Cette superbe édition des écrits politiques de Castoriadis pose la question de l’actualité, voire de l’urgence, d’une pensée à la fois radicale et réaliste.

Avec ces deux volumes, les éditions du Sandre achèvent la publication des Ecrits politiques de Cornelius Castoriadis. C’est là un travail tout à fait remarquable dans lequel peu d’éditeurs sont aujourd’hui disposés à s’engager. L’ensemble comprend 8 volumes, superbement imprimés et reliés, et près de 5 000 pages de textes s’échelonnant sur près d’un demi-siècle, de l’après-guerre au milieu des années 1990.

Certes, l’essentiel de ce que le lecteur y trouvera avait déjà été publié par le passé. C’est le cas, en particulier, de la plupart des textes de la revue Socialisme ou Barbarie, publiés en volumes de poche dans les années 1970 par Christian Bourgois. Depuis longtemps épuisés, ils sont ici repris intégralement selon un ordre essentiellement chronologique. S’y ajoutent de nombreux inédits issus des archives de l’auteur, aujourd’hui déposées à l’IMEC   . Il s’agit, pour l’essentiel, de textes voués à prolonger les volumes de la collection 10/18 ou encore de travaux préparatoires pour des ouvrages, régulièrement annoncés, mais restés en chantier à la mort de l’auteur. C’est le cas, en particulier, du vaste matériel accumulé en vue du deuxième volume de Devant la guerre, rassemblé dans le volume 6 des Ecrits politiques, Guerre et théories de la guerre, et, ici, de la troisième partie de « La dynamique du capitalisme ».

Les éditeurs intellectuels (Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay), dont il faut saluer ici l’exceptionnel et patient travail de sélection, de mise en forme et de présentation, ont fait le choix de ne pas s’en tenir aux seules contributions à Socialisme ou Barbarie. C’est là ce qui fait l’originalité de cette édition. Aux textes de cette époque, ils ont ajouté, en suivant le fil conducteur de la politique, de nombreux articles publiés dans les différents volumes des Carrefours du labyrinthe   . C’est que la passion pour la politique n’a pas déserté Castoriadis après qu’a été dissout le groupe S. ou B. et la revue éponyme. Il n’a cessé, en fait, de mettre à jour ses analyses de la société pour en prendre en compte les évolutions. On retrouvera ici les principaux jalons de ce parcours. Enfin, les éditeurs ont, parfois, insérés des extraits des ouvrages plus philosophiques lorsqu’ils étaient susceptibles d’éclairer les analyses directement politiques ou économiques. Tout cela forme un ensemble très précieux, une édition qui, pour la dimension politique de la pensée de Castoriadis, est, à n’en pas douter, définitive.

 

Un penseur à contre-courant

A se plonger dans ces textes, que ce soit ceux de l’après-guerre, ceux des années 1960 et 1970 marqués par une ébullition sociale et culturelle sans pareille et, enfin, ceux qui, à partir du début des années 1980, accompagnent ce qui, à bien des égards, apparaît comme une considérable régression politique, la question qui taraudera le lecteur qui voudra bien avoir la patience de suivre Castoriadis sera celle de l’actualité de cette pensée. En effet, cela est immédiatement évident, les idées de Castoriadis sont tout à fait à contre-courant de notre époque. Ses analyses, ses thèses et ses propositions contrarient les opinions dominantes d’à peu près quelque bord qu’elles soient  et, plus profondément, l’imaginaire social qu’incarnent nos sociétés. Mais, au fond, Castoriadis n’avait cessé, de son vivant, d’être cet intellectuel dont la marginalité n’empêchait pas une certaine renommée, et qui, tel le taon dans l’agora d’Athènes que Socrate se targuait d’être, piquait régulièrement ses concitoyens pour qu’ils ne s’endorment pas.

Qu’on en juge un peu. Pour commencer, Castoriadis toujours est resté fidèle à la perspective révolutionnaire d’une transformation radicale de la société existante. Cela sans jamais s’être trompé, à la différence d’une grande partie de la gauche de son temps, sur la nature véritable du régime soviétique. Dès ses tous premiers textes, il reconnaissait en celui-ci un régime d’oppression et d’exploitation d’un nouveau genre, celui d’un pouvoir bureaucratique total auquel aucune concession ne devait être faite. Quant au régime social des pays occidentaux, où la bureaucratie était limitée par des libertés substantielles, il n’en devait pas moins, pour autant, être défait.

Dans ses analyses des sociétés occidentales, Castoriadis prit assez rapidement une liberté croissante à l’égard du marxisme. Selon lui, le partage antagoniste qui les structure n’est pas la propriété privée des moyens de production. Il est illusoire, en outre, de compter sur la soi-disant « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » pour voir le capitalisme s’effondrer. Non seulement, soutient Castoriadis, les lois économiques que Marx a prétendu établir sont économiquement fausses, mais la conception de la théorie dont elle procède participe encore, en son esprit, de l’imaginaire capitaliste. Ce qui caractérise les sociétés capitalistes, leur ligne principale de division, est, fait-il valoir, la séparation entre dirigeants et exécutants. Cela est vrai aussi bien au plan des activités économiques qu’au plan de la société globale, marqué par la séparation des gouvernants et des gouvernés. Telle est le trait crucial qui autorise à définir nos sociétés comme bureaucratiques. A ceux aux oreilles de qui ce jugement pourrait sonner comme de la langue de bois gauchiste, il convient de rappeler que la bureaucratie est un thème classique de la sociologie. Pour Max Weber en particulier, l’Etat moderne fonde sa légitimité sur la rationalité d’une bureaucratie fonctionnelle et efficace, incarnée dans un corps de fonctionnaires politiquement neutres, sélectionnés pour leur compétence. A contrario, Castoriadis juge que tout pouvoir bureaucratique exerce une domination arbitraire.

 

Autogestion et démocratie directe

Pour Castoriadis la politique est, comme on le voit, plus architectonique que l’économique. Sa critique de la société capitaliste est, de ce fait, essentiellement animée par la visée de la liberté et de l’égalité effectives des hommes dans toutes les activités collectives qui les réunissent. Cette liberté, il la conçoit comme autonomie, c’est-à-dire comme autodétermination. De cette ligne d’analyse, Castoriadis tire ses propositions politiques pour une société alternative qu’il qualifie alors de socialiste. Pour ce faire, il ne procède ni de manière spéculative – il n’est pas un utopiste –, ni par construction conceptuelle a priori. Il entend ancrer ses propositions dans les luttes concrètes des ouvriers et des travailleurs, que S. ou B. avait toujours suivies de près, et, plus largement, dans les mouvements sociaux et leur histoire. La société qu’il appelle de ses vœux devrait, pour s’instituer, défaire tout pouvoir bureaucratique et lui substituer les organes du pouvoir autonome des travailleurs ou, dans les lieux de résidence, ceux des habitants. En d’autres termes, Castoriadis prône une autogestion généralisée de l’ensemble de la vie sociale. Au plan proprement politique, celui de la législation et du gouvernement, Castoriadis défend un régime de démocratie directe, rejetant toute idée de représentation, qui est pour lui, comme elle l’était pour les Anciens Grecs, un principe aristocratique. A cet égard, loin de renvoyer à un quelconque modèle grec comme on a pu le dire fautivement, Castoriadis fait des propositions détaillées pour organiser l’autogestion et l’autogouvernement à l’échelle de nos sociétés. Elles s’inscrivent dans le sillage du conseillisme et du fédéralisme   .

Dans le volume 8 qui vient de paraître, on trouve, plus spécifiquement, les analyses économiques du capitalisme et de sa dynamique, pour lesquels, Castoriadis, économiste par profession, mobilise, quand il le faut, un formalisme mathématique. S’y ajoutent des esquisses et des matériaux inédits, pour un livre programmé de longue date sur le sujet, qu’il n’a pu mener à bout. En ressort, en particulier, une critique de toute théorie de la valeur, marxiste aussi bien que néo-classique, qui prétend fonder celle-ci en nature ou en raison : aucun système d’évaluation ne peut, démontre-t-il, exister autrement que par institution sociale et les valeurs d’usage et d’échange des biens produits dépendent, en dernière instance, des luttes sociales   . On y trouve encore, sous l’intitulé « L’impérialisme et la guerre », certains des textes les plus anciens, consacrés à la situation géopolitique internationale de l’après-guerre, marquée par le début de la Guerre froide entre les deux superpuissances du moment et par la perspective, redoutée, d’une imminente troisième guerre mondiale. Enfin, le volume 7, rassemble, sous le titre Ecologie et politique, un ensemble de textes jusqu’ici éparpillés qui, ainsi rapprochés, révèlent l’importance que Castoriadis accordait, dès le milieu des années 1970, à l’écologie. Il y résume de manière saisissante la situation dramatique de nos sociétés au plan écologique. Toutefois, les textes les plus pertinents à cet égard, sans traiter directement des enjeux de l’écologie, les éclairent substantiellement par le biais de la question de la technique et de la science dans la société capitaliste.

Ces analyses et ces conceptions, Castoriadis les a fixées au cours des années 1950 et 1960. A partir des années 1980, Castoriadis formule un nouveau diagnostic, qui ne remet pas tant en cause le précédent qu’il ne prend en compte les évolutions de la société après l’essoufflement des mouvements des années 1960. C’est un portrait assez sombre qu’il trace alors de la situation. On peut le résumer ainsi : la crise de nos sociétés tend à leur décomposition, elle manifeste un « délabrement de l’Occident ». Selon Castoriadis, en effet, les sociétés occidentales ont accentué, pendant cette période, leur tendance à la privatisation, notion plus appropriée, selon lui, que celle d’individualisme. Les individus sont devenus, fait-il valoir, profondément apathiques et dépolitisés et se replient presque entièrement sur leur sphère privée, affairés dans la consommation ou cultivant leurs hobbies. Au plan culturel, pris en un sens large, l’époque se caractérise par « la montée de l’insignifiance », la créativité étant en panne dans tous les domaines. Enfin, si certaines institutions autrefois centrales, telles la religion et la famille, sont profondément désinvesties, rien ne vient pour autant prendre leur place. Ainsi, c’est à une véritable éclipse du projet d’autonomie auquel on assiste. A ce jugement tranché sur l’état de nos sociétés fait pendant une nouvelle analyse de la Russie. Selon Castoriadis, le caractère stalinien du système s’est, à partir du règne de Brejnev, effacé et lui a succédé un régime d’un nouveau type. Animé par un rapport cynique à l’idéologie officielle à laquelle il ne croit plus et ayant investi la force brute pour elle-même, le pouvoir russe a mis sur pied une redoutable puissance militaire qui fait, sur ce plan, jeu égal avec les Etats-Unis   .

Tel est, résumé succinctement, le cœur des conceptions politiques de Castoriadis. L’ensemble impressionnant de ces écrits ne constitue pas pour autant, loin s’en faut, le tout de l’œuvre. Après S. ou B., Castoriadis s’était consacré à une longue et ambitieuse enquête à la fois historique, anthropologique et philosophique, jalonnée par la publication, en 1975, de son maître livre, L’Institution imaginaire de la société   et par les séminaires qu’il tînt à l’EHESS de 1980 à 1996.   . En quelques mots, trop sommaires, cette entreprise, dont Vincent Descombes a pu dire qu’elle constituait « un renouveau philosophique », comprend en son cœur une ontologie du social-historique – de la société en tant qu’elle est inséparable de sa dynamique historique – qui articule trois concepts fondamentaux : l’institution, l’imaginaire et la création. Quelques extraits en sont proposés dans les Ecrits politiques pour autant qu’ils apportent un éclairage sur certaines des analyses politiques.

 

La révolution est-elle vraiment terminée ?

Les lecteurs qui ouvriront ces volumes et feront l’effort d’une lecture suivie, tout particulièrement les plus jeunes d’entre eux, qui n’ont pas connu la deuxième moitié du XXe siècle, pourront être déconcertés, voire rebutés. Les analyses de Castoriadis ne font-elles pas, en effet, référence à des réalités et des problématiques – l’URSS, le marxisme, le mouvement ouvrier – qui appartiennent désormais au passé ? Quelle résonnance peuvent-elles donc encore avoir aujourd’hui ? Les historiens sont-ils seuls susceptibles d’y trouver un intérêt ? L’interrogation est, sans conteste, légitime. Toutefois, à y regarder de plus près tout en considérant l’état actuel du monde, la réponse n’est aucunement évidente. L’évolution de l’humanité depuis la disparition de Castoriadis il y a plus de vingt ans est-elle à même de conforter et légitimer les orientations fondamentales de nos sociétés ? Indubitablement, et pour s’en tenir au plus flagrant, nos institutions et, en général, l’imaginaire social régnant ne sont guère à la hauteur de ce à quoi nous devons faire face de manière criante : les immenses dégradations écologiques dont les conséquences nous menacent aujourd’hui gravement. Après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du système soviétique, certains ont cru naïvement entrevoir la fin de l’histoire sous la forme de l’universalisation de la démocratie représentative et de l’économie capitaliste de marché. Or, aujourd’hui, où qu’on regarde, la situation est alarmante. Outre les désastres écologiques en cours, la situation géopolitique mondiale avec le repli des Etats-Unis sur eux-mêmes, les ambitions de la Chine totalitaire, la tragédie d’un monde musulman à feu et à sang, mais aussi les crises financières, la montée des « populismes » et, aujourd’hui, la pandémie de coronavirus forment un horizon bien sombre. Le monde apparaît aujourd’hui particulièrement vulnérable et son avenir fort incertain. Et il est, pour le moins, peu évident que les pays occidentaux, îlot démesurément prospère, riche surtout des libertés conquises par les luttes passées, se montrent, dans cette situation, particulièrement avisés et exemplaires.

 

En conclusion d’un très beau texte, Voie sans issue ?   , Castoriadis s’interrogeait sur les conditions propres à relever les défis devant lesquels l’humanité se trouve aujourd’hui. C’est en termes anthropologiques qu’il les identifiait : il est besoin, faisait-il valoir, d’un type d’homme possédant des traits psychiques et ayant acquis des vertus qui le disposent à investir des institutions favorisant la responsabilité sociale. Laissons-lui la parole : « Ce qui est requis est une réforme de l’être humain en tant qu’être social-historique, un éthos de la mortalité, un autodépassement de la Raison. Nous n’avons pas besoin de quelques ‘sages’. Nous avons besoin que le plus grand nombre acquière et exerce la sagesse – ce qui à son tour requiert une transformation radicale de la société comme société politique, instaurant non seulement la participation formelle mais la passion de tous pour les affaires communes. Or, des êtres humains sages, c’est la dernière chose que la culture actuelle produit. »

 

NB : A propos du titre de l'article (Castoriadis : l’actualité d’une pensée radicale) : un colloque s’est tenu sous ce titre, en octobre 2017, en hommage à Castoriadis. Les actes en seront publiés prochainement.