Le monde contemporain a-t-il pris naissance dans les années 1990 ? Plus d’une dizaine de rédacteurs testent cette hypothèse originale, sous l’angle de l’économie, la culture, les idées.

On parle des Sixties, on évoque les Eighties, sans doute un peu comme on parle des années 30 ou des années « folles ». Dans un registre plus conceptuel, on parle parfois de certaines décennies dans les termes prêtés par une notion : ce fut le cas de « postmodernité », par exemple. Mais quel sens y a-t-il à se remémorer des groupes d’années passées, bien organisées en décennies presque closes sur elles-mêmes ?

On peut récuser ce genre de découpe (en siècles, en décennies), critiquer les frontières entre des périodes (eleur commencement et leur fin), on peut surtout critiquer les considérations de blocs trop homogènes en ce qui regarde des « périodes » de l’histoire ; et toutes ces réserves seront toujours justifiées. Mais négligera-t-on aussi son plaisir à retrouver des événements à leur date, alors qu’on les plaçait ailleurs, à mettre un peu d’ordre dans ses souvenirs, à rapprocher des actions entreprises que l’on séparait par négligence ? Certainement pas. Même s’il faut pour cela s’en remettre à des auteurs qui ont aussi, et tant mieux, leurs partis pris.

Voici donc comment se présente un recueil de textes rédigés par une bonne dizaine d’auteurs, originellement publié en 2014, à l’occasion de l’exposition « 1984-1999, la Décennie », présentée au Centre Pompidou-Metz à cette époque. Dans cette édition, les textes ont pris leur autonomie par rapport à l’exposition et ceci sans dommage. Nous ne commenterons donc absolument pas cette exposition. Détachés du contexte de leur rédaction, ces textes tiennent fort bien leurs promesses. Ils dressent des sortes de tableaux d’une époque, tentent de cerner des fils conducteurs sans prétendre tout réduire à l’homogénéité. Ils sont accompagnés d’une chronologie de l’époque, sous une trentaine de pages, fort bien documentée, savamment triée et utile pour ceux qui veulent voir défiler sous leurs yeux ce dont ils ont entendu parler à l’époque. L’ensemble est complété par une bibliographie, certes sélective, mais citant les œuvres majeures parues au long de la décennie 1990, dans le champ littéraire, philosophique, des sciences humaines et de la critique générale.

Les années 1990

Il n’échappera pas aux lecteurs que la décennie 1990 est celle qui est censée fermer le XXème siècle et conduire à l’ouverture du XXIème. Averti par ailleurs, par nombre de critiques portées contre les manuels de littérature qui ouvrent et ferment les séquences littéraires en début et en fin de siècles, ils se demanderont aussi comment il est possible d’enfermer la fin du XXème siècle entre des dates précises. Et pourtant, si c’était possible ? À quelques années près ? N’ont-ils pas entendu dire, par certains commentateurs, que le XXème siècle se termine en 1989, avec la chute du mur de Berlin ? Mais alors que deviennent les années 1990 ? Ils ont lu chez l'historien Eric Hobsbawm qu’il fallait enfermer le XXème siècle entre 1914 et 1991. Même question. Alors les années 1990 ouvriraient le XXème siècle ? Les lecteurs ont encore entendu affirmer, par d’autres commentateurs, que le XXIème siècle commencerait en 2001, avec l’attentat contre les tours de New York, voire en 2003, avec les épisodes dramatiques de l’épidémie de Sras. Ce qui renvoie les années 1990 au XXe siècle finissant et l'exclut de la nouvelle odyssée ldu XXIe siècle. D’une certaine manière, chacun met l’accent de tel ou tel siècle sur l’événement qui lui paraît conducteur, dans sa logique propre, fût-ce au prix de tomber sous les coups de l’ironie de Frédéric Lordon, exposée dans le dernier chapitre de cet ouvrage.

Il n’en reste pas moins vrai que, ces questions restant nécessaires, de telles tentatives de synthèse ne sont pas vaines. Elles donnent aux lectrices et lecteurs des occasions de méditation sur leur passé quasi immédiat, des matières à souvenirs et des moments de réflexion sur leur existence. Pour autant, un ensemble d’années, choisi, constitue-t-il un bloc homogène ? Les années 1990 sont-elles celles sur lesquelles vient s’échouer le XXème siècle et président-elles à la naissance d’un nouveau rapport au monde ou non ? Quelle mémoire en reste-t-il, quels souvenirs adopter ou déplacer ? Ces années 90 forment-elles un monde d’après l’orgie, comme disait jadis Jean Baudrillard, ou plutôt un monde fractal et postmoderne, selon le vocabulaire de Fredric Jameson ?

L’un des auteurs propose trois livres pour cerner une époque ; l’autre deux films en début et en fin de période ; un autre encore souligne les moments de productions intempestives tout au long de la décennie ; un autre prend une maladie comme fil conducteur, et pas à tort (en l’occurrence, le sida et la manière dont il désempare ou dont on le cache, à l’époque) et puis la drogue à laquelle Nixon déclare « la guerre ». Un dernier parcourt de manière positive, car il est possible d’en inverser le signe, la déconnexion constante durant ces années d’une supposée réalité et des signes dont on la marque. Ce sont les années « trans » : transsexualité d’abord, mais aussi modèle d’une lutte contre l’essentialisation de nos mœurs.

Ce qui se joue dans la décennie est au moins ceci : de grandes batailles sociales, la survie du cinéma, la naissance de la world music, la haine de l’art contemporain, le statut des contre-cultures (« trans- », rave party, jeu vidéo), l’émergence de la bioéconomie, l’expansion d’Internet, le déploiement du sport spectacle. C'est enfin la décennie de la « mondialisation », puisque ce mot fait florès, consistant à faire tenir pour un fait accompli que nous sommes dans un monde d’interdépendances et qu’il n’y a rien d’autre à faire que de composer avec elles.

Perspectives et mobilisations

Dès l’ouverture de ces réflexions, une question se pose : quelle perspective sur le monde adopter ? À ce trait, on reconnaît d’emblée les années 1990 : il n’est plus de carte neutre du monde. Le travail des cartographes et des politistes a porté ses fruits. On apprend à voir le monde depuis l’Europe, mais aussi depuis l’Asie, l’Afrique ou l’Amérique latine. Et ce n’est plus seulement une question de point de vue, mais une question politique : qu’envisage-t-on comme relations avec les autres ?

Si on regarde le monde à partir de la Chine, l’enjeu est certainement le tournant capitaliste de ce pays. Si on prend la perspective de l’Amérique latine, ce sont les transitions qui viennent en avant : transitions des dictatures vers le néolibéralisme. L’Afrique n’est pas en reste, fin de l’Apartheid aidant, mais à cette époque commence aussi la guerre civile du Rwanda. Plus largement, n’est-il pas question un peu partout de la mise en cause des ségrégations ? Encore, en 1991, l’automobiliste noir Rodney King est-il arrêté et passé à tabac. Qu’en reste-t-il ?

S’agirait-il d’un âge d’or ? La fin de la guerre froide change effectivement un certain nombre de choses, mais les expéditions impériales ne cessent pas pour autant. Guerre du golfe (1991), Somalie (1993), Haïti (1994), etc. Ces expéditions s’accomplissent cependant au nom des droits de l’homme. En vérité, il ne s’agit que d’une sorte de « nouvel humanisme militaire » pour reprendre l’expression de Noam Chomsky.

Croire en un âge d’or, si cela fut possible durant ces années, ce n’est plus envisageable rétrospectivement : années de réveil des mouvements sociaux, années Sida, etc. Entre réveil des mouvements sociaux et batailles des idées, ces années ne furent pas absentes de conflits. Si l’on s’attache aux différents keywords de la période, on y trouve « justice », « multiculturalisme », « libéralisme », « communautarien », « morale »… Mais tout ceci pour conclure que ce qui caractérise les années 1990, c’est l’absence de « sujets de l’émancipation », d’acteurs collectifs qui puissent constituer les vecteurs du changement social. À moins que ce propos ne soit typique aussi des années antérieures à cette décennie ?

Plus précisément, on ne peut éviter de parler de la « génération X » qui vient au monde, selon les termes du roman de Douglas Coupland (Generation X). Il y dépeint un groupe d’individus nomades nés entre 1965 et 1977, Baby busts détachés qui s’opposent aux Baby boomers, de la période précédente. Le « X » se réfère à l’anonymat d’une nouvelle catégorie socioculturelle, consciente de son éclatement, de la fin des grands récits, et qui veut sortir du cycle « statut-argent-ascension sociale ». Et effectivement, la décennie 1990 se déploie autour de l’effondrement des hiérarchies antérieures (y compris dans le monde politique), la dispersion des lieux, des groupes. Mais de ce fait, on ne se bat plus. On végète, dit-on de cette génération.

Ce qui n’est pas certain. Elle se meut aussi dans un monde désemparé. Ainsi en parlant de santé, c’est un jeu à trois forces qui s’instaure : un jeu entre la puissance publique confrontée à des enjeux nouveaux (sida, virus, nucléaire) et des drames inconnus, alors qu’elle est enfermée dans des logiques administratives ; les malades et les patients, d’abord démunis face aux nouvelles maladies et épidémies ; enfin, les forces du marché, l’industrie chimique et pharmaceutique. Toute une nouvelle bioéconomie globale prend racine, qui recoupe aussi les moyens de contraception, les antidépresseurs et l’agriculture transgénique.

Cinéma et musique

Peut-on placer les années 1990 sous un seul signe ? Le cinéma a survécu, certes, mais en se transformant. La décennie 1990 s’écoule entre la sortie du film de Nanni Moretti (Palombella Rossa, 1989) et le lancement de la série de David Chase Les Soprano (1999). Le rapport entre les deux films est d’inversion. Le premier tente de sortir le cinéma italien des rets de la télévision, le second enferme le cinéma dans les séries télévisées. Emmanuel Burdeau y voit deux personnages centraux, malades de l’Histoire, mais aussi les croisements et décroisements durant la décennie des destins entre petit et grand écran. Pour conclure brillamment : « décennie de la fin de l’Histoire au sein de laquelle l’Histoire n’aura cessé de faire retour, au lieu même de sa supposée liquidation ».

Cela dit, en prenant une autre focale, on s’aperçoit que le cinéma n’est pas loin d’un certain recommencement, notamment par réinvention de ses genres. L’ancien thème de la « mort du cinéma » devient un motif d’art, soit par irruption sur la scène d’une nouvelle génération de cinéastes, soit par modification des procédures techniques due à l’arrivée du numérique, soit par changement de figure… Mais ce qui est impressionnant dans le commentaire, c’est cette manière de relever les rapports entre les films qui gouvernent le cinéma. Désormais la mémoire des films est agissante, chez les réalisateurs comme dans le public.

Du côté de la musique, il semble que ces années défient toute tentative de schématisation. Michka Assayas en rend compte. La difficulté en musique est que les musiciens de ces années n’ont pas cherché à les définir (par différence avec les musiciens des Sixties…), quoique la revue Les Inrockuptibles naisse en milieu de période (1995). Aucune communauté ne s’est jetée dans l’arène pour imposer sa vision de la musique, aucun affrontement, estime-t-il. En revanche, tout le monde semble s’être mis d’accord pour convertir l’arène en galerie marchande. Chacun a cherché à réclamer un stand au grand air. Personne n’a façonné le son des années 90, préférant céder à la montée irrésistible d’un pacifisme euphorique. Tout se tient entre solitude, tristesse et désir de faire la fête, avec l’individu maussade et déprimé de la génération X. C’est Nirvana, Kurt Cobain, les marginaux, les inadaptés, et les parias qui deviennent des phares pour la jeunesse du monde entier. En France, les affaires sont moins brillantes : Téléphone, Trust, Indochine, Noir Désir, sauf le rap qui s’impose. Le désenchantement individuel est gagnant. Il entre en résonance avec le sentiment de fureur impuissante qui parcourt la société. Il a pour lui la conscience sociale et le discours de la révolte vertueuse, même si les porteurs de cette thématique le sont moins.

Encore, semble-t-il, des initiatives underground commencent à intéresser le grand public et les médias, écrit Matthieu Rémy. À retenir : un nouveau rapport au corps impliquant une forme renouvelée d’occupation des sols, essentiellement festive, « où pourrait bien s’être jouée une lutte inédite pour l’émancipation ». Ces initiatives ont réussi à mettre en cause l’ordonnancement de l’espace et le fichage au sol imposés alors par les normes sociales et politiques du néolibéralisme triomphant. Des expériences contre-culturelles se prolongent, se sont structurées, remettant en cause des normes culturelles dominantes. C’est là qu’interviennent les rave parties devenues de nouvelles formes cohérentes de culture contestataire.

L’art et les idées anesthésiées par la société liquide ?

Stéphanie Moisdon et François Cusset se partagent les commentaires de ces deux champs d’activité. La première reprend l’idée selon laquelle après les Baby boomers vient la Génération X. Alors s’ouvre un temps incertain. Toutes sortes de subjectivités peuvent s’inventer. L’art y perd ses pouvoirs de négation, et la négation ne semble plus être créative. En un mot, le primat de l’art moderne prend fin, le champ de l’art a définitivement pris acte de la réduction de la sphère publique et de la disqualification du modernisme. Plus de White Cube, mais des dispositifs juxtaposant des objets. C’est aussi le temps du remix, du remake, du retour du même (ancien), ce n’est plus la transgression contre lequel s’élève un Mike Kelley, et on ne réfère même plus aux « progrès » sociaux. Sommes-nous alors entrés dans une anesthésie par fait de « société liquide », pour évoquer les recherches du sociologue Zygmunt Bauman ? Chacun présente son univers, son esprit en objets, ou ses accumulations, dans des espaces nomades et des projets itinérants, voire des lignes de fuite, pour évoquer cette fois Gilles Deleuze.

L’art est entré dans le commerce mondial de la culture et du tourisme, chacun se convertissant à la culture du loisir et du spectacle continu. Manifestement, la consommation coïncide avec le déroulement de nos vies mais l’abondance finit par défaire toute hiérarchie entre les objets. Ainsi analyse-t-elle le travail de Martin Kippenberger. Le recyclage prime, quand ce n’est pas un nouveau rapport à la déjection, qui devient un effet du désenchantement des sociétés capitalistes.

Le propre de ces années est une sorte de suspension qu’il s’agisse des arts plastiques, de la vidéo ou de la photographie. Elle laisse irrésolues les oppositions entre majeur et mineur, époques, genres. La perception et la distinction se minent de l’intérieur.

Pour autant, dans un autre registre, les efforts de pensée ne diminuent pas. Une revue est créée pour devenir un lieu de littérature, comme le montre une interview d’Olivier Cadiot et de Pierre Alferi, à propos de la Revue de Littérature Générale. Ces auteurs offrent une occasion d’observer la littérature en train de se faire et de se penser. Mais on peut affirmer aussi que, grâce à cette revue, la littérature redevient une opération de pensée.

François Cusset choisit trois livres afin de cerner cette décennie, et les arènes intellectuelles suivantes : la politique, la morale et la critique sociale. De toute manière, le phénomène capital de l’époque est la complexification de la carte du monde intellectuel. On ne peut penser sans se référer aux livres et thèses venus d’Inde, de Chine, d’Afrique, la désoccidentalisation partielle des signifiants régulateurs étant un fait certain. L’Amérique latine n’est pas en reste. En fait, la décennie s’ouvre sur l’effondrement de nos bibliothèques modernistes focalisées sur Marx et Freud. De même qu’on ne se laisse plus aller au laminage libéral. Mais on s’occupe des civilisations, de culturalisme et de retour du religieux. Cusset parle de « contexte de trouble et de désarroi », de désenchantement, de ton prudent, de certitude d’un tournant qu’on peine pourtant à penser.

Évidemment, les idées politiques sont troublées. Par quoi ? Par « l’affaire du foulard » (porté par quelques jeunes filles dans un lycée), résumée par Sébastien Fontenelle. La religion musulmane est massivement présentée comme une menace pour les valeurs républicaines, en septembre 1898. Le libéralisme politique trouve là une nouvelle cause. Et de dénonciation du péril musulman en affirmation que l’Islam n’est pas compatible avec les traditions françaises, c’est tout le thème recouvert par la notion de « choc des civilisations » - tirée du titre français d'un livre de géopolitique de l'américain Samuel Huntington - qui prend racine en France.

Les trois ouvrages retenus par Cusset sont ceux de Francis Fukuyama : La fin de l’histoire et le dernier homme, célébrant la fin de toute alternative émancipatoire, et la réconciliation du monde avec lui-même sous la pax américana ; Jacques Derrida : Spectres de Marx, dans lequel l’auteur montre que la révolution ne serait plus qu’un spectre se heurtant au règne de la marchandise, et s’élève contre les fantômes intimes d’une génération, lui demandant de faire son deuil du communisme ; enfin, Jacques Rancière : La mésentente, dans lequel le philosophie montre que le conflit n’est pas soluble dans le débat, puisque le désaccord est structurel, irréductible aux polarités de l’idéologie aussi bien qu’aux efforts de la pensée dominante, le désaccord ne doit pas se laisser muer en simple différend, par conséquent la politique a encore un espace, puisqu’elle est le face-à-face impitoyable de la gestion qui assigne et de la subjectivation qui refuse. Quel poids ces trois ouvrages ont-ils conquis sur une sphère publique qui célèbre déjà les valeurs et une morale qui s’arroge le monopole de l’engagement éthique et de la légitimité intellectuelle ? Et comment conquièrent-ils leur notoriété alors que gagne la popularisation de la philosophie, soit en « cafés-philo » qui appartiennent bien à cette décennie, soit en adjuvant spirituel, en gymnastique réflexive, en protocole d’épanouissement personnel, et accessoirement en filon juteux pour une industrie éditoriale en quête de jackpot ?