Ferenczi, l'élève longtemps désavoué de Freud, tient sa biographie. L'ouvrage réhabilite le personnage en même temps qu'il reconstitue l'environnement des premières années de la psychanalyse.

C’est par la rupture avec Freud que Benoît Peeters ouvre son essai biographique sur Ferenczi. Ce qui l’intéresse chez le pionnier de la psychanalyse hongroise, c’est l’homme qui, plus qu’un autre, posa la question de la fidélité au maître et de l’émancipation d’avec lui. C’est l’« enfant terrible de la psychanalyse » qui, dans les dernières années de sa vie, osa bousculer l’orthodoxie freudienne, au prix d’une inquiétude qui lui a peut-être coûté la vie.

La dernière rencontre entre Ferenczi et Freud

En 1932, l’ultime rencontre entre les deux hommes sonne le glas de vingt-quatre années d’aventure intellectuelle. À partir de 1908, et plus encore après le conflit dramatique qui a opposé Freud à Jung en 1912, Ferenczi aura souvent été l’interlocuteur et le lecteur privilégié de Freud. Le 2 septembre 1932, Ferenczi entre pour la dernière fois dans le bureau de Freud. Il est accompagné de sa maîtresse, Gizella Pálos. Après dix années d’atermoiements et d’hésitations entre cette femme mariée, un peu plus âgée que lui, et sa fille Elma, Ferenczi a fini par épouser la mère en 1919. Freud s’est trouvé mêlé de près à cet imbroglio sentimental invraisemblable, rencontrant Gizella, prenant en analyse tour à tour Elma et Ferenczi, donnant des conseils à l’analyste, affichant d’emblée sa préférence pour la mère, tandis qu’Emma racontait ses séances à Gizella, qui en rendait compte à Ferenczi, lequel commentait l’avancée de l’analyse de la jeune fille dans sa correspondance avec Freud…

Pendant toute cette période, l’amitié des deux hommes a survécu à cette confusion des rôles généralisée et aux interventions parfois abruptes de Freud. La dissymétrie de leur relation s’est maintenue elle aussi, inhibant probablement la pensée de Ferenczi jusqu’à la fin des années 20. Mais, voilà trois ans que Freud observe son disciple prendre ses distances. C’est seulement à partir de cette époque que paraissent les textes les plus personnels de Ferenczi. Les critiques de Freud sur sa pratique et son approche théorique se durcissent alors. En 1932, Ferenczi n’a que 59 ans, mais il a prématurément vieilli et les difficultés qu’il rencontre depuis quelques années avec Freud ne seraient pas étrangères au délabrement de son état. C’est en tout cas le diagnostic qu’il établit lui-même dans son Journal clinique.

Et Ferenczi s’émancipa

Pourtant, si Ferenczi n’a cessé d’innover, c’est que son expérience auprès de patients difficiles lui a enseigné que les règles devaient être appliquées avec souplesse. Il a essayé des cures au long cours, des séances à l’extérieur, d'autres au chevet du patient, et pour restaurer la confiance de ses analysants, il s’est autorisé des gestes de tendresse comme de se laisser embrasser par certains d’entre eux ; avec d’autres, il a inventé l’analyse mutuelle. Mais s’il a parfois emprunté des pentes glissantes, Ferenczi a toujours été attentif à sa propre ambivalence vis-à-vis de l’un ou l’autre de ses analysants et s’est montré constamment ouvert à l’auto-critique.

Lors de leur dernière rencontre, Ferenczi se rend chez Freud pour soumettre à son aîné une communication qu’il compte présenter au congrès annuel de l’Association Psychanalytique Internationale (API). Freud écoute Ferenczi. À la fin, il lui demandera de s’abstenir de lire comme de publier l’article qui deviendra « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». Il lui recommandera d’ailleurs de faire une pause et de s’abstenir de publier quoi que ce soit pendant un an. Ferenczi n’aura pas besoin de patienter si longtemps. Il mourra le 22 mai 1933, d’une anémie pernicieuse.

Une œuvre réhabilitée

Après sa mort, la réputation de Ferenczi a longtemps pâti de la biographie officielle de Freud rédigée par Ernest Jones. La vive inimitié développée par le psychanalyste anglais à l’endroit de son ancien analyste lui inspire un portrait qui discréditera Ferenczi pour longtemps. Ferenczi y apparaît comme un homme mentalement perturbé à la fin de sa vie, en proie à des idées délirantes, et dont les thèses et la pratique auraient dangereusement dévié.

C’est Michael Balint, l’exécuteur testamentaire de Ferenczi, qui rassembla l’œuvre du psychanalyste hongrois et batailla pour que ses derniers articles paraissent dans le recueil de ses travaux. En France, la nièce de M. Balint, Judith Dupont, a beaucoup fait à son tour pour restituer l’héritage de Ferenczi. C’est elle qui a créé en 1969 la revue Le Coq Héron et a œuvré pour que l’ensemble de ses écrits soient traduits en français. La correspondance de Ferenczi avec G. Groddeck paraît en français en 1982, le Journal clinique en 1985. Mais il faut attendre la publication de la correspondance entre Freud et Ferenczi en 1992 pour mesurer l’apport de l’élève à la psychanalyse. En France, les ouvrages critiques sur Ferenczi se multiplient à partir des années 90. En 1993, C. Lorin publie Sándor Ferenczi. De la médecine à la psychanalyse aux PUF ; en 2011, P. Sabourin fait paraitre Sándor Ferenczi, un pionnier de la clinique, aux éditions Campagne première.

L’écrin d’une vie

En réalité, à défaut d’être lu, Ferenczi était connu en France depuis les années 60 grâce à Wladimir Granoff, compagnon de la première heure de Lacan. Depuis un demi-siècle, pour les psychanalystes, Ferenczi était celui qui avait soulevé la question de la fin de l’analyse, des futurs analystes en premier lieu. De ses innovations, on avait retenu l’insistance sur le tact et sur la nécessaire « élasticité de la cure ». Ferenczi était regardé comme le précurseur des aménagements de la cure auprès de patients angoissés par le protocole analytique strict. Il avait été le premier à recevoir un type d’analysants qui afflua dans les cabinets à partir des années 60. Trente ans après la mort de Ferenczi, la prise en compte des « états limites » avait remis sur le devant de la scène l’élève insoumis de Freud.

Mais l’œuvre théorique de Ferenczi était restée confidentielle. Quant à sa correspondance, elle laissait dans l’ombre des pans entiers du dialogue entre Freud et Ferenczi, appelant des recoupements et des prolongements pour reconstituer leurs échanges, que ce soit pendant leur déplacement aux USA en 1909, pendant leur voyage en Italie l’été suivant, ou pendant la guerre de 14-18. Du reste, même lorsque les deux hommes ont le loisir de s’écrire, tout ne peut pas se dire entre eux. Le relais est alors pris par les correspondances entre Freud et Jung puis Eitingon d’un côté, entre Ferenczi et Groddeck puis le Journal clinique de l’autre.

La biographie de B. Peeters puise à toutes ces sources et complète avec bonheur l’image que l’on avait de Ferenczi. Elle s’adresse à un public plus large auquel elle fait découvrir ce pionnier inquiet et romanesque. Si Freud a qualifié certains des articles de Ferenczi d’« or pur », c’est leur auteur qui reçoit ici le magnifique écrin d’une biographie à l’écriture légèrement romancée mais toujours précise et élégante, et d’une édition à l’esthétisme soigné, richement illustrée, conçue sur un fond bleu intense en hommage à l’auteur de Thalassa.

D’une théorie du traumatisme à l’autre

Reste un point sur lequel achoppe la volonté de vulgarisation de cet essai biographique. L’insistance avec laquelle sont évoquées les réflexions de Ferenczi sur le traumatisme pourrait être grosse de malentendus. Pour B. Peeters, l’actualité judiciaire sur les abus sexuels confirme la clairvoyance de Ferenczi. Et effectivement, dans cet article essentiel de Ferenczi que constitue « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », l’auteur ne se contente pas d’élucider le malentendu entre la demande de tendresse des enfants et la réponse érotique que leur apportent certains adultes. Ferenczi prend aussi position sur le plan de la réalité. Il confirme qu’il croit en la fréquence des abus sexuels, plusieurs de ses patients ayant reconnu dans leurs cures avoir eux-mêmes commis de tels abus. En quoi Ferenczi se révèle sans doute étonnamment disposé à ouvrir les yeux sur une réalité sociale qui s’est imposée aux observateurs de longues décennies plus tard. Mais est-ce en tant qu’observateur de la société qu’on attendait Ferenczi ?

Les auteurs de la revue Le Coq Héron ont souligné l’importance de la notion de traumatisme dans les derniers travaux de Ferenczi. Ils ont rassemblé les articles de Ferenczi, ses Notes et fragments et les passages de son Journal clinique dans lesquels il s’est exprimé sur la fragmentation psychique qu’il observait chez des patients traumatisés. Ils ont mis en valeur la théorie de Ferenczi sur le clivage de la personnalité entre une partie éteinte, comme morte, et une partie qui souffre, puis sur la tendance au masochisme et aux troubles psychosomatiques qu’entraîne cette dislocation. Le tact, la compassion dont il entend faire preuve dans ses cures, visent à créer les conditions pour que l’analysant élabore une représentation mentale quand le traumatisme a interdit toute représentation psychique du traumatisme.

Une plongée biographique et iconographique dans le monde de Ferenczi

Les auteurs du Coq Héron rattachent cette théorie à celle de psychanalystes qui ont été très engagés dans la clinique des patients difficiles. Comme Ferenczi, Bion, Winnicott ou A. Green ont adapté leur pratique face à des patients qui avaient été confrontés à l’effraction de quelque chose d’irreprésentable. Leurs différents apports théoriques sont tirés des changements qu’ils ont introduits dans cette clinique. Mais chez Bion, chez Winnicott, chez A. Green, le rôle de l’analyste n’est jamais confondu avec celui de la justice ni avec celui de l’observateur social. Il y a loin entre cette postérité de Ferenczi et une certaine tendance en vogue dans la psychiatrie contemporaine qui envisage la réalité du traumatisme comme une cause à défendre. Sans doute trouve-t-on, il est vrai, un penchant chez Ferenczi à vouloir défendre la cause de ses propres traumatismes et à dénoncer la froideur de Freud devant ce qu’il met en avant. Mais cette dimension de l’œuvre de Ferenczi, comme certaines des critiques de Freud, auraient probablement appelé une lecture plus attentive aux effets du transfert et du contre-transfert. On aurait pu souhaiter en tout cas un peu plus de distance par rapport à la dernière tendance psychiatrique, Ferenczi ne gagnant pas forcément à être présenté systématiquement comme le précurseur des orientations les plus récentes.

 

Il reste que la biographie de B. Peeters ne visait pas à entrer dans le débat entre les différentes conceptions du traumatisme qui pourraient se revendiquer de Ferenczi. Outre le récit très vivant d’une vie singulière, elle montre bien la fécondité de la pensée du psychanalyste hongrois et le mal qu’il a eu à faire entendre ses conceptions les plus novatrices. La lutte de Ferenczi avec lui-même et le combat des héritiers officiels contre ses derniers travaux font bien apparaître les difficultés des successeurs de Freud à faire évoluer la théorie et la pratique du maître sans dénaturer la psychanalyse. La biographie de ce personnage déchiré entre sa fidélité et sa volonté d’émancipation est l’occasion d’une plongée dans une époque où la question de la transmission de la psychanalyse s’est posée avec acuité. L'iconographie qui accompagne cette biographie est à la hauteur de ce que l’on peut attendre d’un catalogue de musée et participe indéniablement à la fresque de cette période d’émulation et de déchirements.