Une diatribe sur la régression commune des embaumeurs et des fossoyeurs d'une révolution avortée mais jamais oubliée.

Il nous parle d'un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Et paradoxalement, il n'a pas quarante ans non plus puisqu'il est né en 1969. Normalien et historien des idées, François Cusset s'est fait connaître en publiant Queer critics   et French Theory   . Son dernier méfait datait de 2006 : il ne s'était pas fait que des amis en racontant le passage des espérances révolutionnaires au discours sur la fin des idéologies avec la montée en puissance d’intellectuels d’État et de moralistes de plume   .

Dans un style fluide et rythmé, il revient à la charge en revenant à la source. Spécialiste de l'histoire des idées contemporaines, il remarque (avec raison) qu'à force d'expliquer, d'exhiber et de banaliser le mythique mois de mai 68, on perd sans doute la possibilité même d'un événement collectif, d'une résistance commune. Son Contre-discours de mai n'est donc pas tendre avec les embaumeurs qui ressortent leurs oripeaux photographiques à chaque commémoration de Mai 68 pour s'arroger les rôles de premier plan et faire ainsi le lit des fossoyeurs qui ne demandent qu'à liquider l'héritage de cette révolution avortée.

Car il faut être clair : Mai 68 n'est pas la chasse gardée d'une bande d'échevelés atteints de jeunisme ou d'une troupe de réactionnaires qui ont su conquérir et garder le pouvoir. Il s'agit donc de retrouver la vérité (anonyme et multiple) de cet événement en écartant l'histoire officielle, moralisante et nostalgique. Pour redonner toute sa puissance politique à un mois devenu depuis bien folklorique.

Si les cent premières pages sont un peu difficiles d'accès et qu'on se demande où l'auteur veut en venir avec ses nombreuses petites histoires de la grande Histoire, les soixante-dix pages suivantes sont riches d'analyses et d'enseignements. Quoique fleurant bon l'affreux gauchiste, force est d'admettre que François Cusset réfléchit bien. Et écrit encore mieux, ce qui ne gâche rien.


De la défense des valeurs libertaires au libéralisme

Embaumeurs et fossoyeurs de Mai 68 feraient donc cause commune pour finalement conserver leurs privilèges. Car si notre hyperprésident se trouvait de l'autre côté des barricades, les pseudos-rebelles qui le pourfendent de leur idéologie bobo sont pour beaucoup d'anciens gauchistes. Ainsi, ces anciens leaders autoproclamés d'une jeunesse qui a (mal) vieilli contrôlent aujourd’hui tous les leviers du pouvoir. C’est une génération qui est restée continûment sur le devant de la scène depuis quarante ans.

Si le facteur générationnel s'impose de lui-même, François Cusset lutte très clairement contre la logique rétrospective qui voudrait rendre inévitable la métamorphose de l’ancien gauchiste en patron autocrate. Mai 68 a été l’histoire de plusieurs dizaines de milliers de militants anonymes qui sont aujourd'hui des travailleurs comme les autres et qui ne sont pas tous devenus essayistes de bistrot ou polémistes de plateau. Une poignée d’entre eux a converti les valeurs libertaires en valeurs libérales, mais tous ne sont pas passés du col Mao au Rotary.

Pourtant, "c'est exactement ce qui est arrivé aux égéries officielles de mai 68, une poignée d'ex-gauchistes devenus notables ou patrons de presse, leaders autoproclamés d'une révolte qui n'en eut point, thuriféraires attitrés d'un épisode aux mille conteurs, porte-étendards et souvent seconds couteaux d'une seule bataille dont il n'attendirent pas même le dénouement [...] pour passer dans le camp adverse avec armes et bagages"   . Dans la ligne de mire : Cohn-Bendit, Joffrin, Kouchner, Castro, July, Glucksmann, Krivine, Geismar... et bien d'autres.


De la révolution à la réaction

Les commémorations de Mai 68 ont ce point commun qu'elles s'efforcent de créer une scission artificielle entre la dimension politique et sociale et la dimension culturelle. Pourtant, les deux aspects étaient liés : la drague en AG, la révolte festive, l'enthousiasme militant...

Conséquence logique de cette dichotomie : on présente Mai 68 comme la mère de tous les maux. De l'égoïsme et l'individualisme dominants à la crise du débat public en passant par l'arrogance des publicitaires et le relativisme culturel. Et puis, tant qu'on y est, l'invasion de l'Irak et les appels à bombarder l'Iran.

C'est assez malin de la part des réactionnaires, car en scindant le regrettable événement politique et ses heureuses conséquences culturelles, on fait passer un double message. Premièrement : la révolution c’est chic, puisque c’est fini. Deuxièmement : faire la fête est un acte politique. Et c'est plus facile de contrôler des jeunes qui dansent sur le pavé que des excités qui les arrachent du sol pour les jeter. Comme on l'écrit encore dans Libération : "en 68, on s'est bien amusés"   . Et maintenant, c'est le couvre-feu ?


Du nombrilisme au mondialisme

Les pseudo-leaders et pourfendeurs de 68 qui trustent la scène médiatique française sont d'un parisianisme paralysant, comme si cette révolte populaire se limitait aux barricades du Quartier latin et aux rues dépavées de la rive gauche. C'est oublier la dimension internationale effervescente de 68 : la bataille de Valle Giulia à Rome, le strawberry statement de Simon Kunen, le printemps de Prague, la loi du 11 avril sur les droits civiques aux USA... C'est aussi oublier les drames et les répressions qui accompagnent ces envies de révolution : le "lundi à la matraque" de Montréal, l'assassinat de Robert Kennedy, les lois anticommunistes de Suharto en Indonésie...

La conclusion est forcément plus universelle et dans la droite ligne de la pensée de François Cusset : "La révolte n’a pas de justification, elle a juste une logique : elle est l’unique solution quand on a refermé l’espace des possibles au nom de la Loi, la loi de la République, de l’Europe, de l’économie, du plus fort et du plus petit dénominateur commun."  


* Retrouvez notre dossier 68

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Crédit photo : Roger Joly / flickr.com