Un roman choral et chorégraphique, inscrit dans le Zaïre des années 1980, où les multiples personnages s’approprient leur vie à force de raconter des histoires.

Un roman du Zaïre

Apparemment, La Danse du Vilain plonge le lecteur dans la même atmosphère que Tram 83, premier roman de Fiston Mwanza Mujila. On retrouve l’univers d’une économie illicite, dans une grande ville d’Afrique centrale dont le cœur semble battre au rythme d’un bar où se nouent et se dénouent des affaires louches, le « Mambo de la fête » remplaçant ici l’établissement qui donnait son titre au précédent opus. Le sentiment de continuité vient surtout du style où règne le travail sur le rythme, à travers énumérations, figures de répétition et ruptures de construction. La « note de l’auteur », en fin de volume, explique l’importance qu’a prise la musique, jazz et rumba, dans son écriture, ce qu’indique aussi le titre de l’ouvrage, qui désigne un morceau qui ne cesse de faire danser les nombreux personnages.

Pourtant, le projet n’est en rien celui de Tram 83. Alors que le premier roman construisait un espace imaginaire, la « Ville-Pays », comme ont pu le faire en leur temps Sony Labou Tansi, Henri Lopes ou Williams Sassine, La Danse du Vilain est enraciné dans l’histoire du pays natal de son auteur, la République démocratique du Congo, ou plus exactement le Zaïre, puisque le lecteur assiste aux derniers moments du régime de Mobutu, qui avait rebaptisé le pays. Fiston Mwanza Mujila participe ainsi aux relectures romanesques de l’Histoire que l’on a pu voir à l’œuvre ces dix dernières années, entre autres, dans La Saison de l’ombre   , Les Maquisards   ou Un océan, deux mers, trois continents   . Mais s’il ancre nettement son récit au Zaïre, et plus précisément à Lumumbashi, où se déroule la majeure partie de l’intrigue, le système de références est loin d’être unique. La Danse du Vilain est un roman-monde non seulement parce qu’il nous plonge dans un univers où se multiplient les personnages et les intrigues, mais aussi parce qu’il nous renvoie à une géographie complexe. Si Lumumbashi est le lieu principal, la ville entre sans cesse en écho avec Lunda Norte, à la frontière angolaise, région minière où des migrants zaïrois en quête de diamants se retrouvent dans le bar de Tshiamuena, qui s’invente sans cesse des vies, jusqu’à s’imaginer avoir été japonaise, dans un clin d’œil à Dany Laferrière   . Par ailleurs, Frantz est un écrivain autrichien qui s’installe au Zaïre, double inversé de l’auteur qui est un écrivain congolais vivant en Autriche.

La multiplication des récits

Cependant, La Danse du Vilain renvoie au monde de manière complexe parce que le livre est en lui-même un monde. Difficile de résumer le roman, tant la matière est riche et profuse. Fiston Mwanza Mujila, dramaturge dont certaines œuvres ont paru à Vienne, se souvient très certainement de La Ronde d’Arthur Schnitzler, à ceci près que la « Danse du Vilain » est une chorégraphie plus complexe. Les personnages ne cessent d’aller et venir, chacun cristallisant un récit qui s’égrène au fil du texte. Ils ne cessent de se raconter, d’inventer leur(s) vie(s), depuis la tenancière du bar en Angola qui se déclare centenaire jusqu’à l’enfant des rues qui raconte s’envoler toutes les nuits pour un monde parallèle où il est père de famille, en passant par l’ancien gendarme qui se rêve opposant politique. D’ailleurs, les narrateurs ne cessent de se relayer sans crier gare, si bien que les voix, comme les instruments dans un morceau de jazz, finissent par créer un effet choral.

L’entrelacement de toutes ces lignes narratives fait la matière du roman, qui reconfigure l’histoire de la RDC à travers un jeu sur des types littéraires de la littérature africaine. M. Guillaume, le chef des Services de renseignement, n’est pas sans évoquer les dictateurs qu’ont mis en scène Sony Labou Tansi, Henri Lopes ou Ahmadou Kourouma   . En 1956, Ferdinand Oyono, dans Une vie de boy, et Mongo Beti, dans Le Pauvre Christ de Bomba, se jouaient de l’imaginaire colonial raciste qui infantilisait les Africains en mettant en scène des enfants dont la naïveté permettait la dénonciation de la violence coloniale. Fiston Mwanza Mujila retourne le procédé : les nombreux enfants des rues du roman refusent explicitement d’être des enfants, au nom d’une expérience de la vie qui les place souvent dans une position de supériorité par rapport aux adultes. Ils rejoignent ainsi une autre figure importante de la littérature africaine contemporaine, celle de l’enfant-soldat   , qui apparaît à la fin du roman lorsqu’est racontée la prise de Lumumbashi par les opposants au régime de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo.

Plus largement, la multiplication des récits, dans leur confrontation au cadre historique où est inscrit le roman, témoigne des efforts de réappropriation de soi par des personnages en grande partie marginalisés : « On piquait des histoires à l’Est et à l’Ouest pour en fabriquer une seule, la nôtre, qu’on reproduisait à longueur de journée à l’instar du transistor jusqu’à ce qu’on commence à réellement y croire   . » Le jeu de l’intertextualité comporte un versant éthique    : réinventer la vie consiste à la faire sienne, et à contrer les dynamiques d’aliénation sociales et politiques