En regardant ou en lisant autrement certains témoignages, l’existence du philosophe se révèle plus diversifiée et moins déshumanisée qu’on le pense habituellement.

Pénétrer la vie d’un auteur n’est pas une tâche aisée, on le sait. Non seulement on a vite fait de se focaliser sur un thème pris pour le tout de sa vie, non seulement l’effet rétrospectif n’explique jamais rien sinon de manière téléologique, mais on risque aussi toujours de faire reposer les événements d’une vie humaine sur des causalités mécaniques qui rendent finalement cette vie incompréhensible. Ceci vaut pour n’importe quel auteur(e) dont on veut réaliser ce qu’on appelle désormais un « biopic ». Ceci vaut a fortiori pour des auteurs dont la biographie est sur-exploitée, quoique toujours réduite à quelques épisodes tellement commentés qu’on ne sait plus quelle saveur réelle ils peuvent avoir. Ceci vaut encore pour des philosophes chez lesquels les distinctions de la vie et de l’œuvre littéraire et artistique sont moins flagrantes à observer que dans d’autres cas, l’exercice philosophique n’ayant pas la même teneur que l’exercice artistico-littéraire.

Justement, concernant un auteur célèbre, Jean-Paul Sartre (1905-1980), François Noudelmann nous entraîne dans une aventure qui mérite qu’on s’y arrête : celle d’entrer dans la vie de cet auteur par une stratégie du « pas de côté ». Ce qui est bien annoncé par le titre de l’ouvrage : « un tout autre » Sartre. On savait possible un « autre » Sartre, à condition de passer outre les hagiographies. On n’avait pas prévu un « tout autre » Sartre. Pour s’engager dans cette voie, il fallait soit disposer de nouveaux documents, soit pouvoir s’appuyer sur de nouveaux témoignages, soit trouver un nouvel axe d’analyse. C’est un peu tout cela que l’auteur nous propose. Ce qui a l’avantage de permettre une enquête plus contradictoire et plus vive que celle qui a mobilisé les commentateurs habituels. Ce « pas de côté » consiste à penser latéralement une vie de pensée et d’écriture, en suivant un individu à travers ses voisinages, les milieux grâce auxquels se sont ouvertes pour lui des perspectives inattendues, les personnes avec lesquelles il a pris une direction insoupçonnée, et à explorer les documents remis entre les mains d’Arlette Elkaïm, comme les écrits de cette fille adoptive du philosophe. En échappant ainsi au causalisme univoque, et à l’idéologie du couple Sartre-Beauvoir qui se trouve justement interrogée, l’auteur peut insister à bon droit sur les moments de découragements de Sartre, sur ses dépressions, sur tous ces éléments qui enrichissent une vie toujours présentée de manière linéaire et téléologique.

Un Sartre éclaté

Ce sont bien les mêmes événements que ceux que l’on trouve ailleurs qui sont racontés par l’auteur. Mais ils ne sont pas racontés de la même manière, et ils bénéficient d’un nouveau regard appuyé sur la différentielle entre les engagements publics de Sartre et ses motivations privées. Qu’on ne se trompe pourtant pas sur la démarche entreprise. Ce n’est pas parce qu’il insiste sur les contretemps, les incohérences, les discontinuités, les étapes qui mettent en désordre le déroulé des biographies célèbres, que Noudelmann présente un Sartre hypocrite. Pas du tout.

Il théorise d’ailleurs sa démarche en fin d’ouvrage, dans un dernier chapitre intitulé : « Qui fut Sartre ? », là où il explique ne pas vouloir présenter « son » Sartre, comme si l’enjeu était de dresser encore un portrait univoque satisfaisant pour lui-même, mais un Sartre qui reste pris « en tension entre des vies disparates », tantôt vouées à la publicité, tantôt vouées au vagabondage insouciant.

Mais en reprenant les événements à la lumière des archives d’Arlette Elkaïm-Sartre, il ouvre des pistes inattendues, lit des documents déliassés et dévoile des événements de vie peu pris en compte. Dès lors, Sartre en sort divisé, mais pas hypocrite. « Il croit à ce qu’il dit et fait, mais il ne s’y retrouve pas complètement », parce qu’existent d’autres ressorts de ses actions. En un mot, il n’y a pas de « vrai » Sartre, celui des autres biographes ou celui de Noudelmann, mais un être qui est à la fois celui qui s’engage en politique et celui qui, à certains moments, affirme, dans l’intimité, que la politique « l’emmerde », et rêve d’y échapper. Noudelmann insiste à juste titre : « il n’est pas de raison de disqualifier » quoi que ce soit. Mais il arrive bien à Sartre, parfois, de prendre ses distances avec ce qu’il fait.

Et Noudelmann de compléter son propos en précisant : « Le plus instructif consiste […] à comprendre, si l’on s’intéresse à la fabrique des idées, comment des vécus très contradictoires produisent des écrits puissants ».

Être sartrien ?

Cela ne peut donc consister à se rendre aveugle à tout ce qui pourrait, croit-on, oblitérer la figure glorieuse du maître. D’ailleurs, notre époque n’en est pas à son coup d’essai en matière de « révision » (non pas révisionniste) de la manière de traiter les vies des auteurs. Traitements qui, en général, veulent transmettre des traits éloquents et non des hésitations, des doutes, des découragements qu’il est pourtant difficile d’éliminer totalement d’une vie humaine.

Aussi Noudelmann nous fait-il découvrir un Sartre léger, rêveur, rieur, gérant ses accommodements avec les responsabilités morales et politiques. En mettant en public une vie menée en dehors du cours de la Grande Histoire, pour mieux y revenir, il donne corps à une politique de l’existence différente de la politique des déclarations, des professions de foi, des contraintes qui ont marqué l’engagement sartrien. Savoir qu’il reconnaît s’être trompé sur l’URSS, sur d’autres sujets aussi, lui redonne une humanité que les hagiographies lui ont dénié. Ou pour le dire autrement, Noudelmann présente les tensions qui sourdent constamment entre l’engagé officiel et public et le désengagé privé, qui regarde ses engagements parfois avec anxiété.

Pour Noudelmann, cette ambivalence témoigne d’un équilibre instable entre un soi qui se cherche, se fuit, et des agencements nécessaires avec les autres. Il insiste un peu plus avant dans l’ouvrage en affirmant que le « grand Sartre, le Sartre officiel, écrivain engagé, conscience morale de son temps, interlocuteur politique des révolutionnaires du monde », ce Sartre cache de nombreuses autres personnalités.

Un portrait iconoclaste

En tempérant donc la vision rétrospective et pédagogique d’un itinéraire rationnel gouverné par la politique, comme on en trouve dans de nombreux ouvrages, l’auteur se décale par rapport à la figure publique, sans minimiser pour autant le rôle du philosophe. Il est plus proche d’une recherche portant sur les sentiments d’obligation qui animent les écrivains.

Ce qui se révèle efficace pour saisir un peu autrement les déclarations sur le « bonheur communiste » : il lui est arrivé de souhaiter voir naître sous sa plume une littérature « dégagée », mais qui pourrait coexister avec l’engagement forcené du philosophe. L’auteur insiste sur cette expression, de la main de Sartre, et lui donne une fonction dans sa propre recherche.

D’une certaine manière, il décrit deux tendances : le troubadour et le militant, chez Sartre. Ces deux tendances s’affrontent avec des effets ravageurs. Sartre a, en effet, connu des moments de saturation, de dépression. Moments d’abattement : il est saturé d’écritures contraintes, de commande de préfaces, d’interventions multipliées. Il use d’amphétamines, mais il en est anéanti par surdose. Sourdement, écrit Noudelmann, Sartre s’est parfois révolté contre les devoirs qu’il s’est imposé. Il décrit comment il lui est arrivé d’éprouver un dégoût de la politique au moment même où il écrivait ses analyses les plus virulentes.

Dans de nombreuses confidences, avec les femmes surtout, et pas toujours avec Simone de Beauvoir, il exprime une sorte de révolte individuelle (à la manière de Roquentin ?) contre sa propre veine militante. Nombre de ses voyages sont conçus comme antithèse de son activisme politique. Il se découvre alors une personnalité inédite, une attention poétique au monde. Sartre expose ses contemplations (villes, paysages), explicite son plaisir esthétique sans finalité d’écriture publique.

Autre élément de cet iconoclasme à lire si l’on est clairvoyant sur la notion d'existence, fût-elle celle d’un écrivain-philosophe : Sartre non seulement explique se sentir toujours beaucoup mieux avec « des » femmes, mais il affirme encore un élément féminin en lui. Ce qui a tout le moins signe un goût de l’observation de soi que l’on commente trop peu souvent.

Plusieurs passages de l’ouvrages insistent aussi sur le rôle d’Arlette Elkaïm, devenue par adoption Elkaïm-Sartre, rendant ainsi justice au travail de cette « fille » tardive, bouleversant quelques idées jadis émises par Sartre, sur la famille, la filiation et la transmission, le travail à lui confier (entre autres autour du scénario du film sur Freud, occasion d’en apprendre plus sur les rapports Huston-Sartre), etc.

Une dernière intrigue : chacun connaît les entreprises biographiques de Sartre (Mallarmé, Flaubert, Genet, etc.). Sartre affirme à ces occasions sa passion de comprendre les humains. Mais comme le signale Noudelmann, à ne commenter que les résultats de ces travaux, on oublie de questionner ce qui motive le défi biographique. L’auteur y revient à juste titre pour justifier sa propre tentative.