1960. Cette chanson va transmettre à tous la nouvelle de l’Indépendance. (3’05)

Alors quoi (se dit-on en sortant du théâtre) ? Fallait-il être réaliste et machiavélien comme Mobutu qui a trahi Lumumba, l’a fait assassiner, s’est appuyé sur les Américains et a institué une dictature qui a duré jusqu’à la fin du XXème siècle ? (« Mobutu était mon meilleur ami ! J’allais dîner chez lui toutes les semaines ! – Non ? – Mais si... », « La CIA m’avait préparé un dentifrice plein de cyanure. Au moins serais-je mort les dents propres... »). Ou bien mourir faute d’avoir été soutenu par le camp adverse (les Soviétiques, le PC chinois), et devenir une icône ?

Envoûtante obsession du destin que nourrit et prolonge le rythme, le timbre des instruments, les couleurs des voix de ce trio de musiciennes formidables et de leurs trois choristes.

 

À écouter également :
Franco (François Luambo Lua Ndjo Makiadi, 1938 – 1989), un des maîtres de la rumba congolaise, fondateur du TP OK Jazz (Tout puissant orchestre kinois de jazz) : Mario (1985), l’un des grands succès de Franco. (7’25)

Grand Kallé, Indépendance cha-cha

Franklin Boukaka, Les immortels, Le bûcheron

Tiken Jah Fakoly (né en 1968), d’origine Ivoirienne, exilé de son pays à cause de menaces de mort, persona non grata au Sénégal depuis 2007, est une voix engagée pour tout le continent africain. Plus rien ne m’étonne, en concert à la Courneuve en 2008.

 

(Photographies de Christophe Péan)