Le poète Matthieu Freyheit nous invite à méditer sur la condition humaine en 2020.
Le « je » qui anime ce superbe ensemble n’a rien de « selfique ». Non qu’il soit un autre – mais il embrasse le monde au sein de ce qui devient une méditation sur ce que les yeux et les doigts fouillent en écrivant « dedans le monde ventre / où vit le vide noir ». Ce « je », si l’on veut, est aussi un appel à l’autre – à savoir le lecteur. Par ce biais, Matthieu Freyheit questionne non seulement sa propre identité, mais celle de tout être humain.
Maître de conférences en études culturelles à l’université de Lorraine, auteur d’une thèse consacrée à la figure du pirate, travaillant sur les fictions de jeunesse, les cultures numériques et les cultures populaires, il se révèle ici poète visionnaire, ouvrant de sombres perspectives sur un monde franchement dystopique. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas le sens de l’utopie – mais il est lucide, et n’invente pas du sens où il n’y en a pas : « voilà trente-deux ans : abandonnant l’idée / que la vie / puisse / ressembler / à quelque chose ». L’ensemble du livre s’inscrit de la sorte sous le signe des catastrophes passées et à venir, résumant en quelques mots la condition humaine en 2020.
Un évangile selon Matthieu ?
Fidèle à Guillevic, le poète fait jouer – en lieu et place de l’ombre et de la lumière – le plein et le vide, l’élision et la précision. Le monde est un plateau sur lequel chaque poème offre une scène dont le poète est acteur, spectateur, metteur en scène, médiateur. Son corps est là qui emplit l’espace et lui échappe, continuellement tourmenté par « des besoins de voir ce que disent les lieux ». Dans cet évangile selon Matthieu, nous jouons un rôle sur la scène de notre vie et de notre Histoire, même si bien sûr tant de cartes nous manquent. Demeure pour l’auteur un « croire » sinon une croyance, ce qui lui permet d’entrevoir sinon de voir ce qui pourrait (mais le conditionnel est ineffaçable) donner du sens à l’existence. L’auteur, véritable pirate du lyrisme, évite toute référence familiale, ancestrale ou psychanalysante. Le seul passé qui vient éclairer le présent de ses poèmes, c’est celui, collectif, de la planète. Et si le « je » du livre dresse un constat de faillite, il ne se laisse pas pour autant emporter malgré lui par l’époque et la société où il vit : il fait montre d’un art consommé de la résistance.
Résister plutôt que contempler
Car l’astuce suprême de Freyheit est de ne jamais (ou si rarement) donner une cartographie précise des situations dans lesquelles s’inscrivent ses fragments poétiques : ses poèmes sont ouverts sur une généralité synonyme d’abstraction réflexive qui permet à l’auteur d’éviter tout exotisme tout en préservant la valeur émotive de chacun de ses poèmes. C’est en ce point que le livre est fort : il comporte une part indépassable de mystère, et par conséquent force le lecteur à penser plutôt qu’à contempler, à résister plutôt qu’à se laisser faire. Là où il y a de la chair mais aussi du cerveau, la planète se met à tourner plus ou moins rond – ce qui tout compte fait est rare en poésie, surtout lorsque le « je » la régit, ce qui mène trop souvent à une contemplation passive et délétère. Ici, le « je » sert à faire tomber les masques, et à exprimer ce que le monde subit. Celui-ci se fragmente, se rétracte, et son intégrité vivante se fissure. Et pourtant, le « je » reste le signe d’une force qui va : « le jour demeure tigre / crachant la nuit le feu ». Les raisons de trembler ne manquent pas. Mais le tragique s’estompe en un ultime espoir qui se fraye un chemin entre « une planète qui tourne [...] et un ventre qui broie ».