Défense et éloge de Greta Thunberg en apôtre de la vérité climatique.

Dans la lettre qu’il lui adresse publiquement, l’universitaire et essayiste Laurent de Sutter prend la défense de la jeune et très médiatique militante écologiste Greta Thunberg. Celle-ci a, juge l’auteur, été ignoblement prise à partie par l’intelligentsia. C’est en réaction à ces attaques qu’il prend d’abord sa plume. Son plaidoyer prend ainsi la forme d’une attaque en règle, non seulement des voix qui ont moqué ou dénigré l’adolescente, mais aussi, beaucoup plus largement, des intellectuels en général. De Sutter en vient, en effet, à critiquer de manière radicale « la culture hyperlettrée » caractéristique de nos sociétés, dont il avoue au demeurant être un pur représentant. Il en appelle même à la remiser dans le passé pour laisser place à un autre rapport au monde et aux affaires humaines qu’incarne, selon lui, la jeune Greta.

La charge de l’auteur contre l’intelligentsia est particulièrement virulente. Sa fonction est, affirme-t-il, celle d’une police de la pensée. Les intellectuels, écrit-il, « sont avant tout des flics réglant la circulation des pensées et des discours partout où peut s’étendre leur mainmise »   . Ces propos impliquent, semble-t-il, un exercice d’autocritique. L’acte de contrition personnel est, toutefois, vite contrebalancé, chez de Sutter, par la prétention distinctive à une stoïque lucidité : il saurait, lui, reconnaître, à la différence de la plupart de ses pairs, que le temps est venu de passer la main à la jeune génération et sa nouvelle manière d’être et d’agir.

Adieux à l’intelligentsia

Le propos, outrancier et fort peu argumenté, n’exprime, au fond, que le jugement subjectif, très chargé affectivement, de l’auteur. On peut tenter, malgré tout, d’en expliciter la question sous-jacente. C’est de la critique de la théorie au nom de la pratique qu’il s’agit. De Sutter reproche à l’intelligentsia de se complaire dans une procrastination sans fin, sous prétexte de complexité du réel. Elle serait captive d’une représentation fantasmatique de la connaissance, toujours ajournée, inatteignable en réalité. Pire, son existence même dépendrait de cet ordre de la connaissance livresque. Or, poursuit-il, la parole publique de Greta Thunberg mettrait précisément en cause les intellectuels dans la légitimité de leur fonction sociale, qui a partie liée au pouvoir. Ainsi se comprendrait la véhémence des réactions des « gens du livre » à la jeune écologiste. Cette analyse sans originalité reconduit à la célèbre formule de Marx appelant à cesser d’interpréter le monde pour enfin le transformer. Le propos marxiste est, ici, mâtiné du pessimisme mélancolique d’un Baudrillard diagnostiquant une « crise de surproduction de l’écrit ».

De Sutter se trompe de cible, car il est dénué de sens d’exiger des intellectuels et des universitaires qu’ils agissent conformément aux connaissances qu’ils établissent. Leur tâche est, par nature, théorique. Au mieux peuvent-ils formuler des recommandations pratiques, mais c’est, par définition, ceux qui sont en position d’agir qui en feront ou non quelque chose. L’auteur confond donc, selon une distinction que pointe Vincent Descombes, jugement théorique de l’intellectuel sur la pratique et jugement pratique de l’agent, qui doit agir ici et maintenant. L’agent, seul, est celui qui met en œuvre un syllogisme pratique dont la conclusion est une action   . Le reproche d’inaction doit donc être adressé à des agents, en particulier à ceux investis d’une magistrature, non à ceux qui ont en charge d’élaborer les connaissances ou même de conseiller les acteurs.

Certes, il importe que la recherche de la vérité et la réflexion critique n’inhibent pas l’action. Dans son oraison funèbre, rapportée par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse, Périclès faisait crédit aux Athéniens d’aimer philosopher sans tomber dans la mollesse. La philosophie contemporaine, elle, conceptualise la question en termes d’akrasia, terme grec qui signifie faiblesse de la volonté. Comment est-il possible de ne pas agir conformément à ce que l’on sait ? Agir de manière contraire à son jugement, est-ce une contradiction qui manifeste l’irrationalité de l’agent ? Comment pouvons-nous, individuellement et collectivement, lutter contre ce vice de la volonté ? L’inaction ne tient-elle pas au fait d’être tiraillé entre plusieurs objectifs rivaux ?   . Ce questionnement dessine une voie fructueuse pour élucider les causes ou les raisons qui font que les Etats et les gouvernements du monde n’agissent pas avec la diligence et la célérité qu’exige l’urgence climatique. Mais voilà, de Sutter ne veut plus, visiblement, entendre parler de connaissance, de compréhension ou de réflexion. Il est, comme ce personnage des Brigands de Schiller, « écœuré par un siècle barbouillé d’encre ».

Greta Thunberg, enfant prodige de l’écologie ?

Les propos de l’auteur soulèvent une autre interrogation. Elle porte sur les conditions de possibilité d’une Greta Thunberg. De Sutter crédite l’adolescente de « prendre position contre la connaissance », qui ne serait jamais qu’un « fantasme », au profit d’une relation au monde immédiate et pragmatique. Il convient de se demander ici ce qui permet à une adolescente, si tel est le cas, d’être plus clairvoyante et plus pertinente que les adultes sur les affaires humaines. La réponse à cette question, telle qu’elle peut être extraite des propos de l’auteur, emprunte à la religion : Greta Thunberg est, affirme-t-il, une sorte d’ « apôtre de la vérité climatique »   , une « apparition soudaine »   qui l’incarne dans sa pureté, sacrifiant tout narcissisme à sa cause. Elle indique le juste rapport au monde et la voie à suivre pour faire face au défi crucial du réchauffement climatique.

On ne cesse décidément, aujourd’hui, d’allumer des contrefeux mythiques face aux menaces du temps présent. De Sutter s’emporte contre ceux qui imputent le succès de Greta Thunberg au jeunisme. Sa promotion médiatique rappelle pourtant, par plusieurs traits, une autre figure de l’enfant prodige, la poétesse Minou Drouet, que Barthes avait analysé en son temps dans Mythologiques. L’enfant poète, publiée à l’âge de 9 ans par un grand éditeur parisien, avait défrayé la chronique au mitan des années 1950. Comme elle, Greta Thunberg semble posséder une maturité qui n’est pas celle de son âge. Mais le prodige ne se réduit-il pas, au fond, comme le fait valoir Barthes, à quelques années d’avance ? D’autant plus que les propos sur la question climatique de la toute jeune militante, au mieux fondés sur les informations aisément disponibles dans les médias, ne sont pas plus neufs ou originaux que ne l’étaient les vers de Minou Drouet.

Ce qui fait, en réalité, l’attrait de Greta Thunberg, multiplement primée et récompensée par de grandes et respectueuses institutions, c’est sa posture morale. Dans les diatribes qu’elle adresse aux grands du monde du haut de chaires auxquelles elle est complaisamment invitée, l’adolescente transgresse avant tout l’asymétrie de la relation normale entre l’adulte et l’enfant. Qu’une jeune personne d’âge mineur puisse faire la leçon aux personnes majeures, en particulier, aux gouvernants du monde entier, les pointer avec colère d’un doigt accusateur, est pain béni pour les médias en recherche de sensations. Mais, que l’on se représente l’enfant prodige comme une apparition miraculeuse ou comme une spontanéité géniale, les conditions sociales de la production d’un individu capable d’autonomie de pensée et d’action sont massivement ignorées.

Il faut, fera-t-on valoir, que l’époque soit bien fatiguée d’elle-même pour que, face au problème de l’impuissance à agir à la hauteur des menaces écologiques qui planent aujourd’hui sur l’humanité, certains intellectuels soient, à l’image de l’auteur de cette lettre, disposés à faire, de nouveau, le sacrifice de l’intellect et tentés de s’en remettre à la figure mythique d’une adolescente médiatique.