Le temps est le grand absent de la théorie économique moderne qui parvient à l'escamoter complètement au prétexte de l'atteinte d'un équilibre de longue période.

Jean-Luc Gaffard   et ses coauteurs, Mario Amendola et Francesco Saraceno, viennent de faire paraître Le Temps retrouvé de l’économie (Odile Jacob 2020), ouvrage dans lequel ils préconisent, face à l’instabilité actuelle et à l’incapacité où se trouve la théorie économique d’y porter remède, de redonner toute sa place au sein de cette dernière à la dimension temporelle des phénomènes économiques, à l’incertitude radicale et à l’irréversibilité qui les caractérisent, et donc à leur pilotage graduel.

Ils s’y livrent à une critique sévère de la croyance en un équilibre de long terme qui caractérise la théorie actuelle, montrant comment cette croyance s’est imposée à partir de la fin des années 1970. Et nous invitent à porter un regard différent sur le comportement des principaux acteurs économiques ainsi que sur la manière dont s’ajustent dans le temps les ressources productives, les ressources en capital et les ressources humaines pour constituer des économies viables et en tout cas moins instables. Et ils en tirent alors des préconisations en matière de politique économique radicalement opposées aux politiques néolibérales.

Il s’agit ici d’un travail très ambitieux puisqu’il vise rien de moins que de proposer une nouvelle manière de penser l’économie de marché et les changements récurrents qui la caractérisent, comme alternative crédible à la fois au néolibéralisme, mais dont la faillite (au moins intellectuelle) est aujourd’hui incontestable, mais surtout, notent les auteurs à la fin du livre, à un capitalisme autoritaire qui ne cesse d’étendre son empire. Parfois un peu difficile, au premier abord, l’ouvrage est d’un grand intérêt. Et Jean-Luc Gaffard a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour le présenter pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : La théorie économie doit renouer avec une démarche qui met l’accent sur les processus et les ajustements graduels, expliquez-vous. Cela suppose de s’intéresser à ce qui prend du temps : produire, trouver des fonds, recruter et former du personnel, en s’interrogeant sur les conditions de maîtrise des processus engagés. Pourriez-vous présenter quelques-unes des questions qui se posent dans ces différents domaines une fois que l’on adopte une telle démarche ?  

Jean-Luc Gaffard : Reconnaître que les processus économiques s’inscrivent dans des temporalités propres à chaque variable conduit à s’interroger sur la viabilité des transitions imposées par des ruptures récurrentes des équilibres existants dans un contexte où la configuration des marchés à venir ne peut pas être connue.

Le premier problème est relatif au divorce entre les profils temporels des coûts et des revenus des entreprises qui engagent ou doivent répondre à ces ruptures : le plus souvent les coûts doivent être couverts avant que soient obtenus les revenus correspondants, ce qui rend indispensable de pouvoir bénéficier de ressources financières dans les montants et aux moments requis.

Le deuxième problème, intrinsèquement lié au premier, tient à l’incertitude radicale qui rend difficile pour les entrepreneurs de faire des anticipations fiables à long terme et de s’engager. Ce sont alors les détenteurs de capitaux qui jouent un rôle déterminant et le système financier et bancaire doit être organisé de manière à ce qu’ils soient patients.

Le troisième problème concerne les ressources humaines. La mise en œuvre de contrats de travail à durée indéterminée, couplée à la viscosité des salaires, garantit la capacité d’apprentissage nécessaire à la viabilité des transitions. La coordination inter-temporelle procède ainsi bien davantage des formes d’organisation de l’entreprise et de son mode de gouvernance que d’une autorégulation par les prix et les salaires.

 

Vous en tirez les conséquences s’agissant de la politique économique, dont vous expliquez que son rôle devient, si l’on adopte une telle démarche, d’assurer la viabilité des changements en cours à un moment donné. Il est sans doute plus aisé de saisir (à partir des considérations ci-dessus) quelles implications cela peut avoir s’agissant des politiques structurelles. Pourriez-vous expliquer quelles implications vous en tirez s’agissant des politiques macroéconomiques, et indiquer quels moyens (de simulation ou autres) il conviendrait de mettre en œuvre selon vous pour prendre les bonnes décisions ?

La politique macroéconomique requise n’est pas réductible à des règles. Elle relève de choix qui pour être discrétionnaires doivent, néanmoins, éviter toute thérapie de choc dont l’objectif serait d’atteindre rapidement et brutalement un nouvel équilibre de long terme préalablement connu. L’objectif ne doit pas être d’éradiquer systématiquement tout déséquilibre qui ferait s’écarter de la règle monétaire ou budgétaire au risque de voir ces déséquilibres s’amplifier. Il est d’accepter, pendant un temps, des déséquilibres, qui sont dans la nature des processus de changement, tels que l’inflation, un déficit public ou un déficit commercial, dès lors que c’est la condition de leur extinction future. Rechercher un tel objectif a des conséquences sur la façon de concevoir l’endettement et l’investissement publics : l’augmentation de la dette publique doit répondre à une dette privée devenue excessive ; l’investissement public doit être conçu en complémentarité des investissements privés à venir.

Cette politique macroéconomique ne prend tout son sens qu’en relation avec des politiques structurelles visant la gouvernance des entreprises, l’organisation du système financier et bancaire, le fonctionnement des marchés de travail. La situation économique actuelle illustre cette nécessité de concilier les exigences du court terme avec celle du long terme. Dans cette circonstance, il n’est pas plus raisonnable d’imaginer un retour rapide à la normale grâce à une désépargne assorti du rétablissement des règles comptables que de croire en la possibilité de l’accélération de la transition écologique. 

La politique économique était faite, singulièrement en Europe, de respect d’indicateurs macroéconomiques chiffrés censés refléter un état optimal et de réformes structurelles visant à rendre les marchés flexibles. La nouvelle politique économique devrait signer un retour de la patience impliquant une certaine souplesse au regard de ces indicateurs, la règle devenant le gradualisme des ajustements, et la mise en œuvre de chantiers institutionnels et organisationnels visant à élargir l’horizon temporel des entrepreneurs, des salariés et des détenteurs de capitaux, dont l’une des dimensions pourrait être la constitution d’un nouveau Commissariat du Plan.

 

Vous consacrez un chapitre à la politique économique en économie ouverte et à la question du libre-échange et du protectionnisme. On aurait pu s’attendre à ce que vous vous attachiez à expliciter les marges de manœuvre dont disposent les gouvernements en la matière, que vous abordez principalement à travers la discussion des variétés du capitalisme. Plus globalement, se pose la question du niveau où ces différentes politiques pourraient être mises en œuvre. Que pourriez-vous dire sur ce point ?

La question n’est pas d’arbitrer entre libre-échange et protectionnisme, mais de faire en sorte que l’ouverture aux échanges internationaux puisse être subordonnée à la poursuite des objectifs internes de revenu et d’emploi et, par là même rendue pérenne. Telle est la marge de manœuvre que l’on doit reconnaître aux États. Celle-ci procède d’une organisation mondiale du commerce et de la finance spécifique, à l’image de celle issue des accords de Bretton Woods, qui rende possible de déployer efficacement les politiques macroéconomiques et structurelles assurant la maîtrise de la conjoncture et celle du temps long. Ces politiques doivent faciliter les adaptations nécessaires aux changements induits par l’ouverture aux échanges en les rendant lents et graduels. Lenteur et gradualisme garantissent la viabilité aussi bien des relocalisations d’activités que de la prise en compte des contraintes environnementales dans un contexte où la concurrence doit aller de pair avec la coopération. Cette coopération internationale fait, alors, pièce à l’obsession de compétitivité synonyme de guerre commerciale et, à terme, de repli à l’intérieur des frontières. L’arbitrage n’est pas entre souveraineté nationale et mondialisation, mais entre États régulateurs ouverts à la coopération et États puissances repliés en lutte les uns avec les autres.