Au CDN d'Angers, Thomas Jolly donne au théâtre lui-même le rang de personnage tragique. La pièce de Copi, nourrie d'absurde et de surréel, ne peut mieux dire l'inquiétude actuelle du spectacle vivant.

Pour cause de Covid 19 menaçant, on entre au théâtre du Quai, le Centre Dramatique National d’Angers, par l’entrée technique, c’est-à-dire le lieu d’accueil des camions, dans une vaste cour de déchargement.

Dans cette ambiance de charme logistique, la billetterie et le bar se trouvent rassemblés sous une construction éphémère en bois, comme on en trouve parfois dans les cours avignonnaises devant des hangars transformés l’été en salles de spectacle. Mais c’est avec plaisir, au fond, qu’on s’offre là un verre : le théâtre habite ici, la représentation est imminente, l’accueil chaleureux.

 

Le public face à son sort

Nous sommes alors appelés à pénétrer dans le bâtiment par l’accès réservé aux manutentionnaires. Nous entrons dans la nuit d’une vaste salle cubique. Les chaises sont placées à distance les unes des autres des deux côtés de la scène, dans un dispositif bifrontal. Accessoires et éléments de décors se trouvent sur l’espace de jeu. Toutes les places sont occupées. Pour autant, nous ne sommes pas très nombreux (128). On ne peut s’empêcher, masqués et tenus à distance les uns des autres, de se sentir somme toute un peu contraints. Il faudra s’y faire.

Mais déjà entre en scène un comédien (Bruno Bayeux) qui braille parce qu’il appelle une comédienne et qu’il doit se faire entendre des loges : on va répéter. Entre à son tour un autre comédien, Damien le Machiniste (Damien Avice), que le premier comédien, qui porte queue de pie et s’exprime en patron, requiert pour lever le rideau de fer.

Et là, pour achever d’installer le théâtre dans le théâtre, se lève doucement le rideau métallique, de froide rigidité, qui dévoile peu à peu, à la surprise de ceux qui n’avaient pas compris où l’on se trouvait, les 900 fauteuils vides de la grande salle du CDN, dans une pénombre sépia. Ces dossiers de sièges, plats, muets et rangés comme des stèles funéraires à la parade, font l’effet de cette armée de l’empereur de Chine, centaines de soldats en terre cuite se tenant droits comme des i, exhumés par les archéologues, présence fantastique   .

C’est donc sur le plateau, côté cour et côté jardin, que nous nous trouvons replacés, nous autres le public, comme délogés et déchus, voire remplacés par l’absence, par cette figure en creux du chacun-chez-soi-devant-son-écran-et-ici-plus-personne. Nous devrions être assis là-bas. Et nous voici tout de même ici, vissés sur nos chaises séparées, heureux et inquiets comme une peuplade décimée, comme un public « d’après », avec ce troisième front apparu sur notre côté : le volume vertigineux de neuf cents personnes absentes.

N’y a-t-il plus de murs, ni le quatrième ni les trois autres ? Et s’il n’y a plus de murs imaginaires, où se trouvent les personnages-comédiens ? Ils se trouvent sur le plateau dans un entre-soi un peu préoccupant. Notre présence dans les coulisses, en effet, produit notre absence dans la salle. Ce n’est plus une répétition qui est représentée, mais une situation.

Que les comédiens eux-mêmes fassent semblant de ne pas nous voir ne signale plus tout à fait ici cette convention bien connue qui veut que les personnages ignorent la présence du public. Cette convention se solidifie : elle prend la fonction, rarissime au théâtre, de clore la représentation sur elle-même et d’en faire une situation où les personnages-artistes vont perdre pied.

De fait, si les personnages-comédiens ne nous voient pas, c’est parce qu’ils sont seuls. Ils sont dans la situation d’un art sans public. Non pas sans public provisoirement. On le comprendra de mieux en mieux à mesure que le spectacle avance : sans public – définitivement. Les personnages-comédiens jouent parmi les accessoires qui traînent au fond de la scène et ce public que nous sommes fait partie de ces accessoires. Il ne compte pas, il ressemble, disposé comme il est selon la règle de la distanciation physique, à une série de statues vivantes bâillonnées et figées, placées sur un échiquier surréaliste, peut-être vivantes et un peu bruyantes, mais oubliées dans l’obscurité de la coulisse.

Thomas Jolly a dessiné dans ce spectacle, avec un grand sens de l’expression, l’assignation anonyme d’un public délogé. Il ne s’agit plus de ces variations ordinaires sur le bi, le tri ou le frontal. Clairsemé, rangé sur les côtés, on dirait une série de personnages mythiques enchaînés – chacun sur son rocher, c’est-à-dire sur sa chaise séparée. Ils ne font plus corps. Ils ne sont plus qu’individus et les individus ne sont ensembles que par relations (s’il leur venait à l’esprit, par exemple, de se faire signe d’une chaise à l’autre) – or un public, au contraire, fait corps, il est organique et il s’organise là où les individus se connectent.


Une dramaturgie du dévissage

Dans la disposition de Thomas Jolly, l’expression de l’entre-soi fou et suicidaire des comédiens s’agence et se renforce par phases de « dévissages » successifs.

 

Emeline Frémont - photo Nicolas Joubard

 

La comédienne (Émeline Frémont) est descendue de sa loge. Son costume évoque une wonderwoman. Elle grimpe dans un globe ajouré posé sur un haut piédestal, le spectre d’un portulan à usage de tour de télévision, d’observatoire de l’univers et d’agence de presse, et développe les rubriques d’un Paris Match de l’espace – dont un courrier des lectrices. Devant elle les planètes du système solaire, où elle s’élève grâce à un filin de trapéziste. On peut croire un moment que le spectacle se réduira au développement de ce tableau d’anticipation un peu démodé, certes humoristique.

Mais la pièce dévisse une première fois. Pendant que la comédienne et l’auteur (le patron à queue de pie) se disputent, il y a les coups de téléphone d’une femme dont on apprend qu’elle est une actrice défigurée qui fit carrière dans les cabarets de strip-tease et qu’elle harcèle l’auteur. Les comédiens prennent peur que cette Vicky Fantomas se soit emparée des clefs de la grille du théâtre et ne se promène dans l’ombre des lieux. Ils sursautent parce qu’il y a du bruit là-bas parmi les sièges, mais non, ce n’est que Madame Lucienne, la femme de ménage, qui commence son service au milieu de la nuit.

Difficile de rapporter toutes les péripéties qui s’ensuivent, événements de dialogue, déplacements et éclairages des comédiens que l’on suit, du lointain à l’avant-scène, à la façon dont on regarde les matchs de tennis à Roland Garros, suivant la balle d’un côté à l’autre. Pour résumer cependant : Vicky Fantomas (Charline Poronne) paraît enfin en personne, parmi les accessoires, les meubles et les lumières remisés dans ce lointain. Un second dévissage implacable, construit, maîtrisé, se produit à partir de cette entrée. La femme défigurée, insensiblement, trace et suit une ligne sur le plateau qui va du lieu de son apparition jusqu’à l’avant-scène où, en majesté, dans ce même praticable où s’amusait wonderwoman, elle finira par demander à une marionnette-rat de la suicider, une fois liquidés les autres personnages.

Pour un regard pressé, la pièce ne ferait ainsi que présenter un polar burlesque se terminant par des coups de feu et une allégorie pataude. Et l’absurde ne serait qu’un divertissement. Mais il s’agit de ce dévissage, qui ne repose que sur le jeu des comédiens, et d’une manière très subtile. Car tout est faux, tout est jeu, et tout est ici corrida et mise à mort.

D’une manière terrible, ce théâtre-personnage que forment ces personnages-comédiens semble tomber d’un cran et aller vers sa mort. Ils le portent à bout de bras, ce théâtre, mais il ne semble plus concerner qu’eux-mêmes. Ils jouent une répétition qui n’aboutira jamais à une représentation. Intrinsèquement elle ne le peut pas : il n’y a plus de regardants, ces personnages ne sont ni ne seront plus regardés.

On dirait qu’ils perdent pieds, qu’ils donnent des signes d’étrangeté, parce qu’ils sont seuls. Ils sont seuls comme le taureau sacrifié dans l’arène. Ils sont seuls de cette solitude dont souffrent les fous. Ils sont seuls de cette solitude qu’engendre la rupture avec l’autre – un en-soi violent et douloureux d’où ne peuvent surgir que du sang et du délire. Et nous le public, nous avons beau être là pour les sauver, nous n’y pourrons rien. Certes notre présence, réelle, sauve les comédiens réels. Mais le tragique concerne ces personnages-comédiens que ce public de fauteuils vides là-bas, muré dans son silence et plongé dans une brume sépia, ne sauvera pas.

 

Bruno Bayeux, dans ses bras une marionnette (un rat) - photo Nicolas Joubard


Le chant du cygne

Dès lors que le ver est entré dans le fruit – quand ? bien malin qui peut le dire, peut-être à l’entrée de Vicky, mais non, c’était avant, ou peut-être après ! – il se produit que les personnages s’improvisent.

Nous ne sommes pas chez Hercule Poirot, où règne la plus pesante des préméditations. Dans un roman policier, chaque personnage se trouve déterminé par son passé. Ici il n’y a pas de passé réel, il n’y a de passé que joué et lancé dans le dialogue. Un passé qu’on invente sur le moment, un passé improvisé pour répondre aux sollicitations impérieuses du delirium. Tel paraît être ainsi le procédé d’écriture de Copi pour figurer concrètement le symptôme de cette mort annoncée : les comédiens jouent des personnages qui s’improvisent. C’est ainsi qu’advient ce moment d’exception, longue scène finale où les personnages rivalisent – comme des enfants – pour inventer sur le moment, dans la parole, ce qui va les mener à un suicide collectif absurde.

Ainsi Vicky et la comédienne jouent-elles tour à tour sur le canevas de la reconnaissance (l’enfant abandonné) : Vicky Fantomas révèle – ou plutôt : affirme – ou plutôt : jette en l’air – qu’elle est la fille de Mme Lucienne, que cette dernière l’a abandonnée et que la comédienne est sa sœur jumelle. Puis la comédienne à son tour confirme cette révélation, à la façon dont un dessinateur, dans un cadavre exquis, accepte le dessin de l’autre quel qu’il soit et le poursuit. Et la comédienne ajoute sa propre histoire, assumant une rivalité à mort désormais avec la strip-teaseuse défigurée. Puis le machiniste avoue qu’il a caché le cadavre de Mme Lucienne dans le placard de la loge de la comédienne pour que celle-ci n’aperçoive pas la morte et qu’ensuite il y est retourné faire semblant de découvrir le cadavre sur le canapé. Ce jeu de ping-pong, cette rivalité d’expression forcenée qui possède les personnages conduira le machiniste, nécessaire absurdité, à se révéler esclave passionné de Vicky Fantômas.

On n’y comprend rien, mais la merveille est ce feu d’artifice en forme de roulette russe. Le dialogue n’exprime pas la solution d’une énigme policière, mais un assaut d’inventivité, sous la contrainte de faits imaginaires. Dans l’improvisation et avec les outils du mensonge, chaque personnage comédien délire sa propre marionnette.

Il ne restera plus à l’auteur, par pure contrainte formelle et esthétique du plateau et de la parole, du fait d’un calcul poétique des plus rigoureux et des plus fous à la fois – l’arithmétique de la fable, qui veut que si Mme Lucienne a été assassinée, si la comédienne n’en a pas vu le cadavre dans sa loge quand elle s’y est maquillée, si le machiniste a caché ledit cadavre dans le placard pour que la comédienne ne le voit pas et qu’il est allé le sortir plus tard pour qu’il soit ensuite découvert, etc., il ne reste plus, au bout de l’addition, qu’une case libre à occuper et qu’un seul personnage à y inscrire – il ne restera donc plus à l’auteur qu’à endosser la paternité de l’assassinat de Mme Lucienne, ce dont tout le monde, à vrai dire, se fiche, c’est là ce qui est beau.

 

Bruno Bayeux - photo Nicolas Joubard

 

Enfin, les pistolets vont surgir pour entretuer tout ce monde-là, mais pourquoi ? Parce que le théâtre, encore une fois, est pourvu de 900 sièges vides. Le jeu protège la source d’inventivité vivante et imprévisible des enfants. Les comédiens et en général les artistes ne s’éloignent jamais de cette source. Mais si personne ne peut plus jouer avec vous ? Reste la folie, c’est-à-dire cette créativité en délire qui ne touche personne et, au cœur de l’expérience de la folie, une souffrance insupportable, une solitude métaphysique à laquelle on peut souhaiter donner fin par le suicide.


Épilogue

Cette fois, on croit le spectacle achevé, mais non. L’auteur se détend, les comédiens se changent et rentrent chez eux. L’auteur reste seul. Comme si Copi, plus que Jolly ou que tout autre, voulait conjurer notre espoir de résurrection – car après tout nous aussi nous allons retrouver le monde, après le spectacle – il fait surgir Mme Lucienne en personne (Hélène Raimbault), armée encore d’un pistolet, qui tue l’auteur. Et cette fois, c’est la fin. Et Bruno Bayeux pousse la rigueur esthétique à rester mort, sur le sol, dans une tâche de sang, pendant le salut, comme pour prolonger jusqu’au dernier instant la manifestation de ce dévissage chronique, faille structurelle de l’œuvre d’art.

Il n’empêche qu’il finit lui aussi par se relever et saluer avec ces comédiens pleins de vie. On nous a conté Peau d’âne. Et, comme dit La Fontaine, nous y avons pris un plaisir extrême. Ainsi, même la mort du théâtre, pourvu qu’elle soit mise en scène, n’est qu’un jeu. Peut-être l’œuvre théâtrale ne se déploie-t-elle jamais qu’entre la mise en abîme de sa vie et de sa mort, laquelle engage la vie et la mort du théâtre tout entier, suspendues à la présence du public.

Cette problématique est universelle ; Thomas Jolly en aura donné une variation des plus expressives quant à la situation actuelle du théâtre, qui peine à revenir du confinement imposé par l’urgence sanitaire.