Une réorganisation des frontières entre les vivants, dans une perspective phénoménologique, qui interroge l'épistémologie, l'ontologie, l'éthique et le droit.

C'est devenu un exercice familier des philosophies animalistes et environnementalistes que de procéder à une série de décentrements ou d'extension de la communauté morale. Les mots en « isme » dont les philosophes sont réputés friands ne manquent pas pour décrire les résultats de cette entreprise : anthropocentrisme, zoocentrisme, pathocentrisme, biocentrisme, écocentrisme sont les plus connus. Ils ont fini, tant bien que mal, par s'incorporer dans le langage non-philosophique où, combinés avec d'autres mots en « isme » désignant des préjugés relatifs à l'échelle des êtres ou aux degrés de la vie organique, ils font éventuellement figure d'invective. Ainsi, on parlera de spécisme ou de chauvinisme anthropocentré pour (dis)qualifier des posture jugées discriminatoires. Florence Burgat  philosophe, directrice de recherches à l'INRAE et affectée aux Archives Husserl (ENS Paris) connaît bien ces débats mais va, en quelque sorte, les contourner. Selon elle, on ne saurait englober dans une même communauté tous les vivants pas plus qu'on ne pourrait appliquer les mêmes procédures épistémiques pour parvenir à les connaître ni élaborer les mêmes normes pour en évaluer et en encadrer l'usage. Une frontière doit être tracée. Mais le découpage communément admis : être humain comme animal rationnel d'un côté, vivants seulement vivants de l'autre, lui semble inadéquat. Il est nécessaire, à cause de certaines caractéristiques du vivre qui est le leur, de regrouper les êtres humains et les animaux et considérer que les plantes, dont la vie relève d'autres catégories, constitue - au sein des vivants, bien entendu, pas au sein de l'être en général - leur radicale altérité. Pour employer un idiome qui n'est pas le sien, FB refuse donc une posture biocentrée, tout comme elle refuse une posture écocentrée. Mais il ne s'agit encore que de coordonnées sur une carte des controverses. Ce qui est intéressant, pour saisir les enjeux de l'ouvrage, c'est de comprendre la démarche de son auteur et d'apprécier ce qui a mis en route sa réflexion.

L'approche de Florence Burgat est phénoménologique.

Cela signifie, entre autres choses, qu'elle fait référence à un corpus particulier, bien organisé et qui comprend des auteurs canoniques (M. Heidegger, H. Jonas, M. Merleau-Ponty) et des auteurs qui ont exploré dans une perspective phénoménologique la question de la vie (R. Barbaras). Ce corpus comporte également des biologistes en faveur chez les phénoménologues pour avoir privilégié des notions et des concepts comme ceux de « monde environnant » (J. von Uexküll), pour avoir médité sur le visible, le sensible et la signification (A. Portmann) ou, plus directement, pour s'être réclamé de la phénoménologie (F. Butendijk). Mais, de façon générale, c'est le vie animale que ces auteurs mettent au centre de leur réflexion. Si Florence Burgat revendique, de façon générale, une telle filiation, c'est un problème particulier qui l'a incitée à se demander : « Qu'est-ce qu'une plante ? », c'est-à-dire en fait à réfléchir sur la vie végétale. On entend, en effet, de plus en plus de voix (P. Wohlleben, St. Mancuso) pour parler des plantes et au nom des plantes comme si ces dernières avaient des intentions, manifestaient des états mentaux ou étaient capables d'éprouver des dommages et de souffrir. Présentée parfois, et avec quelle emphase   comme un « phytocentrisme », une telle posture est qualifiée - sans indulgence - par Florence Burgat de néo-animiste   . Selon Florence Burgat , elle instaure le règne de l'indistinction (p. 15). Mais il est trop facile de condamner une thèse par ses effets. Avant d'être confus - et potentiellement dangereux - le phytocentrisme est épistémologiquement naïf, métaphysiquement simpliste et moralement suspect. C'est sur ces trois registres que va se déployer la critique de Florence Burgat .

En ce qui concerne l'épistémologie

Florence Burgat - se référant à G. Canguilhem et à M. Foucault - distingue deux regards portés sur la vie végétale   : elle peut être considérée sous l'angle du portrait ; sont alors privilégiés la description et la classification. Elle peut être également envisagée sous l'angle de l'architecture, qui engage la recherche d'analogies entre le règne végétal et le règne animal. Cette distinction est lourde de sens : si le modèle végétal tout entier déployé à l'extérieur convient à une pensée en tableau, dès qu'il est question des profondeurs de la vie, c'est le modèle animal qui va prendre la première place. Mais si l'on met au premier plan le modèle animal, on est tenté de chercher dans l'organisme végétal un caractère animal qui permettrait de l'extraire de sa catégorie, au nom de l'unité du vivant. En réalité, c'est ignorer l'épaisseur de l'expérience vécue au profit d'une expérience physicaliste ou bien, symétriquement, c'est procéder à une égalisation en attribuant aux végétaux des compétences propres à l'homme et aux animaux. Florence Burgat rejette aussi bien le réductionnisme qui - si l'on peut dire - tire vers le bas les hommes et les animaux en « végétalisant » leur mode d'être que la zoomorphisation ou l'anthropomorphisation des plantes qui - toujours si l'on peut dire - tirerait vers le haut les végétaux en leur attribuant un psychisme.

La vie et le vivre

Lorsqu'elle parlait d'épistémologie,Florence Burgat avait en tête les méthodes relatives à l'étude du vivant ou, en d'autres termes les préoccupations épistémiques sous-tendant cette étude. Le cadre conceptuel va s'élargir sensiblement dans la partie consacrée à l'ontologie. Il s'agit maintenant de caractériser l'être des plantes ou encore de qualifier la vie végétale dans son essence   . L'approche sera d'abord négative : Florence Burgat  cherche à dire ce qu'une plante n'est pas. Contre M. Heidegger, elle estime que la plante ne peut pas être pensée sur un mode complètement privatif. La thèse heideggerienne voulait mettre le Dasein à l'abri de toute tentation naturaliste. Mais le prix à payer pour cela a été extrêmement élevé : plantes et animaux deviennent semblablement prisonniers de leur monde environnant. La chaîne est un peu plus longue pour les second, mais ils sont habités par la même vie béate que les premières. Pour sortir de ce qui lui semble une impasse, et à la suite de R. Barbaras, Florence Burgat  va distinguer la vie - poussée surpuissante et éternelle - et le vivre, la vie vécue par un vivant mortel, soit la vie éprouvée et transformée par une subjectivité. Le vivre n'est pas accessible à la plante : elle n'entre pas en opposition effective à son propre corps, elle n'a pas de soi localisable, ses caractéristiques sont - pour l'essentiel - repérables dans ses liaisons biologiques et chimiques. H. Jonas a donc eu raison de découvrir quelque chose comme une liberté et un souci de soi dans le seul métabolisme   . Mais une lecture attentive de l'élève de M. Heidegger révèle que cette individualité d'origine se dissout dans le monde végétal. Le mouvement des plantes n'est pas spatialisant, mais enraciné ; elle ne sont jamais achevées, toujours susceptibles de repartir alors qu'on les croyait mortes. La vie en elle est obstinée, jamais troublée ou fragmentée par un rapport problématique au temps, ce qui serait l'indice d'un vivre. Les humains n'ont jamais de relation (réciproque) avec elles si ce n'est au sens où ils sont captivés - comme avec les fleurs, par exemple - par les formes et les apparences à la fois belles et inadressées qui émanent d'elles : mais il s'agit d'une pure expressivité, d'un pur apparaître qui ne dépend d'aucune intention et qui, à ce titre, reste un mystère.

Une vie qui ne meurt pas

Enfin, le « phytocentrisme » - à supposer qu'une telle pensée soit autre chose qu'un symptôme - est moralement égarant. Florence Burgat est fidèle à la thèse qu'elle a toujours défendue, à savoir que ce qui oblige moralement, c'est la sensibilité ; c'est « la vie finie, inquiète, la vie des êtres de chair et de sang, la vie des êtres qui ont des yeux, un regard »   . Cela signifie qu'il y a quelque chose de tragique dans la vie sensible. Bien loin de reposer dans la coïncidence de soi à soi que décrivait - ou postulait - F. Nietzsche dans la Seconde Inactuelle, la vie animale est fondamentalement exposée : elle est déjà un vivre, pas seulement une vie. Or, la vie de la plante « qui ne meurt que pour renaître, est le contraire d'une tragédie »   . Il existe de bonnes raisons d'être fasciné par la vie végétale : mais c'est précisément parce qu'il s'agit d'une vie tranquille, qui ne meurt pas. S'il existe aussi de bonnes raisons de vouloir la préserver et la protéger, c'est plutôt parce que nous répugnons à voir saccagés l'impassibilité des arbres, la luxuriance de la forêt tropicale, la splendeur des fleurs. On retrouve ici l'argument assez classique du vandalisme. Quant à ceux qui prétendraient qu'il existe quelque chose comme des droits subjectifs dont les plantes seraient titulaires, ils commettraient une erreur de catégorie : pas de droits subjectifs sans subjectivité. Prétendre le contraire, c'est probablement participer, consciemment ou non, à une entreprise de déconstruction qui ne se nourrit que de son propre mouvement et qui conduit à l'indifférenciation et à l'indistinction.

 

Tel est, synthétisé, le propos de Florence Burgat . Il est exprimé en une langue très littéraire, au bon sens du terme, c'est-à-dire éloquente et précise à la fois. Il faut toutefois noter que les termes « analogie » et « homologie » y sont employés pour désigner des niveaux de discours   et n'ont pas le sens que leur donnent ordinairement les biologistes. Cet ouvrage qui se présente - trop modestement - comme un essai montre, de façon brillante, comment une intuition - celle de la différence entre la vie et le vivre, tellement limpide qu'elle pourrait sembler élémentaire, peut soutenir une réflexion dense et exigeante, s'apparentant parfois à la méditation, au sens de J.-J. Rousseau. Florence Burgat , se montre cependant très avertie du débat contemporain et des « dérives » qui s'y rencontrent. Elle retrouve parfois, avec des références et des intentions évidemment très différentes, des conclusions proches de celle de J.-F. Braunstein dans La Philosophie devenue folle   . J.-F. Braunstein s'en prend frontalement aux Studies et montre que l'on y trouve - sous couleur de progressisme et de dépassement de l'humanisme - une peu ragoûtante science-poubelle. FB, tout en défendant un humanisme plus conscient de ses présupposés et de ses limites, est tout aussi intransigeante à l'endroit d'un prétendu « verdissement de la conscience » : celui-ci ne vaut guère mieux que le verdissage cynique pratiqué par certaines firmes, c'est-à-dire le camouflages d'activités nocives au nom d'exigences morales hypocrites.