La correspondance entre Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova donne un aperçu de la tragédie de la vie littéraire en Union soviétique.

La monumentale publication des Entretiens entre Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova, consignés pendant des décennies, au jour le jour, nous permet de connaître les terribles conditions et le dénuement dans lesquels a vécu l’un des plus grands poètes russes du XXe siècle. Les années de son enfance et de son adolescence exceptées, Akhmatova a vécu dans la misère et la peur, même après les massacres de masse de la grande Terreur et les procès mis en scène dans la Salle des Colonnes à Moscou, dont les accusés de crimes imaginaires avoués sous la torture, étaient exécutés dans la foulée de l’énoncé du verdict.

Nadjeda Mandelstam (1899-1980) et Lydia Tchoukovskaïa (1907-1966), ces deux frêles veuves d’écrivains assassinés, ont sauvé la poésie russe de son annihilation par le pouvoir soviétique. Sans elles, pas d’œuvres complètes de Mandelstam, pas de Requiem, pas de Poème sans héros d’Akhmatova, qui dénommait « époque pré-Gutenberg » les soixante-dix années durant lesquelles écrire en Union soviétique la moindre ligne sur une feuille de papier pouvait signifier la mort, tant pour celui qui en était l’auteur, que pour son destinataire.

 

Une vie privée dans la tourmente de la Terreur

Anna Akhmatova et aussi Lydia Tchoukovskaïa et Nadejda Mandelstam faisaient la queue à l’aube et pendant des jours entiers aux portes de l’administration des camps pour déposer un colis destiné à leurs proches. Elles écrivaient des lettres aux autorités pour s’informer de leur sort, alors qu’ils étaient déjà morts. Les veuves, les mères, les pères ne recevaient aucune réponse. Ils n’apprirent finalement l’assassinat de leur époux, de leur femme, de leur fils qu’au lendemain du « Dégel », c’est-à-dire quelques années après la mort de Staline. Les trois maris d’Akhmatova furent victimes de la Terreur.

En 1921, la Tcheka a liquidé le poète Nicolaï Goumiliov, le premier mari d’Anna Akhmatova. Lev (Liova), leur fils, spécialiste des peuples d’Asie Centrale, arrêté une première fois en 1933, et relâché neuf jours plus tard, fut à nouveau incarcéré en 1935. Akhmatova écrivit alors une requête à Staline ; Liova retrouva la liberté. Mais trois ans plus tard, il avoua, après avoir été torturé, être membre d’une organisation antisoviétique préparant un attentat contre Jdanov, le chef du NKVD. Se trouvant en relégation dans la région de Touroukhansk, il se porta volontaire en 1944 pour le front. Il reprit ses études au lendemain de la guerre et soutint une thèse en1948 sur « L’histoire politique du premier khaganat turc (546-659) ». Mais Liova ne devait respirer qu’une année l’air de la liberté. Il fut à nouveau arrêté et déporté au Goulag. Il ne fut élargi et réhabilité qu’au lendemain des révélations faites par Khrouchtchev à la tribune du XXe Congrès du Parti communiste, en 1956.

Après son divorce avec le poète Nicolaï Goumiliov, Anna épousa le très jaloux Vladimir Chileïko, spécialiste de l’Assyrie et des cultures anciennes de l’Asie. Ils vécurent, miséreux, très malheureux ensemble, dans le palais de Marbre sur la Néva. Ce mari m’est bourreau/Et sa maison prison, écrivit Akhmatova. Ils divorcèrent en 1926.

En troisièmes noces, Akhmatova se maria avec le critique d’art Nicolaï Pounine qui devait mourir en 1953 à l’hôpital du camp de Vorkouta, au-delà du cercle polaire. Même après leur rupture, parce qu’elle n’avait nul lieu où aller, Anna partagea avec l’ex-épouse de Pounine et leur petite fille Ira, deux chambres de « la maison sur la Fontanka », ancien palais des princes Chérémétiev.

 

Le compagnonnage avec les Mandelstam

En tant qu’épouse d’un « ennemi du peuple », Anna Akhmatova a été interdite de publication par le Comité Central pour la première fois en 1925. L’année suivante, la parution d’un recueil de poèmes fut annulée. Commença alors ce qu’elle appelait « une mort civile », qui prit provisoirement fin entre 1940 et 1946.

Anna, qui se lia très tôt avec Nadejda avec laquelle elle séjourna à Tsarskoïe Siélo en 1925, devait rester fidèle aux Mandelstam quand le poète fut arrêté pour la première fois en 1933, après avoir écrit son épigramme sur Staline, Ses gros doigts sont comme des vers… Sa moustache de cafard nargue…

En 1934, une perquisition avait eu lieu dans la chambre des Mandelstam. Arrêté en présence d’Akhmatova, on avait condamné Mandelstam à « seulement » trois ans de relégation à Voronej, grâce à l’intervention de Pasternak auprès de Staline. En 1936, Akhmatova était allée leur rendre visite et leur apporter de quoi assurer leur subsistance, privés qu’ils étaient de tout revenu, malgré les conséquences que la fréquentation d’« ennemis du peuple » pouvait avoir sur sa propre existence, déjà si difficile. En 1937, Mandelstam, aux abois, écrivit L’Ode à Staline et fut autorisé à rentrer à Moscou avec Nadejda. Mais Staline ayant rayé son nom dans le registre des vivants, ce ne fut qu’un court répit sur la route qui le menait à la mort dans les glaces du camp de transit de la Vortouka.

Akhmatova écrit un poème à propos de sa visite à Voronej :

La ville est toute de glace. Et les arbres,

Et les murs et la neige sont comme vitrifiés.

J’avance prudemment sur des cristaux craquants.

Les traîneaux ouvragés glissent en hésitant.

Au-dessus du Pierre de Voronej, des corbeaux,

Des peupliers, et la voûte d’un ciel vert pâle,

Délavée et trouble, empoussiérée de soleil,

La grande bataille de Koulikovo hante

Les flancs de cette terre puissante et victorieuse.

Et les peupliers, coupes entrechoquées,

Vont se mettre à tinter au-dessus de nos têtes,

Comme si, au festin de nos noces

Trinquaient pour nous des milliers d’invités.

 

Mais chez le poète en disgrâce,

La Muse et la Peur veillent tour à tour,

Et s’avance une nuit

Qui ne connaît pas d’aube.

 

A l'écart de la vie littéraire organisée par le régime

Tandis que des milliers de prisonniers voyageaient en wagon cellulaire vers les camps du cercle polaire, le premier Congrès International de l’Union des Écrivains, présidé par Maxime Gorki et Jdanov avait lieu à Moscou. Aragon et Elsa, Malraux et Clara, Paul Nizan, Klaus Mann, Ernst Toller, Boris Pasternak, Ilya Ehrenbourg y assistèrent. Mais Akhmatova refusa de s’y rendre.

Depuis la tribune, Gorki et Jdanov, secrétaire du Comité Central du Parti communiste, exposèrent la doctrine du « réalisme socialiste » en littérature. Gorki recevait les invités dans la somptueuse demeure art-déco que Staline avait mise à sa disposition. Deux ans plus tard, il mourra de manière mystérieuse et subite. Puis ce sera le tour de son fils. Ce n’était pas encore le Novitchok incorporé dans une bouteille d’eau minérale ; le poison avait été introduit dans une boîte de chocolats qu’on lui avait fait porter. Les funérailles nationales de l’écrivain se déroulèrent sur la Place Rouge. Staline et Molotov se tenaient à côté du cercueil.

Klaus Mann qui assistait au Congrès, décrit Gorki : « un vieillard couvert d’honneurs, fatigué, déjà proche de la mort, figé dans sa gloire. »

De la tribune, Jdanov s'adresse aux écrivains : « Le camarade Staline vous a appelés les "ingénieurs de l'âme", quelles responsabilités cela fait-il peser sur vos épaules ? […] Le réalisme socialiste est la reproduction véridique de la réalité dans le cadre du développement révolutionnaire de l'Union soviétique ».

Gorki pourfend « le romantisme bourgeois de l’individualisme, détourné de la réalité, qui ne se construit pas en prenant pour base la représentation convaincante, mais uniquement la "magie du mot" comme chez Proust et ses continuateurs ». Céline, avec son Voyage au bout de la nuit, en prend pour son grade. Gorki le déclare « mûr pour accepter le fascisme », ce qui pour des mauvaises raisons, n’est cependant pas faux ! Les jours suivants, Karl Radek qualifie Joyce de « tas de fumier où s’agitent des vers », Proust de « galeux incapable d’agir. »

Isaac Babel et Boris Pilniak assistent au Congrès, sans y prendre part. Sur les 600 délégués, moins de 60 seront encore vivants pour assister au deuxième Congrès des Écrivains, en 1954.

Les années trente sont funestes pour les écrivains, les artistes, les hommes de science. En 1937, le mathématicien Marveï Bronstein, mari de Lydia Tchoukovskaïa est exécuté. En 1938, exécution de l’écrivain Boris Pilniak, très proche d’Akhmatova qui lui dédie un poème Tu seras le seul à déchiffrer ceci.

En 1940, exécution d’Isaac Babel et de Vsevolod Meyerhold.

En 1939, Sergueï Efron, mari de Marina Tsvétaïeva est exécuté. Évacuée dans un dénuement total à Elabouga avec son fils Mour, Marina Tsvétaïeva se suicide le 31 août 1941.

Quand Akhmatova avait récité son Poème sans Héros dans la Salle des Colonnes (où se déroulaient les procès truqués pendant la Grande Terreur), le public s’était levé pour longuement l’acclamer. Cela indisposa fortement Staline.

En 1946, Jdanov reprit dans son rapport, la phrase de Boris Eichenbaum qui qualifie Akhmatova « de nonne et de putain ».

Exclue de l’Union des Écrivains, interdite de publication après le décret de Jdanov en 1946, privée de pension et de logement, Akhmatova vécut « sans domicile fixe » entre Leningrad et Moscou, jusqu’à sa mort en 1966. Pasternak, son ami très cher, se démenait pour lui trouver des traductions. Il intervint également, mais en vain auprès des autorités pour tenter d’obtenir la libération de son fils.

Elle ne disposait que de son « cabanon », près de Komarovo. Une petite datcha, au milieu d’une forêt de pins, sans eau chaude, où elle séjournait l’été, habituée qu’elle était aux conditions de vie spartiates. Elle qui avait connu l’aisance dans son enfance et son adolescence, supporta stoïquement la misère en toutes circonstances.

Quand elle n’avait pas de bois pour se chauffer et rien à manger dans sa chambre pouilleuse à Tachkent, elle restait allongée sur son étroit lit de fer, ne tentant rien pour améliorer la situation. Ses admirateurs s’en chargeaient. Entreprenant notamment des démarches pour lui procurer du bois de chauffage, de l’eau et un peu de nourriture.

 

La peur au quotidien

En Russie, « le bacille de la puissance » anéantissait les écrivains et les poètes.

Essenine, Maïakovski, Tsvétaïeva qui qualifiait Anna de « Muse des pleurs », se suicidèrent. Mandelstam, déjà très malade, connut une fin atroce à Vorkouta, le « Pays de la mort blanche ». Pasternak subit une ignoble campagne dans la presse et des agressions jusque sur le seuil de sa demeure, à Peredelkino. Les agents du KGB surveillaient ses allées et venues, si bien qu’il restait cloitré chez lui. On crie des insultes devant la clôture de son jardin. Une tête de porc est déposée au bas des marches, pour lui signifier qu’il n’est qu’un « youpin ». Depuis la tribune du Comité Central de la Jeunesse communiste, un délégué affirme que Pasternak « est plus bas qu’un porc qui ne chie jamais là où il mange. » Khrouchtchev applaudit.

Contraint de refuser le prix Nobel, il meurt d’un cancer deux ans plus tard. Anna Akhmatova et Lydia Tchoukovskaïa vont lui apporter un réconfort moral. Lydia suivra ses funérailles.

Varlam Chalamov, libéré de la Kolyma huit mois après la mort de Staline, finit ses jours dans un asile psychiatrique.

C’est cependant, durant ce demi-siècle de terreur et d’extermination de masse que les œuvres, d’Ossip Mandelstam (1891-1938) et d’Anna Akhmatova (1889-1966) ont vu le jour.

Les arrestations et perquisitions transformaient leurs nuits en enfer. Anna écrit :

« Tandis qu’à Sotchi vous séjourniez en paix/Ces nuits déjà vers moi rampaient/ Et ces coups de sonnette, je les entendais… »

« …le bruit des bottes, les "corbeaux noirs" qui est là ? et l’abruti en faction dans la rue, non pour en apprendre davantage sur nous, mais dans le simple but de faire peur, de terroriser définitivement. »

La peur polluait chaque instant de la vie. Même les relations amoureuses : « … et s’ils entraient maintenant et nous interrompaient ? » se demandait Nadejda à Voronej. Elle se rendait clandestinement à Moscou ou à Léningrad pour trouver quelques secours auprès des amis qui ne les avaient pas abandonnés. Malgré la peur constante, la détresse morale et matérielle, Mandelstam composait. Les poèmes surgissaient de ses lèvres « dans un murmure brûlant ». Il ne les écrivait pas. Chaque vers était le fruit d’une sorte de rumination, de profération de sons, dont naissait une mélodie, et enfin un poème achevé, que Nadejda apprenait par cœur, afin de le sauvegarder. Nulle trace, pas même un palimpseste dont aurait pu se saisir le NKVD.

De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Anna Akhmatova devra à l’admiration que lui vouait Lydia Tchoukovskaïa et à son dévouement absolu d’avoir pu sauver son œuvre.

Pendant ces décennies de sang et de misère, Akhmatova affirmait qu’il ne fallait posséder qu’un cendrier et un crachoir. Et hormis ses cahiers, même après le XXe Congrès du Parti communiste, elle ne garda jamais rien que sa mallette contenant quelques recueils de poèmes déjà publiés, des esquisses au crayon de ceux qu’elle mettrait des mois, voire des années à ciseler. Leur mise au point pouvait durer des mois, voire des années. Lydia notait toutes les transformations jusqu’à l’œuvre enfin achevée.

Mais comment Anna Andreïevna Gorenko, cette jeune fille à la beauté remarquable et étrange, cette Sylphide qui courrait en chemise dans les bois de Tsarskoïé Siélo, est-elle devenue Akhmatova ?

 

La jeunesse d'une poète

Anna est née le 11 juin1889 près d’Odessa, sur les bords de la mer Noire. Ses parents Andreï Gorenko et Irina Stogova, déménagent un an plus tard à Tsarkoïe Siélo, ville de résidence impériale d’été, proche de Saint-Pétersbourg.

Adolescente, elle passe pour une excentrique parce qu’elle se promène et bondit comme une biche, pieds nus et sans corset dans la forêt. Elle lit la poésie française dans le texte. Elle aime Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Nerval. Pas Victor Hugo.

En 1911, la très singulière Anna finit par épouser le jeune poète Nicolaï Goumiliov, fondateur de l’acméisme. Il avait publié à Paris deux recueils de poèmes qui lui étaient dédiés, et avait survécu à trois tentatives de suicide devant le refus d’Anna de le prendre pour époux. Il ne lui sera pour autant pas fidèle, et elle le lui rendit bien.

Pendant leur séjour de deux ans à Paris, au lendemain de leur mariage, Anna rencontra Amedeo Modigliani, qui vivait tout à fait inconnu à Montparnasse, dans une extrême pauvreté. Elle posa pour lui. Ils s’aimèrent. Plusieurs peintres feront aussi son portrait. On la photographiera beaucoup.

Dès 1912, Nicolaï Goumiliov et Anna de retour en Russie, ne vivaient plus ensemble. Un fils leur était né, Liova. Goumiliov partit pour Paris sans Anna, où il rencontra la sœur du poète André du Bouchet. Il aimait les femmes et les voyages. Nicolaï et Anna qui se quittèrent définitivement en 1917, divorcèrent l’année suivante.

Anna eut une vie amoureuse intense. Après son divorce, elle s’était éprise du mosaïste Boris Antep, proche du groupe de Bloomsbury, qui avait émigré en Angleterre après l’abdication du tsar. Il lui demanda de venir le rejoindre à Londres. Elle refusa. Elle ne pouvait concevoir de quitter sa terre natale, quelle que fut la situation.

En URSS, la Tcheka jugeait et exécutait déjà ceux qu’elle suspectait de crimes imaginaires. On arrêtait le « criminel », « l’ennemi du peuple », « l’ennemi de classe » ; on lui faisait avouer sous la torture tout ce que contenait déjà l’acte d’accusation. Le verdict était prononcé, sans appel. L’exécution avait lieu sur le champ. En 1921, Nicolaï Goumiliov, accusé d’avoir « participé à un complot terroriste », fut fusillé. Le petit Liova fut confié aux bons soins de sa grand-mère paternelle.

Akhmatova tenait le jeune Joseph Brodsky (1940-1996) pour un génie. Avec Lydia Tchoukovskaïa et Frida Vigdorova, elle le protégea lorsqu’il fut arrêté et condamné à cinq ans de travaux forcés pour « parasitisme social ». A propos d’Akhmatova, Brodsky écrivit :

« Il y a, dans l’histoire, des époques où la poésie seule parvient à cerner, à maîtriser une réalité qui reste inaccessible à la raison commune. En un certain sens, c’est tout un peuple qui se dresse derrière le nom d’Akhmatova. […] Sa poésie lue, persécutée, emmurée, appartenait aux hommes. Anna Akhmatova contempla le monde à travers le prisme de son cœur, puis traversa celui de l’histoire. Il n’existe pas d’autre optique pour l’humanité. »

Il dit encore dans un entretien : « Rien que par une intonation ou un mouvement de tête, elle nous transformait en homo sapiens [...] De façon involontaire, il se formait autour d’elle une sorte champ magnétique dans lequel le sordide n’était pas admis. »

En 1909, Anna prit le pseudonyme d’Akhmatova, patronyme d’une de ses arrières grand-mères, qu’on disait princesse tartare.

En 1914, Le Rosaire, son deuxième recueil, remporta un grand succès. A Pétersbourg, elle était déjà célèbre et courtisée. Son père mourut en 1915. Atteinte de tuberculose, elle fit un séjour dans un sanatorium.

Elle publia son troisième volume de poèmes La Volée blanche, dont plusieurs sont inspirés par son amour pour Boris Anrep. Prokofiev mit en musique cinq de ses poèmes.

Entre 1912 et 1922, paraîtront Le Soir en 1912, Le Rosaire en 1914, La Volée blanche en 1917, Le Plantain en 1921, Anno domini en 1922.

Une éclaircie dans l’interdit qui la frappe, lui permet de publier quelques poèmes dans les revues ou des anthologies en 1940, jusqu’à la fameuse mesure de Jdanov qui la vise, sur ordre de Staline en 1946.

Anna a vécu avec son second mari, Vladimir Chileïko dans une chambre du palais de Marbre, puis dans « La maison sur la Fontanka » avec Pounine et sa famille. Elle s’y sentait très mal. C’était l’époque de la vogue des soirées poétiques et littéraires où elle brillait. En 1921, elle publia aux Éditions Petropolis son quatrième recueil, Le Plantain.

Elle quitta Chileïko et cohabita avec Olga Sodeïkina et le compositeur Arthur Lourié.

Ses trois maris lui étaient finalement très inférieurs, et elle attribuait leurs infidélités au fait qu’ils en avaient conscience. Pounine avait dit à qui voulait l’entendre qu’elle était « finie, démodée, que personne n’avait besoin d’elle ». Et Akhmatova de conclure, avec son sens féroce de la dérision : « Un poète de Skarskoïe Sièlo d’importance locale... » ! Et, un autre jour, à Nadejda Mandelstam : « Peut-être fallait-il que je les écrase tous afin de faire ce que j’ai fait... »

A partir de 1924, Akhmatova n’est plus publiée, sans qu’aucune interdiction formelle lui ait été notifiée.

 

L'amitié Akhmatova-Tchoukovskaïa

La première rencontre entre Akhmatova et Lydia Tchoukovskaïa a lieu le 9 novembre 1938. Cette dernière commence aussitôt à tenir un journal de leurs entrevues, malgré la crainte des perquisitions. Le NKVD sait qu’elle a écrit un roman Sophia Petrovna, qualifié de « document sur l’année 1937 », qui sera publié en russe à Paris en 1965, puis en français dix ans plus tard, sous le titre La Maison déserte. Sophie Benech a réalisé une nouvelle traduction de ce roman qu’elle a publié aux éditions Interférences en 2007.

Le 8 septembre 1941, Akhmatova et Tchoukovskaïa voyagent ensemble jusqu’à Tachkent, où de nombreux écrivains et artistes ont été évacués, alors que les armées nazies approchent de Moscou. Malgré des conditions d’existence misérables, la vie intellectuelle y est intense. Anna est forcée de donner des récitals pour justifier le minuscule galetas, sans eau courante, infesté de cafards, qui lui a été consenti. Tandis qu’elle compose Le Poème sans Héros, elle trône dans son taudis, ne se préoccupant pas du nécessaire. Ses amis lui apportent quelques tisons pour se chauffer, un peu de nourriture. Quand on ne lui apporte rien, et que la pluie suinte sur les murs pourris, elle reste immobile des jours entiers sur son étroit lit de fer. Chostakovitch, lui aussi évacué à Tachkent, compose sa 7e Symphonie. Elle est jouée pour la première fois le 5 mars en présence d’Akhmatova. Elle ne sait qu’en penser.

Exclue de l’Union des écrivains le 19 août 1946, en tant que poète « bourgeois », « qui n’écrit que sur ses peines d’amour », la publication de ses œuvres est interdite. Les recueils déjà imprimés sont mis au pilon. Akhmatova doit désormais gagner sa vie en faisant les traductions que lui procure Pasternak. Elle peine à mettre en vers des poètes dont elle ignore la langue, à partir de mots-à-mots. Son fils Liova, persécuté à l’université, est exclu de l’Institut d’orientalisme. Arrêté à trois reprises, il passera quinze ans au Goulag. La mesure de Jdanov excluant Akhmatova de l’Union des Écrivains, ne fut levée qu’en 1953. Mais elle ne tiendra jamais entre ses mains l’édition du Poème sans héros.

L’amitié et la collaboration de la romancière Lydia Tchoukovskaïa et d’Akhmatova durèrent des décennies, malgré une intermittence du cœur de dix ans entre leur rupture à Tachkent en décembre 1942 et leur réconciliation en 1953, à Moscou.

Akhmatova procédait comme son ami Mandelstam en déclamant ses poèmes, avec leurs multiples variations, à mesure qu’elle les concevait. Lydia Tchoukovskaïa fille du traducteur et théoricien de la traduction Korneï Tchoukovski, consigna, jour après jour, au cours de ses visites, la plus grande partie de son œuvre. Elle fit preuve d’une grande abnégation car Anna avait ses humeurs. Souvent, elle suppliait Lydia de venir « immédiatement, tout de suite », qu’il pleuve ou qu’il neige, de jour comme de nuit. Et lorsque cette dernière montait, trempée par une pluie diluvienne, les escaliers obscurs menant à sa chambre, elle pouvait aussi bien être accueillie par des effusions de tendresse, que par des remarques les plus cruelles. Elle savait être méchante, lointaine, méprisante. Ou tout simplement souveraine.

Presque chaque jour, lorsqu’elles résidaient dans la même ville, que ce fut à Leningrad ou Moscou, jusqu’à la mort de cette dernière, Lydia rendit visite à Anna, spontanément ou à la demande comminatoire de cette dernière.

Officiellement domiciliée à Leningrad, mais sans qu’un logement lui fût attribué, Akhmatova vivait chez les Pounine, dans la Maison de la Fontanka. Elle ne voyageait qu’avec la mallette contenant ses cahiers de travail. Ne disposait pas d’un domicile à Moscou, bien qu’elle eût le droit d’y séjourner, elle vivait en nomade chez des amis. Elle y avait une cour d’admirateurs, recevait beaucoup de lettres. Mais tous ses espoirs d’être publiée tombaient finalement à l’eau. Les appartements étaient truffés de micros et perquisitionnés régulièrement en son absence. Les agents du KGB éventraient ses livres, ôtaient leurs reliures, à la recherche de manuscrits à saisir.

Sans Lydia Tchoukovskaïa, la poésie d’Akhmatova n’aurait pu être conservée. Après lui avoir servi un thé, quand elle en avait, quand elle n’en avait pas, c’était de l’eau chaude, soit elle récitait ce qui lui venait à l’esprit, soit elle lui tendait un morceau de papier sur lequel les vers qu’elle avait « entendus » étaient griffonnés au crayon. Anna qui connaissait mal la ponctuation et parfois l’orthographe, chargeait son « capitaine » de « cette menue besogne ». Lydia mettait au net, soumettait le poème à Anna, qui souvent y revenait moult fois, le transmettait à une dactylo, sans que jamais le travail prît fin véritablement. Parfois, au terme de promesses et de négociations avec une maison d’édition ou une revue, le manuscrit parvenait au stade des épreuves. Tout au long de son existence, si précaire, Akhmatova a lutté avec l’Union des écrivains et la censure pour publier cinq recueils de poèmes dont elle avait établi le contenu. Mais au dernier moment, après de longues et inutiles négociations, le livre soigneusement préparé était supprimé, ou estropié. Quelques poèmes épars paraissaient parfois en revue. Ce n’était jamais ceux qu’elle avait choisis, bien qu’on lui eût demandé de présenter une sélection, qu’elle établissait avec Lydia, en pure perte.

Lydia Tchoukovskaïa qui retranscrivait, critiquait parfois sévèrement un nouveau poème d’Anna. Certaines rimes, certains choix de mots. Vers la fin de sa vie, après plusieurs infarctus, elle établissait un texte provisoire, car elle n’arrivait plus à composer de tête. Puis, elle brûlait le manuscrit au-dessus d’un cendrier. Après le XXe Congrès du Parti Communiste et l’abolition du décret Jdanov, Akhmatova conserva ses cahiers de travail dans sa fameuse mallette.

Joseph Brodsky écrivit à propos de Mandelstam, Tsvetaïéva et Akhmatova qu’ils seraient devenus ce qu’ils sont devenus, même si les événements historiques tragiques, monstrueux qu’ils ont vécus n’avaient pas eu lieu.
Les Mémoires de Tchoukovskaïa nous permettent de traverser presque un siècle de l’histoire de toute une nation, et de quelle manière le totalitarisme soviétique a affecté le monde des arts, et tout particulièrement celui des gens de lettres.

Seul le Requiem d'Akhmatova, un cycle de seize poèmes, avait été traduit en France, jusqu’en 2007, quand Gallimard a publié dans sa collection « Poésie », un recueil de poèmes, choisis et traduits par Jean-Louis Backès.

Joseph Brodsky écrit dans sa nécrologie de Nadejda Mandelstam, que lorsqu’elle avait dit à Akhmatova qu’elle était impatiente de mourir « parce que là-haut, elle retrouverait Ossip », cette dernière lui répondit : « Tu n’as rien compris. Là-haut, c’est maintenant moi qui vais être avec Ossip. » Pour Mandelstam, Akhmatova et Tchoukovskaïa « Travailler dans la poésie russe est un immense honneur et avec cet honneur, on est obligé d’en accepter aussi les conséquences. »

Quand Akhmatova mourut à l’âge de 70 ans, la résolution du 14 août 1966 condamnant les auteurs « hostiles au peuple soviétique » n’avait pas été abrogée. Elle ne le fut qu’en 1988.

Une foule de plusieurs milliers de personnes assista à ses funérailles autour de l’église Saint-Nicolas-des-Marins à Leningrad. Le KGB confisqua les pellicules des photographes, même s’ils avaient obtenu des autorisations de prendre des photos. Nadejda écrit : « Un flot ininterrompu de personnes sortant de l’église s’écoulait comme un ruban, et une foule tout aussi ininterrompue de gens qui ne s’étaient pas encore approchés du cercueil se déversait à l’intérieur. »

Une seconde cérémonie civile d’adieux fut organisée à l’Union des Écrivains. La foule attendait dans la rue, et on ne laissait plus entrer personne. Nadejda et Liova, aperçurent le jeune Brodsky, « les yeux remplis de désespoir ». Après avoir assisté à l’inhumation à Komarovo le 10 mars 1966, il écrivit :

Par-delà l’océan, sois saluée, grande âme

Pour avoir eu ces mots, et salut à tes cendres

Dormant en terre natale, là où par ton bienfait

Fut doté de parole un monde sourd-muet.