Les frères Erre nous conduisent sur les pas de Coluche Président ! Une fable humoristique au-delà de l’uchronie ?

Mai 1981. Et si Coluche était devenu président de la République… Tel est le pitch de Coluche Président !, la nouvelle bande dessinée de Fabrice et Jean-Marcel Erre, brillamment résumée en quatrième de couverture, entre hommage au célèbre sketch de 1974 et pacte de lecture : « Alors… C’est l’histoire d’un mec qui entre à l’Élysée… ».

2020. Un fonctionnaire du bureau 444 « Réécritures du réel » (Groupe uchronie) découvre l’un des plus grands secrets d’État. Ce bureau en charge de réécrire le réel et les souvenirs collectifs par hypnose de masse, au moyen de la télévision, conserve les archives de ces modifications de l’histoire nationale. Son collègue de travail, un vieil archiviste, radote quelque peu en répétant les mêmes anecdotes : la mort de Claude François, la victoire de la France lors de la coupe du monde de football en 1998. Face à la lassitude de son camarade, il lui révèle alors qu’en 1981, le président élu n’a pas été François Mitterrand, mais bel et bien Coluche. À partir de cette planche initiale, le vieil archiviste revient sur la présidence de l’humoriste qui n’aura finalement duré qu’un temps…

Fabrice Erre, auteur à succès (Demonax, Z comme Don Diego, Une année au lycée, la série Le fil de l’Histoire ou encore Guide Sublime), décide de réécrire l’Histoire aux côtés de son frère Jean-Marcel, romancier, auteur de sketchs pour Made in Groland, de scénarios et de nouvelles pour le magazine Fluide Glacial. Dans le but d’éviter l’écueil de la fable moralisatrice et la reconstruction délicate d’un réel n’ayant pas eu lieu, ils optent pour l’uchronie afin de répondre aux différentes questions que des millions de Français se sont posés durant les deux dernières décennies du xxe siècle. Et si Coluche n’avait pas retiré sa candidature en 1981 ? Est-ce qu’une fois président, le costume n’aurait pas été trop grand ? Aurait-il su imposer ses réformes ?

Initialement publié dans Fluide Glacial avant d’être compilé en album, la bande dessinée est une série d’histoires courtes où sont disséminées des références aux années quatre-vingt, à la pop culture, mais aussi à la politique d’hier et d’aujourd’hui, comme l’illustre parfaitement l’affichage progressif par Minitel d’un fessier orné d’une plume en guise de portrait du candidat élu, en lieu et place de celui de François Mitterrand. Ou encore à la page 6, la citation du désormais célèbre « Au revoir » de Valérie Giscard d’Estaing. Le ton voyage entre gravité et parodie ; entre gentilles moqueries et critiques réelles, comme lorsque François Mitterrand parle comme le sage Yoda de la Guerre des Étoiles ou quand Jean-Marie Le Pen se plaignant de censure lexicale se voit fortement rabroué par le président Coluche, puis bâillonné lors du banquet d’Union Nationale, clin d’œil hommage au banquet d’Astérix.

Derrière ses airs de nostalgie, Coluche Président ! n’oublie pas d’égratigner le personnel politique des années 2000 : Nicolas Sarkozy, en mode « où est Charlie ? », François Hollande, dont la présence discrète se résume à la litanie « Moi, premier ministre », mais aussi Emmanuel Macron en petit enfant joueur et déjà avide de pouvoir.

Le trait tout en rondeur, aux couleurs pastel et chaleureuses, convient parfaitement à la bonhomie du personnage qui élève l’assortiment salopette en jean et tee-shirt jaune au rang de classique indémodable. Les gags s’enchaînent et ravissent le lecteur qui passe du léger sourire au coin des lèvres au rire franc.

Les politiques au banc des accusés

Pour autant, au-delà de l’agréable plaisanterie qui est sans doute l’arbre qui cache la forêt, Coluche, Président ! soulève de réelles questions sur la politique et l’exercice du pouvoir. Derrière les calembours ou les revendications ubuesques d’un électorat qui déplore, pour ne citer qu’un seul exemple, l’absence d’ombre au camping, les frères Erre s’interrogent sur la capacité des figures politiques à influer réellement sur la vie des gens.

Une fois la mesure phare adoptée, l’apéro général et la création du Ministère de l’apéro confié au chanteur Renaud (qui apparaît p. 21), une fois terminé le temps de l’euphorie, les désillusions surviennent.

Le Coluche de papier soulève alors de vraies questions. Comment mettre fin à la misère dans la rue et aider les gens dans le besoin ? À nouveau, Fabrice Erre glisse un clin d’œil à la grande œuvre sociale du trublion, Les Restaurants du cœur créés en 1985, lorsque le Président se confronte à nouveau à la rue : « pièce ticket RESTO à votre bon CŒUR », message subtilement dessiné et puis clairement évoqué un peu plus loin dans la bande dessinée. Mais immédiatement dénigré collectivement par les représentants des différents cultes, présentés comme des forces de pouvoir avec lesquelles le Président doit composer. À travers l’exemple de ce qu’aurait pu être Coluche en tant que président, les frères Erre semblent peindre le portrait d’un impossible exercice du pouvoir dans lequel l’utopie et la promesse des lendemains qui chantent ne seraient finalement qu’une vaste plaisanterie, une bonne histoire. Tandis que notre éphémère politique déclare désabusé : « Un mandat politique, c’est comme une bonne cuite ! Au début c’est l’euphorie parce qu’on ouvre une bouteille toute neuve… puis on enchaîne les verres dans l’enthousiasme, on se sent le roi du monde… mais attention à la redescente. On commence par avoir mal à la tête… à ressentir des brûlures d’estomac… et la gueule de bois est sévère ». Son alter ego de chair et d’os affirmait : « Le gros défaut du président de la République, c’est qu’on l’élit pour faire ce qu’on veut, et dès qu’il est élu, il fait ce qu’il veut ».

En définitive, les frères Erre livrent une bande dessinée agréable à lire, entre calambours et humour très Fluide, qui a fait beaucoup de bien à la sortie du confinement, et qui au-delà de la distraction potache invite le lecteur à se poser des questions simples mais essentielles sur le sens de la politique, du pouvoir et de son exercice. Une uchronie bien plus actuelle qu’il n’y paraît.