La façon dont l'idéologie néolibérale investit l'Université prend différentes formes. L'éducation à l'entrepreneuriat en est une, qui permet d'analyser les enjeux plus globaux de cette politique.

Olivia Chambard vient de faire paraître Business Model. L'Université, nouveau laboratoire de l'idéologie entrepreneuriale (La Découverte, 2020), où elle retrace la genèse et les formes de déploiement dans les universités et les grandes écoles d'un projet éducatif de sensibilisation et de formation à l’entrepreneuriat. Et elle a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter l'ouvrage à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Pourriez-vous expliquer comment les différents volets de votre enquête se sont imposés à vous et comment vous avez finalement construit l’objet de celle-ci ? 

Olivia Chambard : Frappée par les transformations rapides qui bouleversent l’enseignement supérieur, j’ai décidé de les saisir en m’intéressant à un cas, qui me semblait révélateur : la montée en puissance de la rhétorique de l’ « entrepreneuriat », de l’ « esprit d’entreprendre. J’ai observé ce phénomène au tournant des années 2010 et décidé d’y consacrer ma thèse de doctorat. Le questionnement initial, l’énigme que j’ai cherchée à résoudre était celle de la diffusion dans l’enseignement supérieur de cette thématique issue de l’univers économique et à maints égards, étrangère aux normes, valeurs et pratiques de l’université. 

Pour ce faire – et cela correspond à ma manière de pratiquer les sciences sociales –, il m’a semblé indispensable de « tenir » à la fois l’analyse ethnographique de ces formations et l’étude sociohistorique de leurs conditions de possibilité. Cette posture épistémologique et méthodologique m’a conduite, d’une part, à mener des observations, à réaliser des entretiens, à passer des questionnaires, au sein de huit dispositifs d’éducation à l’entrepreneuriat. Elle m’a amenée, d’autre part, à reconstituer – à l’aide d’archives, d’observations et d’entretiens –, la genèse de ce mot d’ordre entrepreneurial, qui réactive le leitmotiv déjà ancien du « rapprochement » entre l’université et l’entreprise ». 

L’avancement, indissociable, de l’enquête et de l’analyse m’a permis progressivement de construire mon objet de la manière suivante : l’éducation à l’entrepreneuriat comme cause politique, comme politique publique et comme ensemble de pratiques pédagogiques.

 

Le chapitre que vous consacrez à la définition et à la mise en œuvre de l’entrepreneuriat étudiant comme politique publique procure un éclairage particulièrement intéressant sur l’action des pouvoirs publics dans des domaines peu institutionnalisés. Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette partie de l’enquête ?

Cette partie du livre montre comment les pouvoirs publics ont cherché, au cours des années 2010, à favoriser le développement de dispositifs d’éducation à l’entrepreneuriat au sein des établissements d’enseignement supérieur et notamment des universités.  Je porte attention à la fois au contexte politique général, aux configurations institutionnelles et aux dispositions des agents qui inventent et mettent en œuvre cette politique.

Après avoir montré comment la cause de l’éducation à l’entrepreneuriat se constitue dans la France des années 2000 à l’intersection des univers académique, économique et politico-administratif, avec le soutien d’institutions supranationales (OCDE, UE) et d’acteurs locaux, je resserre la focale sur une séquence plus courte, qui voit se succéder le plan Étudiants Entrepreneurs (2009-2012), porté sous la mandature de Nicolas Sarkozy, et le plan Étudiants pour l’Innovation, le Transfert et l’Entrepreneuriat (2013-2016), déployée sous celle de François Hollande. La création en 2014 des Pépite, qui fonctionnent comme des « guichets uniques » de l’entrepreneuriat sur chaque territoire, ainsi que du statut national d’étudiant-entrepreneur marquent des étapes décisives de la mise en œuvre de la politique de l’ « entrepreneuriat étudiant ».

J’analyse les logiques de l’investissement par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche d’un objet a priori éloigné de ses préoccupations habituelles, peu légitime et difficilement susceptible de procurer des gains politiques, dans un contexte déjà chargé en matière de réforme de l’enseignement supérieur (LRU, réforme de la formation des enseignants, etc.). Je montre qu’il s’en est progressivement saisi en opérant une requalification d’un problème économique de création d’entreprise en un problème éducatif de sensibilisation à l’esprit d’entreprendre, notamment à travers le rôle de courroie de transmission joué par la problématique de l’insertion professionnelle des étudiants. Je mets également en avant le rôle des cadres intermédiaires de l’administration central et leurs logiques d’investissement dans ce « dossier », certes un peu marginal, mais leur permettant une forme d’autonomie dans sa gestion.

A travers le cas de l’ « entrepreneuriat étudiant », l’enjeu théorique est aussi de donner à voir la fabrique de ce que j’ai appelé une « petite » politique publique qui, malgré de faibles moyens juridiques et financiers, procède en incitant les acteurs à agir ; par exemple avec des instruments, typiques du New public management, comme les appels à projets, surtout lorsqu’ils sont déployés dans un contexte de sous-financement de l’institution universitaire.

 

Les deux derniers chapitres, et également la conclusion, pourraient être lus comme une sorte d’évaluation du projet, tout d’abord sous l’angle de l’appropriation et les accommodements diversifiés auxquels se livrent les différents acteurs enseignants ou administratifs concernés, puis en se plaçant pour finir du côté des étudiants pour retranscrire la perception qu’ils en ont. Seriez-vous d’accord avec cette lecture et sinon pouvez-vous expliquer en quoi votre démarche s'en distingue ?

Je ne dirais pas que ma démarche relève de l’évaluation, au sens d’un « retour » que je proposerais aux acteurs sur le projet éducatif qu’ils ont mis en œuvre, en leur signalant ce qui a fonctionné ou ce qui n’a pas fonctionné, ce qu’il faudrait améliorer, etc.  A ma connaissance, la dernière évaluation du plan Pépite remonte à 2019. Le rapport est consultable en ligne ici. Ma démarche est toute autre. D’ordre scientifique, elle vise à mettre au jour les causes et les enjeux de la diffusion rapide de cette idée un peu étrange que former les étudiants à l’entrepreneuriat relèverait de la mission de l’université ; et, au-delà, que faire montre d’ « esprit d’entreprendre » serait nécessairement une qualité positive à l’époque actuelle (si tant est que l’on puisse la définir), voire exigible de tout impétrant sur le marché du travail. Mon travail a consisté à déconstruire ce type d’évidence, que toute une série d’acteurs issus du monde patronal, politique ou académique (je pense notamment aux enseignants-chercheurs en gestion, aux écoles de commerce) cherchent à naturaliser comme telle. Même si je m’inscris dans une tradition de sociologie critique, il ne s’agissait pas non plus de mener une enquête à charge faisant forcément de l’entrepreneuriat une sorte de cheval de Troie de la pénétration des logiques de l’entreprise à l’université, ou un nouvel avatar de l’« idéologie capitaliste » portée par un groupe d’agents doté d’un corpus de valeurs cohérent et d’intentions explicites. 

Ma démarche a consisté plutôt à mettre au jour les enjeux économiques, sociaux, politiques, éducatifs, associés à cette diffusion de l’éducation à l’entrepreneuriat. Mon enquête montre que les impacts en termes de création d’entreprise sont très difficiles à quantifier : cela concerne de toutes façons très peu d’étudiants et de jeunes diplômés, dans une société qui reste majoritairement salariale ; et la démarche entrepreneuriale peut survenir de longues années après la sortie de formation. Par-contre, on peut rendre compte, de manière plus immédiate, de ce que révèle et de ce que fait à l’université le développement de ces formations. Il contribue ainsi à la légitimation croissante de la participation de « professionnels » issus du secteur privé à des missions d’enseignements, à l’adoption de méthodes pédagogiques inspirées de l’entreprise – comme la réalisation de business plans, qui s’est imposée comme la méthode canonique de l’éducation à l’entrepreneuriat –, à la valorisation des catégories du « pratique» et de l’« immédiatement utile» au détriment de ce qui est plus « théorique» ou «abstrait ». Elles introduisent également des manières de sélectionner les étudiants ou d’évaluer leur travail, susceptibles d’entrer en tension avec les normes académiques, qu’il s’agisse de la prime accordée aux « savoir-être » et aux « personnalités », à l’oral, à l’intuition, etc., au détriment des savoirs formalisés. Comme me le dit de manière édifiante une chargée de projet du Ministère de l’Enseignement supérieur, « il s’agit de faire sauter l’idée toute faite que l’université est un lieu où on apprend, complètement centré sur l’accumulation de connaissances, sur la recherche »…pour le meilleur ou pour le pire ?