Les progrès scientifiques concernant l’ADN permettent de mesurer l'influence de la culture sur l'évolution génétique. Comme tels, ils renseignent aussi l’anthropologie et l’histoire.

C’est à une aventure palpitante, celle de l’ADN, que nous convie, dans une langue claire et accessible à tous, Evelyne Heyer, professeure en anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle. L’ouvrage, qui vient après Nous et les autres. Des préjugés au racisme et On vient vraiment tous d’Afrique ?, tous deux écrits avec une historienne de renom, Carole Reynaud-Paligot, se propose d’évaluer l’effet de la culture sur notre évolution génétique.

Comment d’une poignée de sapiens errant dans la savane, l’espèce humaine est devenue l’espèce dominante en seulement quatre millions d’années ? C’est d’abord à cette question que le livre se propose de répondre dans des chapitres brefs au cours desquels l’homme se sépare d’avec les chimpanzés (et, malgré la proximité génétique, E. Heyer ne nie pas la spécificité humaine, à savoir la bipédie totale, un grand cerveau et un langage complexe), sort d’Afrique (car, quelle que soit la définition de sapiens, les premiers d’entre eux sont bien tous africains), rencontre Néandertal (ce sont d’ailleurs plutôt, explique l’autrice, les femmes sapiens et les hommes néandertaliens qui procèdent à ce métissage), colonise l’Australie, arrive en Europe, découvre l’Amérique (non en 1492, mais vers -15 000 ans), invente l’agriculture et l’élevage, se met à boire du lait, domestique le cheval et débarque en Polynésie. Nous voilà déjà arrivés à l’âge de la domination (Xe siècle), où nous suivons l’expansion des Samanides perses en Asie centrale, la colonisation de l’Islande par les Vikings, les conquêtes de Gengis Khan, ou encore les migrations forcées des esclaves. Histoire qui, entre autres enseignements, montre qu’une des manières d’évoluer rapidement est « de subdiviser l’espèce en plusieurs sous-populations, qui restent connectées par des réseaux de migration : dans chacune, par hasard, des mutations nouvelles apparaissent qui se répandent dans chacune des sous-populations »   .

 

A quoi sert la généalogie génétique ?

Cette histoire n’est évidemment pas celle que nous content les historiens. Elle se fonde sur les enseignements de la généalogie génétique. En effet, nous savons désormais, grâce à l’informatique et aux techniques d’amplification de l’information génétique, faire « parler » l’ADN de nos ancêtres les plus lointains. Les formidables progrès réalisés, notamment depuis le séquençage total du génome humain (en 2001), ont permis de connaître les 3 milliards de paires de bases qui le composent. C’est l’agencement de ces bases qui permet d’en dire le sens, comme l’agencement des lettres d’un texte forme des mots.

Plus récemment, l’étude des marqueurs (appelés SNP pour Single Nucleotide Polymorphism, ils seraient environ 700 000), soit des variations ponctuelles dans l’ADN, a permis de déterminer quels allèles (c’est-à-dire quelle version du variant) sont présents à chaque point examiné dans l’ADN (notons que l’étude des allèles présents dans différentes populations éclairent la façon dont, par migrations successives, Homo sapiens a progressivement peuplé l’ensemble de la terre). A partir d’un simple prélèvement biologique, on peut déterminer le profil génétique détaillé d’une personne, et on est ainsi en mesure de le comparer à d’autres pour étudier leur niveau de ressemblance ou de dissemblance. La répartition des gènes permet donc à chacun de savoir d’où il vient, comme l’a montré la publication, le 8 janvier 2015, d’un article de la Genetics Society of America concernant l’étude de l’ascendance génétique de 5 269 Afro-Américains, 8 663 Latinos, 147 789 Américains européens (sur la base de l’auto-déclaration).

 

Le spectre de la race

Ce savoir, E. Heyer y insiste, n’est pas sans risque, le principal étant de donner une nouvelle consistance à l’existence de « races » biologiques. Et, en effet, dès l’instant où la question des liens entre la diversité des cultures et la diversité génétique est posée, on imagine aisément à quels desseins incertains nous sommes exposés. C’est l’objet de la cinquième partie que de montrer ce que nous pouvons attendre des données de la généalogie génétique. On y évoque le rôle de l’épigénétique, définie comme l’ensemble des mécanismes qui modulent l’expression des gènes en fonction de l’environnement, manière de souligner l’inextricable imbrication du génétique et du social ou, si l’on préfère, l’introduction du social dans le naturel puisque l’histoire influe sur les taux d’expression et d’interaction des gènes.

Aussi les tentatives de trouver des traitements médicaux adaptés en fonction de catégories fondées sur les origines géographiques, quelles que puissent être leurs motivations, sont-elles vouées à l’échec. Il ne s’agit pas de nier que, bien que tous parents, les humains sont aussi tous différents et « une part de ces différences est liée à l’origine géographique de nos ancêtres ». Mais la catégorisation raciale affirme tout autre chose. Elle hiérarchise et elle essentialise, c’est-à-dire affirme que la biologie détermine la culture : à partir des spécificités biologiques, on déduit des différences de capacités morales et intellectuelles que l’on dit immuables et transmises de génération en génération. C’est un autre paradigme que défend, avec talent, E. Heyer : « Ce ne sont pas les différences génétiques qui sont la cause des différences culturelles, mais l’inverse »   . Il est, par conséquent, infondé de recourir à l’ascendance biogéographique pour dégager une supposée réalité biologique de la « race ». Ce « paradigme sociogénomique » (selon l’expression de Catherine Bliss), qui se fonde sur l’existence de populations ancestrales homogènes et clairement délimitées, ne pourrait être pertinent que si nous pouvions avoir accès à ces populations ancestrales.

Ce retour de la race comme catégorie génétiquement identifiable cherche certes des justifications dans la volonté, en décodant le génome   , de réduire les inégalités de santé, et ainsi de contribuer à plus de justice sociale. Il a pourtant tout d’une chimère, les généticiens se montrant incapables de lever l’ambiguïté conceptuelle autour d’une notion dont l’usage, quelles que soient les précautions prises, possède des effets métaphoriques sans doute non maîtrisables.

Puisse la leçon citoyenne d’E. Heyer, celle qui pouvait déjà être dégagée de la magnifique exposition du Musée de l’homme « Tous parents/Tous différents » dont elle était, avec C. Reynaud-Paligot, commissaire scientifique, être méditée en ces temps de renaissance du culte obscur des racines.