Limoges 2020 : Fargass Assandé écrit, met en scène et interprète aux côtés de Yaya Mbilé Bitang la tragédie d'une cassure anthropologique.

Le rideau se lève sur un plateau qui donne à imaginer d’emblée un village africain. Ce décor, qui ne changera pas, mérite qu’on s’y arrête. Peut-être plus qu'un autre, il a quelque chose à dire.

Au sol, un effet de terre battue. Depuis les cintres dégringolent, donnant un fort accent de verticalité, cinq pans de canisses de roseau (ces cloisons légères dont on se sert parfois pour isoler une terrasse) : l’un d’eux figure un mur extérieur devant lequel une femme assise (Yaya Mbilé Bitang) chante en travaillant, d’un chant rond et lent qui rythme le mouvement du corps et des mains. Elle pétrit longuement une pâte.

Deux autres pans de canisses figurent des murs intérieurs. Un troisième, un peu relevé à hauteur d’homme, signale une entrée. Là, assis sur sa chaise longue, un homme (Fargass Assandé). Il fume sa pipe. Il nous vient aux narines cette odeur fine de roseaux séchés et de tabac savoureux.

 

Ithaque en Afrique

Alors nous regardons mieux ces deux personnes. Leurs vêtements, sans être recherchés, sont empreints de beauté. Un grand tissu orangé orné de motifs graphiques gris enveloppe cette femme aux formes généreuses de mère. Son mari, vêtu d’une chemise mi-longue à motifs bakuba et d’un ample pantalon noir, est coiffé d’une toque traditionnelle blanche. Ils sont entourés des objets domestiques.

Ces gens vivent ici, ils vivent ainsi. Cette vie n’est ni parfaite ni imparfaite. Elle est humaine, civilisée. Il est à craindre que nous n’en voulions rien savoir, et pourtant cela est. La femme travaille et chante, l’homme fume.

Ce tableau dure un peu. C’est un prologue qui apporte, cependant, l’épaisseur d’une attente.


La perte du sens

Il ne manque plus que la parole et, quand elle se lève enfin, elle colore ce lieu et cette époque d’une ombre tragique. L’homme se plaint de sa souffrance, il appelle son fils qui est parti depuis trois ans et ne donne plus de nouvelles. Il implore son dieu de le faire revenir.

Fargass Assandé

 

Son esprit est arrivé à un degré de douleur dont il développe toutes les causes et notamment le non-sens, mais aussi la honte. Le jeune homme, par son absence, a rompu la lignée patriarcale. L’homme a perdu tout son pouvoir avec la disparition de son fils. Il est devenu un paria, ou pour le moins n’est-il plus, aux yeux des autres hommes de la communauté villageoise, qu’un objet de propos ironiques. Il doit assumer désormais son insignifiance.

Quant à la mère, elle ne veut pas abandonner l’espoir qui la fait tenir debout. Elle parle à son fils, elle lui destine encore une jeune fille parmi toutes les admiratrices qu’elle prétend voir se disputer à le prendre pour mari dès son retour. Il faudra qu’il soit digne de sa corporation de forgeron et qu’en conséquence il forge aussi la maternité chez son épouse. Elle lui donnera un fils dès le neuvième mois de leur mariage.


Une dramaturgie de la parole

Le texte de Fargass Assandé se lève d’abord comme un poème à deux voix. Mais l’instant est critique. La coupe est pleine, le père décide de partir à son tour, à la recherche de son fils, là-bas. Le couple alors entre en dialogue. Comme les héros d’une tragédie racinienne, ils développent le discours de leurs raisons et de leurs sentiments. L’action progresse dans les mots, l’imaginaire se déploie au-delà du village sur les terres d’une sorte de non-lieu et de non-temps, où le père affronte le non-sens de sa recherche, où la mère, qui attend son fils parti là-bas (l’Occident), attend désormais aussi son mari parti là-bas (la souffrance misérable, l’enfermement dans la douleur et l’impuissance).

Alors on s’aperçoit que la pâte qu’elle pétrissait est devenue un nouveau-né qu’elle berce dans ses bras, comme une poupée de terre qu’elle toilette, qu’elle éveille à la parole, aux regards, à l’amour. Cette substitution semble inverser le cours de l’imaginaire. Le poème, qui jusque-là suivait les paysages de la désolation, refonde la présence de l’enfant.

 

Yaya Mbilé Bitang

 

La mère, source inépuisable de vie, dit maintenant (et la durée dramatique en a ménagé ici le temps opportun) ce qui était jusque-là indicible, à savoir que le fils ne reviendra plus. Cet énoncé performatif   , dont elle fait un poème, est un don paradoxal de vie fait à un mort. En effet, une fois déclaré tel, le fils renaît enfin dans le cœur et dans l’esprit de ses parents. Peu importe qu’ils n’en récupèrent pas le corps : ils font de ce corps un corps solaire dans le déploiement de leur parole poétique.

Alors, tout ça pour ça ? serait-on tenté de dire. Oui, en effet, ce n’était qu’une simple parole, mais elle était introuvable jusque-là.

Alors ils s’avancent tous deux, ils ont revêtu de beaux vêtements, et devant l’autel ils célèbrent les obsèques lumineuses d’un enfant aimé, vivant, spirituel, riant, beau, naturel et simple, semblable aux jeunes gens de son âge. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qui lui ressemblent, qu’ils soient morts, vifs, en danger, violentés, méprisés, exploités et, on l’espère, parfois accueillis, respectés, sauvés.

 

Un spectre hante l’Afrique

Pour nous autres, spectateurs occidentaux, là-bas est ici. Nous n’avons pas une conscience exacte de ce dont il s’agit. Notre perception du phénomène est antéposée, pour ainsi dire ; elle se forme d’un point de vue qui nous laisse ignorer une tragédie non seulement humaine, mais anthropologique.

Humaine parce qu’il n’est rien de plus commun au destin des hommes et des femmes que la hantise de perdre un enfant ; anthropologique parce qu’il n’est rien de plus violent ni de plus ravageur, au sens d’une barbarie qui dépasse l’entendement, que l’abolition du lien de filiation lui-même.

Or les phénomènes migratoires aujourd’hui, effets d’intérêts et de guerres cyniques, sont le symptôme d’une société mondialisée malade au dernier degré, où la mise en danger de la civilisation dans ses fondements les plus simples et les plus puissants est au même niveau d’alerte que la mise en danger de la nature sur la planète entière.

Là-bas nous renvoie à la simplicité, à la beauté et à la gravité de la tragédie antique. Ce poème nous rappelle combien la condition humaine se fonde dans la nature et la culture : les corps, les symboles. Certains corps sont aujourd’hui où ils ne devraient pas se trouver (le fond de la Méditerranée, certains camps d’hébergement, mais aussi en souffrance dans les conditions aliénantes du travail, en Europe tout autant qu’ailleurs…). Certains symboles qui opèrent humainement et socialement sont écrasés (les relations de filiation, d’amitié, d’altérité, d'hospitalité, de respectabilité…).

Ce poème nous montre aussi la voie d’un retour, mais non un retour réactionnaire. Retour aux sources de la création (la maternité), mais non pour répéter « le monde d’avant » : retour à l’enseignement des femmes pour remédier à la désolation et recomposer les sources de la création. Ce nouveau-né de terre apparu comme par magie dans les bras de Yaya Mbilé Bitang en est l’image féconde, celle d’une génération pour l’espoir.

Celle qui a été mère et a perdu son enfant le recrée : elle devient créatrice une nouvelle fois, elle redonne vie par la fiction – et la poésie. L’art s’il est espoir ne se limite pas à une fonction consolatrice. S’il est espoir, c’est que la création doit avoir la puissance de réorienter l’humanité.

(Photographies de Christophe Péan)