Les peuples d’Amérique du Sud peuvent pousser les héritiers de la tradition occidentale à rectifier leurs concepts, notamment ceux grâce auxquels l'Occident les a colonisés.

« Nous », ici les Occidentaux, devons prendre très au sérieux ce qui se trame en ce début de XXIème siècle. Notamment la nécessité de déréaliser nos conceptions de la culture, afin de mieux réaliser de la culture dans des rapports d’échanges entre des peuples qui représentent des mondes différents. Après les processus de décolonisation, les mouvements sociaux et culturels de la fin du XXème siècle, ce sont probablement des mouvements de décentrement culturels sans précédents qui sont en train de provoquer des séismes culturels conséquents. Nous devons prendre le pli d’en observer les directions. Tel est le décor dans lequel l’opuscule présenté ici se présente.

Sous la forme d’une belle édition, trois textes, originellement des conférences parues en portugais (Brésil), entièrement révisées par l’auteur pour l’édition française, arrivent à nous. L’auteur ? Ailton Krenak, né en 1953. Il vient du peuple Krenak, ce nom d’un peuple dont l’auteur nous explique l’origine (kre = tête, nak = terre, soit « tête de la terre »), vivant dans la vallée du rio Doce, État de Minas Gerais (Brésil). Il fait partie des figures émergées à la fin des années 1970, dans le contexte du « grand réveil » des peuples autochtones de ce pays.

Les trois textes portent l’un, plutôt sur la notion d’humanité, l’autre plutôt sur le partage des mondes, et le dernier, plutôt sur le rapport aux sciences. L’ouvrage est par ailleurs postfacé par Eduardo Viveiros de Castro, et il est accompagné de photographies. Elles sont présentées en avant des textes. En noir et blanc, elles décrivent les situations d’appropriation économique capitaliste des terres et des personnes dont il est question dans les trois interventions de l’auteur. Les légendes précisent les contextes : la déforestation dans la région d’Altamira, une coulée de boue causée par la rupture d’un barrage à Mariana, une photo d’une mobilisation des peuples autochtones du Brésil pendant la constituante de 1988. Précisons, après la chute, en 1985, des généraux, arrivés au pouvoir avec le coup d’État d’avril 1964. Et revenons aux photos : incendies encore, site minier en terre forestière, et surtout la photographie de la mise en garde de Tuira Kayapo à l’endroit du directeur de la société Eletronorte lors d’une rencontre avec les peuples indigènes mobilisés contre la construction d’un barrage par cette société.

Ceci complète fort bien les éléments dont nous disposons pour situer l’auteur : l’environnement de vie des peuples autochtones au Brésil est profondément affecté par les activités d’extraction minière. Néanmoins, en 1988, lors de la rédaction de la nouvelle constitution, ces peuples ont pu obtenir la reconnaissance juridique des droits pour les cultures et les terres indigènes. Ailton Krenak participe à la création de l’Union des nations indigènes. Militant du mouvement environnemental, il organise dès 1989 l’Alliance des peuples de la forêt, et défend auprès de l’UNESCO le projet de création d’une réserve de biosphère qui verra le jour en 2005. Depuis 2013, il dispense un cours à l’université ouverte du Brésil.

La fin du monde

Le titre de l’opuscule, ainsi que l’indique l’auteur, est une provocation. Il tient à une préoccupation de ses activités habituelles tout à coup dérangée par un coup de téléphone. Le correspondant lui propose de prononcer une conférence. Il sollicite un titre. Spontanément, l’auteur propose : « Idées pour retarder la fin du monde ».

À nos oreilles, cette idée de fin du monde a bien une résonnance culturelle. Pour une période récente, il suffit de relire les ouvrages de Ernesto De Martino (La fin du monde, essai sur les apocalypses culturelles, EHESS, 2016), et de Jean-Paul Engélibert (Fabuler la fin du monde, La puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, 2019), pour le constater.

Mais dans le cas qui nous occupe ici, ces « idées pour combattre la fin de monde » ont un autre ressort, bien cadré par une anecdote. Il s’agit cette fois de s’inquiéter simultanément d’un monde qu’on assassine et d’une fin du monde qui se profile dans un horizon proche, en révélant la faillite d’une certain idée d’humanité porteuse d’agents voués à la destruction physique des peuples autres et du monde même.

Un anthropologue européen, au début du XXème siècle, recherche en territoire hopi une ancienne avec laquelle il voulait réaliser un entretien. Lors de la rencontre celle-ci est demeurée immobile près d’un rocher. Le chercheur crut qu’elle ne voulait pas parler avec lui. En réalité, indique l’interprète, elle parlait avec sa sœur. Objection, dit le chercheur : « c’est une pierre ». Et l’interprète de répondre : « En effet, et où est le problème » ! Sans doute faut-il s’aider de la lecture de l’ouvrage de Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005) pour comprendre finalement moins ce que ce propos indique que la distance qui nous sépare de cette manière de penser le monde, dès lors que nous ne songeons qu’à soumettre la terre à nos industries : « Nous – cette fois les peuples autochtones – sommes tellement bouleversés par les transformations que subissent les régions que nous habitons… que nous ne parvenons simplement pas à nous lever et à reprendre notre souffle », écrit l’auteur. La terre n’est pas une ressource, mais notre « grand père » !

Cette fois, la « fin du monde », c’est donc plutôt l’imminence de l’incapacité de la terre à soutenir nos demandes, l’épuisement des forêts, des fleuves, des montagnes, la dissolution de tout partage possible du monde du fait des abus de ce que « nous », occidentaux, appelons « raison » et qui n’est souvent qu’une pensée technologique attachée à la capitalocène. De là les matériaux toxiques épandus sur des kilomètres de fleuves, des barrages qui s’effondrent, des rivières polluées, etc.

Il convient donc de réfléchir, dans ce contexte, au rôle qu’on a voulu faire jouer aux peuples autochtones dans le succès du projet des forces coloniales d’épuisement de la nature. Les colons auraient bien aimé les enrôler. Mais ils ont résisté, et résistent encore (l’élection de Jair Bolsonaro, en 2018, n’ayant rien arrangé, au contraire).

Le « rêve de la pierre »

Cette dernière expression provient d’une partie du titre d’un film consacré à Ailton Krenak, projeté en 2017 à Lisbonne, à l’occasion de la désignation de cette ville comme capitale latino-américaine et d’une conférence donnée par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. Réalisé par Marco Altberg, ce film permet d’orienter vers le point central des discussions soulevées par Ailton Krenak dans le livre présenté ici. Ces discussions tournent autour de deux interrogations complémentaires : comment s’est construite l’idée d’humanité articulée à la culture dominante de l’État-nation ? N’est-elle pas l’origine des choix de vie que « nous » faisons et qui justifient l’usage de tant de violences dans l’histoire ?

Il est entendu par que par ces notions, l’homme blanc européen a conçu une vision exclusive de l’humanité, celle qui la divise en « humanité éclairée » et « humanité sauvage ». Laquelle a poussé la première à chercher à irradier la seconde de ses lumières. Et l’auteur de souligner : « cette aspiration au cœur de la civilisation européenne a toujours été justifiée par le postulat qu’il n’existe qu’une manière d’être sur terre ». Ce qui n’est pas juste. Les peuples indigènes brésiliens, mais aussi ailleurs, tissent des relations différentes avec les lieux dans lesquels ils vivent.

Néanmoins, dans cet ordre, les bonnes volontés ne manquent pas qui ne saisissent pas vraiment les enjeux et ne comprennent toujours pas comment on peut utiliser le « nous » d’une humanité une ou d’une humanité sans s’arrêter sur le rapport « nous »/« autre ». La preuve : dans de très nombreux cas, au lieu d’interroger, voire de réviser entièrement ses conceptions du monde, on se contente de chercher à préserver quelques échantillons des peuples « autres » sur des terres « réservées ». Ainsi les petits-enfants de nos contemporains pourront rendre visite à quelques survivants dans des territoires devenus des musées.

La servitude volontaire

Dès lors, accepter ces délimitations accordées par compassion à certaines cultures, revient à actualiser, répète l’auteur, « notre » (celle de ces peuples) vieille disposition à la servitude volontaire. Mieux vaudrait comprendre que les principes mêmes à partir desquels ces problèmes sont posés sont erronés.

Cela impose d’entendre que l’on ne peut à la fois poser une notion d’humanité une et d’une humanité et déposséder une partie de ceux qui la composent des conditions minimales qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins. Cela impose aussi une réflexion sur la notion de « Terre », et plus encore sur les différentes manières de se rapporter à ce que chaque culture appelle « la terre » et qui finalement n’est pas identique partout. Dans le cas de Ailton Krenak, il faut tenir compte de personnes qui peuvent à la fois vivre avec l’esprit de la forêt (en un sens non romantique), vivre avec la forêt et être dans la forêt. Les Favelas sont désormais remplies de ces personnes qui ont été arrachées à leurs collectifs d’origine et à leur terre et ont été jetés dans « ce broyeur » appelé « humanité », auquel elles n’ont d’autre choix que de se soumettre.

En vérité, ce tout petit volume pose de multiples questions complémentaires à celles soulevées, parmi lesquelles celles de savoir comment approcher les pensées développées par Ailton Krenak afin que cette approche ne soit pas une nouvelle manière de se pencher sur la pensée des « autres » en inventant encore n’importe quoi pour les maintenir dans la dépossession fabriquée par un humanisme meurtrier. Il pose réciproquement la question du type de crédibilité que beaucoup de nos contemporains lui accordent, surtout lorsqu’elle se fonde sur une ignorance assez massive de la pensée occidentale. Il pose enfin la question de savoir comment discuter sérieusement d’une culture à une autre, en mesurant chacun nos impasses et nos erreurs historiques. L’écologie des savoirs n’en est encore qu’à ses premiers pas. Mais l’idée d’une politique internationale, qui devrait donc réunir des citoyens de la cité et des citoyens de la forêt (la florestania, décrite par Ailton Krenak à propos des peuples autochtones), n’est toujours pas à l’ordre du jour.

Compter les uns sur les autres

Cette phrase, c’est en quelque sorte la conclusion proposée par Ailton Krenak. Ne pouvons-nous apprendre à partager des mondes différents, des espaces considérés comme parents (peuples autochtones) ou ressources (Occident) selon les cas, une diversité culturelle féconde ? Cela signifierait du moins « que nous sommes capables de nous attirer les uns les autres par nos différences ». C’est donc bien le concept d’humanité, tel que constitué jusqu’à présent, qui doit être entièrement repensé. Et comment ? Ailton Krenak propose d’insister sur l’Anthropocène, ce mot qui nous indique que nous marquons la planète terre d’une empreinte si forte qu’elle provoque un changement d’ère géologique, et nous rappelle les conséquences de nos actions sur les générations futures. Simultanément, dit-il, nous pourrions partager un monde plein de signification plutôt que ce monde vide de sens dans lequel nous errons. Nous pourrions nous charger de nouvelles responsabilités au lieu de nous laisser aller aux lois du marché. Nous pourrions contribuer à sauver telle ou telle ethnie, ce qui reviendrait à nous sauver nous-mêmes, peut-être dans l’horizon des peuples que l’on a appris à considérer trop longtemps comme des peuples seulement survivants.