La 19ème édition du maître-livre de Denis Clerc, Déchiffrer l'économie, est l'occasion de se pencher sur celui-ci grâce à un entretien avec son auteur.
Le livre sans aucun doute le plus connu de Denis Clerc, Déchiffrer l'économie, en est cette année à sa 19e édition. La première date de 1983. Par comparaison, le manuel d‘économie de Raymond Barre n’en aura connu que quinze. La parution d’un livre d’entretiens de Denis Clerc, avec Christophe Fourel et Marc Mousli, dont le titre, Défricher l’économie, n'est pas sans évoquer celui-ci, et qui retrace son parcours, est l’occasion de revenir également sur ce maître-livre, où tant d’enseignants et d’élèves ont puisé matière à réfléchir.
Après une première partie montrant « Comment ça marche ? », qui traite des opérations de base et des différentes catégories d'acteurs, la deuxième moitié du livre est consacrée à « L'envers du décor » et, pour chacun des thèmes abordés, aux principaux arguments que l'on peut opposer aux économistes « orthodoxes » et à leur interprétation des événements. Régulièrement actualisée, elle allie le recul historique et la prise en compte des évolutions récentes, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans le succès réitéré du livre.
Denis Clerc a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter cette nouvelle édition à nos lecteurs.
Nonfiction : Tout d’abord, comment définiriez-vous ce livre, s'agissant en particulier de ses visées ou orientations pédagogiques ?
Denis Clerc : Il ne s’agit pas seulement d’un livre d’initiation, à destination de personnes désireuses de comprendre le fonctionnement de l’économie, mais aussi d’un livre traitant des difficultés ou problèmes auxquels nos économies sont confrontées, et des pistes qui permettraient d’améliorer la situation. Pour le rendre aussi accessible que possible, j’ai donc privilégié les faits plus que les théories.
L’ouvrage s’est enrichi au fil de ses éditions successives pour prendre en compte les évolutions du panorama économique et des principaux débats qui agitent la discipline. La manière d'envisager le développement des pays du Sud, la façon de répondre au chômage de masse, les interrogations sur le rôle de l'Etat ou encore les bienfaits et les méfaits de la mondialisation, qui ont pu faire un temps l'objet des discussions les plus vives, ont plus récemment été en partie éclipsées par le retour de graves crises, la prise de conscience de la remontée des inégalités et les questions de développement durable. Seriez-vous d'accord avec une telle « périodisation » et partagez-vous alors l'idée que la position des économistes « orthodoxes » est devenue de ce fait encore moins tenable ?
La première édition date de 1983 : les grands problèmes d’alors s’appelaient « crise pétrolière », « chômage », « inflation », « sous-développement ». En moins d’une quarantaine d’années, le panorama économique mondial a profondément changé : certes, le chômage de masse n’a pas disparu, mais la finance détient un pouvoir grandissant, la barrière du sous-développement a été franchie par les « pays émergents » dans lesquels ont migré bon nombre des emplois industriels de notre monde « développé », tandis que, grâce à la mondialisation, se constituait une classe de « super-riches », et surtout, le défi climatique et le pillage de la planète remettent en cause la course au « toujours plus » qui avait permis au capitalisme de mettre à terre son adversaire communiste. Cette victoire sans conteste du marché a vraisemblablement conforté les économistes « orthodoxes ». Toutefois, leur victoire est à la Pyrrhus, puisque le problème n’est plus de stimuler l’activité productive, mais au contraire de la réduire de sorte que la planète puisse respirer : leur victoire apparente est en réalité l’annonce d’une défaite inévitable, car plus la croissance mondiale est forte, plus nous nous rapprochons du gouffre. Je parie que la politique économique consistera dans les décennies à venir, non pas à faire progresser le Produit intérieur brut, mais à faire en sorte que les inégalités se réduisent et que l’activité économique soit compatible avec les contraintes environnementales. C’est-à-dire le programme des économistes hétérodoxes. Du moins, d’une partie d’entre eux, qui est de faire passer le social et l’environnemental avant l’économique.
Comment l'observateur que vous êtes de la matière économique, aussi attentif qu’assidu, s'explique-t-il alors la résistance irréductible des économistes orthodoxes à ce qui semble des évidences ?
Je pense qu’elle résulte à la fois de la victoire du marché et de la focalisation sur la croissance économique. Le marché est perçu par la majorité d’entre eux non pas comme une main invisible (la plupart des économistes orthodoxes admettent maintenant les défaillances du marché : externalités, asymétries d’information, économies d’échelle conduisant à des formes oligopolistiques, etc.), mais comme le procédé le plus sûr pour accorder offre et demande. Quant à la croissance économique, elle est depuis longtemps considérée (par quasiment tous les économistes) comme le meilleur moyen d’améliorer le bien-être de chacun : plus elle est forte, mieux c’est. En d’autres termes, plus techniques, les économistes néoclassiques privilégient la microéconomie (le marché et le rôle des prix dans son fonctionnement), et préfèrent s’occuper le moins possible de macroéconomie (les grands équilibres, comme, par exemple la répartition des revenus entre groupe sociaux ou les effets de la croissance sur le climat). Or les principaux messages d’alerte sur les risques de crise ou de « collapsus environnemental » sont de type macroéconomique. Ajoutez-y la difficulté que chacun éprouve pour admettre qu’il avait tort, ou la tentation de rester dans les sentiers balisés plutôt que s’aventurer sur des terres inconnues, et vous aurez sans doute des explications. Néanmoins, je suis plus optimiste que vous, car je trouve que, tout en demeurant dans le « mainstream », nombre d’économistes admettent aujourd’hui des éléments de pensée hétérodoxe, par exemple à propos de la finance ou de la fiscalité.
Le livre était finalisé avant la crise du Covid. Comment imaginez-vous alors l'intégrer à la prochaine édition ? Quels éléments vous paraissent d'ores et déjà devoir être notés ?
D’abord, il n’est pas certain qu’il y ait une 20e édition : cela dépendra de l’accueil de celle-ci par les éventuels lecteurs, et même les économistes hétérodoxes vieillissent. Mais il est vrai que le Covid nous a appris beaucoup de choses : sur la fragilité de nos économies, sur les conséquences de la mondialisation, sur le rôle essentiel d’institutions sanitaires à la fois bien équipées et accessibles à tous, sur les inégalités (le taux de mortalité de la pandémie a été deux fois plus élevé dans les quartiers, agglomérations ou départements pauvres que dans les autres). De même, nous avons appris à distinguer les consommations essentielles de celles qui ne le sont pas, et l’importance de la solidarité. Cette pandémie laissera donc sans doute des traces majeures : sociales et sanitaires, mais aussi économiques. Cependant, il est trop tôt pour savoir quelles seront les conséquences effectives sur nos modes de vie. Je me garderai donc de disserter sur ce que sera sans doute « le monde d’après ». Je crains qu’il ne ressemble beaucoup à celui d’avant.