Dans son neuvième roman, Laurent Mauvignier entraîne son lecteur, sur plus de 600 pages, au fond de la folie des hommes et au bout de la nuit des oubliés.

Unité de lieu : l’écart des Trois filles seules, un hameau perdu près de La Bassée, dans le centre de la France, oublié du monde et dont rien ne pourrait faire deviner qu’il recèle une telle puissance romanesque (il suffit pourtant pour cela qu’ « on décide d’y prêter attention »). Unité de temps : une journée et la suivante avec sa soirée où tout va basculer, comme on dit, dans la vie des quatre habitants, Patrice Bergogne, un agriculteur de 47 ans, taciturne et maladroit, sa femme Marion, employée dans une imprimerie et qui s’apprête à fêter ses 40 ans, leur petite fille Ida, et leur voisine, Christine, une artiste peintre néorurale qui a fui Paris depuis longtemps et se consacre à la peinture, loin des discours et des explications. Elle ne veut plus « user des forces précieuses […] comme elle l’avait fait trop longtemps, quand elle était jeune, à philosopher et à palabrer sur tout ce qui lui tenait à cœur, à tartiner, tout ce qu’elle faisait par plus de mots qu’il n’en fallait pour asphyxier dix générations d’artistes – alors non, plus un mot, ça suffit, depuis quarante ans elle rabote la langue pour ouvrir sa vision, s’ouvrir elle-même à sa vision, pour forcer son regard à s’approfondir, comme on cherche à voir dans la nuit, à se faire à l’obscurité ». Unité d’action enfin : la menace pèse sur ce hameau, dont une maison est inoccupée depuis le départ de ses propriétaires qui ont laissé la clef à Christine pour les éventuelles visites. Qui est alors cet homme qui se présente comme un agent immobilier ? Qui glisse sous la porte de Christine ces lettres anonymes sur lesquelles s’ouvre le roman, à la gendarmerie, et qui instillent mezzo voce une ambiance de thriller rural, ce livre faisant penser au film Le Corbeau (1943) de Clouzot, dont l’intrigue repose aussi sur de telles lettres, mais au sein d’une petite ville ? On songe aussi au film Funny Games (1997) de Michael Haneke, pour la terreur sans nom et sans explication apparente qui s’abat sur le hameau et ses habitants, avec une exactitude maniaque, comme une chorégraphie de la folie à l’état pur.

Hitchcock revu et corrigé par Claude Simon

Une phrase au déroulé sinueux et implacable pour saisir quelque chose des tourments de l’âme humaine : voilà comment on pourrait résumer le style de Mauvignier. Au lieu d’aller droit au but, de viser l’efficacité du thriller par des phrases ramassées sur l’action, à la brièveté tranchante, l’auteur déroule le suspense et l’angoisse en longues phrases très développées, avec des incises nombreuses, des relatives souvent antéposées au groupe nominal qu’elles déterminent, comme si on avait confié à Claude Simon la réécriture d’un scénario de Hitchcock. L’effet est superbe, à la fois implacable et addictif. Le lecteur ne peut pas lâcher le livre, il veut connaître la suite de l’histoire, comme les enfants avant de s’endormir. Le titre est d’ailleurs emprunté à un recueil que Marion lit à Ida, le soir quand elle va lui donner le baiser du soir, et lui donne ce conseil rituel : « Les dragons, tu leur casses les dents. » La beauté de ce roman provient aussi de son art subtil et profond d’explorer les différents âges de la vie, de l’enfance à la maturité et à la vieillesse. Les chapitres prennent le temps d’entrer dans la conscience et le discours de chacun, dans ses failles, dans ses peurs, dans ses triomphes et ses espoirs. Aucun des personnages pourtant n’appartient au personnel habituel des héros dont on fait les grandes tragédies. C’est plutôt une France des marges, des lisières, des karaokés et des soirées à la pizzeria entre collègues devenues copines qui arriveront dans le hameau au moment du dessert pour offrir une belle montre à Marion, dont elles admirent tant le courage et la niaque, parce qu’elle a tenu tête au chef de projet qui lui cherchait des noises à l’imprimerie, faute d’arriver à la séduire et à faire sa conquête. Mais c’est autrement qu’il faudra remettre les pendules à l’heure et affronter le temps et le passé. Histoires de la nuit est un roman magnifique sur la domination, sur la difficulté de vivre et l’impossible résilience. Un vrai roman noir.