En réagissant à l’assassinat de son ami Medgar Evers, militant des droits civiques, Baldwin rédige une belle œuvre dont la traduction nous arrive dans un contexte où le racisme n’a pas disparu.

L’actualité résonne des contre-coups des affaires George Floyd (25 mai 2020, Minneapolis), Jacob Blake (23 août 2020, Kenosha) et des scandales de violences racistes qui éclosent presque chaque semaine aux Etats-Unis. L’écho qu’ils rencontrent en Europe signale qu’ils ne concernent pas uniquement les États-Unis et que, d’une manière ou d’une autre, ils façonnent une « cause » universelle. Or, quoi de plus favorable à une universalisation que les lettres, sous toutes leurs formes, le verbe oral ou écrit qui met en scène des langages et crée des scènes de dissentiments en particulier grâce à leur capacité à confronter de multiples personnages, des propos violemment opposés et à fouiller autant que possible les positions des uns et des autres, à partir de leurs phrasés (on pourrait dire leur « psychologie » si cela avait du sens pour des personnages de papier) ?. C’est ainsi que nos bibliothèques se remplissent de « cris » littéraires finement ajustés à l’examen de protestations vives, de crises de conscience, de joutes argumentaires déployant toutes les facettes de situations et partages humains. Ce sont bien des « cris », non des hurlements : des cris sans son, mais percutants, trouant à chaque fois avec habileté la quiétude des « âmes mortes ».

La plupart des assassinats récents de noirs, militants ou non des droits civiques, de militants de la dignité humaine et de militants s’opposant à des génocides racistes sont passés en littérature après avoir réussi à surmonter grâce à eux leur cantonnement aux « fait divers ». On se souvient, pour revenir à nos contrées, de l’année 1947, cette année où Jean-Paul Sartre réveille la bonne conscience française, certes avec une affaire américaine, mais en plantant un décor où se mêlent sexe, racisme, pouvoir politique, manipulations en tous genres. Il s’agissait de La P. respectueuse, ce drame situé effectivement dans l’Amérique des années 50, après l’assassinat de plusieurs « Nègres ».

James Baldwin (1924-1987)

Concernant James Baldwin, rappelons seulement que cet auteur afro-américain, réfugié en France pour ne plus subir les discriminations américaines liées à sa couleur et à son homosexualité, est ensuite retourné aux Etats-Unis combattre le racisme aux côtés de Martin Luter King, Malcom X et d’autres. Dès lors, depuis le sol américain comme depuis son refuge français, il n’a cessé de lutter contre les restrictions ou suppressions des droits civiques aux États-Unis. Il s’est consacré à l’égalité des citoyens et citoyennes dans sa société, mais avec des accents spécifiques. Ce qui le montre fort bien, en marge des biographies, ce sont les épigraphes de la pièce de théâtre dont nous parlons ici, publiées par les Éditions La Découverte. À propos du meurtrier qui fait l’objet de sa réflexion et du racisme qui le mobilisait, il écrit : « C’est nous, peuple américain, qui l’avons créé, il est notre serviteur ; c’est nous qui lui avons mis l’aiguillon à bétail en main et nous sommes responsables des crimes qu’il commet ».

Il faut relever ce « nous » (englobant, quelle que soit la couleur de peau) pour saisir que Baldwin ne restera jamais unilatéral ou manichéen, comme nous le verrons encore ci-dessous. Par ce « nous », il souligne non seulement que le racisme n’est pas naturel – ce qui ne signifie pas qu’il soit facile d’en expliquer les racines –, mais encore que ce sont les sociétés entières qui portent de telles convictions et qui se fracturent, sans doute pour des raisons d’intérêts, autour du principe de la couleur de la peau. Elles assignent, d’une manière ou d’une autre, des individus à se croire ceci ou cela et à en obliger d’autres à se soumettre à la figure qu’on veut leur faire afficher.

C’est sur ce motif que Baldwin rédige, entre 1963 et 1964, cette pièce de théâtre : Blues for Mister Charlie. Ce titre est traduit, ce n’est pas une erreur, par Blues pour l’homme blanc, parce que dans le langage américain, « Mr. Charlie » est une expression qui désigne l’homme blanc. La pièce a été mise en scène dès sa création à Brooklyn (New York).

Des événements et une tâche 

S’agissant d’un cri percutant contre le racisme, l’auteur se réfère implicitement à tout un contexte dont il faut dire deux mots, puisqu’il ne paraît dans cette pièce de théâtre que de manière euphémisée. En 1955 : torture et meurtre d’un jeune Noir, le meurtrier est acquitté. 1963 : agitations autour de cette question aux États-Unis, d’autant que la déségrégation a été ordonnée par la Cour Suprême, mais n’est pas respectée. Rosa Park, dont tout le monde connaît désormais le courage, a fixé le chemin qui conduira du discours de Martin Luther King à la fin de la limitation légale de l'accès des Noirs à certaines rues, à certains lieux, à certaines professions réservés aux Blancs. Mais en 1963 toujours, quatre adolescentes Noires sont agressées, de même qu'un militant des droits civiques, de surcroît ami de Baldwin.

Si réductrices que soient ces lignes, elles soulignent que rien ne semble changer après chaque meurtre. Les meurtriers sont toujours absous. Peut-on se fermer les yeux ? Certes non, et Baldwin s’attache alors à une tâche : tenter de déterminer les mécanismes du racisme ? Encore cela ne suffit-il pas. Il faut aussi expliquer pourquoi les mêmes faits se réitèrent avec les mêmes conséquences, dans des temps et des situations différentes. Qu’est-ce qui pousse un Blanc à tuer un Noir ?

Baldwin refuse les simplifications autant que les complaisances. Il refuse le manichéisme, ce qui est très clair dans la pièce ici en question. L’idée est plutôt de demander finalement à chacun de s’interroger, pour autant qu’Américains (puis par l’effet de la traduction, Européens), autour d’une même histoire, celle des États-Unis, celle d’une fédération qui n’est pourtant pas une nation blanche.

En revanche, c’est en elle, et relativement à tous, que certains se croient Blancs, et que les autres sont obligés de se considérer comme Noirs. De là le leitmotiv : répéter chaque fois que possible que tous sont des humains.

L’écriture d’une pièce de théâtre

C’est dans cet esprit que la pièce déroule ses mots. Le racisme, montre-t-elle, est la configuration de tout un monde d’expériences. Il n’est pas systémique au point de passer pour « naturel ». Il est systématique parce qu’il donne à ce monde sa topographie et ses rythmes. Trop d’anti-racismes reposent sur l’assurance de savoir comment on peut se comporter autrement, en prenant conscience des choses. Or, il faut plutôt supposer le racisme immanent à une manière sociale de construire les liens entre les individus, les partages qui couvrent toute la surface des relations humaines. L’opinion portant sur l’inégalité des « races » n’est pas affaire de jugements, c’est une affaire de structures artificielles (qui peuvent donc être transformées).

La pièce est construite avec un art vivifiant de la réplique. Elle n’est pas conçue linéairement, ou destinée à raconter seulement des événements. Elle constitue une écriture vivante qui, sans angélisme ni haine, fouille les croyances racistes et les élaborations de la haine sociale et politique.

Baldwin refuse de laisser le bien et le mal se faire face. Car cela n’explique rien et trop d’anti-racistes se contentent de ces dichotomies ou de leur renversement, rejoignant par-là les racistes, malgré tout. On pourrait affirmer plutôt qu’il explore la manière dont la bêtise est confondue avec l’intelligence et la beauté avec la vulgarité.

Dans ce dessein, mais évitons de raconter la pièce, trois actes se déploient dans une mise en scène (souhaitée ou effective) partagée, laquelle permet de voir/entendre des partis contraires, mais aussi le passé et le présent, le Nord et le Sud (des États-Unis), etc. La lecture solitaire est d’ailleurs toujours conduite, dans cette édition, par les remarques de mise en scène prévues par l’auteur.

Cette édition est cependant assortie d’une « présentation » qu’il convient de ne pas négliger, car non seulement elle rappelle les événements essentiels qui peuvent mobiliser un discours, mais elle amplifie les propos en les reliant à tout un contexte de discours et d'auteurs (Martin Luther King, Malcolm X, Philip Roth).

Au-delà de l’exploration des affirmations du suprématisme blanc, reste une question que le lecteur ne peut pas éviter. Elle porte sur les rapports de la littérature et de l’ordre du monde (comme elle pourrait porter sur les rapports de l’art et de la société). À quoi conduit vraiment le théâtre, quelle fin se propose-t-il, que réussit-il ? Ce sont les questions d’Ernst Bloch indiquées en note par Gérard Cogez, présentateur et traducteur de la pièce, devant le peu d’impact social de l’art. S’il n’a pas les moyens de changer le monde, l’art permet peut-être de déployer moins d’indifférence.