Un spectacle onirique et mélancolique traversé de chants anglais du XVIIe siècle.

Le vaste drap blanc qui s’étend sur la scène laisse deviner les contours indéfinis de quelques meubles et instruments dissimulés. D’une texture dense, peut-être rugueuse, cette pièce de tissu n’a pas le caractère vaporeux des nuages ou des songes : elle évoque plutôt les housses posées sur les meubles des maisons délaissées, pour une saison ou quelques années, figures fantomatiques, comme insensibles au passage du temps, dans la seule attente d’un geste, d’un murmure pour reprendre vie.

 

Retour au monde

Le spectacle met en scène un double retour au monde. Le premier est celui d’un répertoire musical ancien, issu du XVIIe siècle anglais, invité sur la scène contemporaine par le chef Sébastien Daucé (ensemble Correspondances) et le metteur en scène Samuel Achache (compagnie La Vie brève). Le second est celui d’un personnage en errance, Sylvia (Sarah Le Picard), tentée, au moment de célébrer ses noces, de fuir un monde auquel elle reviendra pourtant.

Alors que la cérémonie doit commencer, la jeune femme, qui porte bien son nom sauvage et sylvestre, est en proie à la confusion la plus grande. Elle voudrait disparaître et, s’enfonçant peu à peu dans sa robe de mariée, s’enfouit sous le vaste drap blanc, dans sa propre psyché. L’espace théâtral devient un espace mental : le drap blanc est aspiré à l’arrière-scène, tandis que nous découvrons les musiciens qui hantent l’esprit de Sylvia, sous la conduite de sa sœur Viviane (Margot Alexandre).

Sylvia a choisi la retraite en un ermitage intérieur étrangement peuplé, qui doit lui permettre de se ressaisir et de se retrouver avant de retourner parmi les siens, accompagnée par Viviane et prête enfin à embrasser la vie, après une catabase musicale dans son propre esprit empreint de mélancolie.

 

Sébastien Daucé (orgue, virginal et direction musicale), Arnaud de Pasquale (clavecin), Louise Bouedo (viole), Lucile Perret (flûte), Etienne Floutier (viole), Thibault Roussel (théorbe) et Angélique Mauillon (harpe)

 

Mélancolie en robe blanche

Sylvia souffre en effet d’une mélancolie transmise par sa mère (Lucile Richardot) et cette mélancolie ressurgit en ce jour précis dont les conventions voudraient qu’il soit le plus beau de sa vie. La figure maternelle, à laquelle la mezzo-soprano Lucile Richardot prête sa voix de velours sombre, aux reflets moirés, déploie une séduction âpre qui s’exerce sur les spectateurs aussi bien que sur Sylvia. Sous l’emprise des chants maternels, douloureux et intenses   , la jeune femme vêtue de blanc devient une figure du Spleen le plus noir.

Elle évoque en cela une autre mariée mélancolique : Justine, qui ne peut être arrachée à ses obsessions sombres et maladives dans le film Melancholia de Lars Von Trier. Mais Songs se situe à l’opposé de l’atmosphère pesante et éprouvante qui caractérise Melancholia. Contrairement à Justine, Sylvia peut compter sur la présence à ses côtés d’une sœur vive et dynamique, qui déploie toute son énergie pour l’extraire d’un univers intime où sont déversées des coulées de cire blanche comme autant de larmes figées dans le temps.

 

Margot Alexandre (Viviane), Lucile Richardot (la mère) et Sarah Le Picard (Sylvia)

La cire liquide et blanche, qui se fige à mesure que des personnages aux contours flous la répandent sur le plateau, pourrait dessiner un paysage de banquise, où tout semble gagné par la glace. Elle pourrait enfermer, étouffer ce qu’elle recouvre jusqu’à le faire disparaître. Mais elle peut aussi être brisée. Sous la chaleur d’une paume, si ce n’est d’un souffle, elle peut devenir malléable et modelable, fondre de nouveau. Son état changeant évoque cette fois moins le caractère tragique et inexorable du passage du temps que la possibilité d’une re-création. Elle rappelle moins les vanités, tableaux de la finitude humaine, que les bougies des anciens théâtres, lieux de l’artifice par excellence. Elle indique que, sous la mélancolie, vibre encore un désir de vie. Car cette semence blanche répandue, figée et morcelée peut enfin évoquer l’indécision d’une union inaboutie : derrière le refus du mariage, dans l’esprit de cette fille hanté par sa mère, se trouve peut-être une autre appréhension, liée à la fécondation et à la filiation.

 

Le rêve d’Orphée

L’objet spectaculaire ainsi conçu a tout d’une chimère, ce monstre imaginaire et composite. Les comédiennes se mêlent aux chanteurs (Lucile Richardot et René Ramos Premier) et aux musiciens de l’ensemble Correspondances. Chacun a sa partie, mais les musiciens jouent le jeu et les comédiennes entrent volontiers dans la danse. Les émotions suscitées sont multiples. La fantaisie est partout, théâtrale ou musicale, enjouée ou mélancolique. Les rires fusent, mais parfois aussi l’émotion nous étreint, par exemple quand Sylvia attaque, frappe et morcelle une épaisse plaque blanche qu’elle regarde elle-même comme l’image prosaïque et dérisoire de son propre cœur.

La scène épouse admirablement la musique dans des images poétiques, comme le mouvement d’archet qui embrasse les corps de musiciens devenus eux-mêmes violoncelles ou violes de gambe, même si les transitions ne se font pas sans heurts. Il n’est pas toujours évident, en particulier, de goûter pleinement la mélancolie musicale alors que la vivacité théâtrale s’impose si souvent et si longtemps. Mais l’étrangeté et l’intensité de l’objet proposé ne laissent pas de fasciner.

 

Etienne Floutier (viole), Margot Alexandre (Viviane), Louise Bouedo (viole) et René Ramos Premier (baryton-basse)

Quand tous se rejoignent dans une séquence à la fois drôle et touchante de théâtre dans le théâtre, c’est pour rejouer - et se réconcilier par – le mythe d’Orphée. Comme Orphée, Viviane s’est donné pour mission de tirer Sylvia-Eurydice des enfers qui la retiennent et qui sont ici peuplés de ses propres démons. Figure emblématique de la musique et de la poésie, Orphée est aussi associé à l’opéra dès la naissance du genre, à l’orée du XVIIe siècle, alors que les cercles érudits italiens rêvent de retrouver l’alliance originelle du théâtre et de la musique qui caractériserait la tragédie antique. Ce rêve italien est présent en filigrane du spectacle, mais si Samuel Achache et Sébastien Daucé s’en emparent, c’est à leur manière, résolument contemporaine.

 

Songs, mise en scène Samuel Achache (compagnie La Vie brève), direction musicale Sébastien Daucé (ensemble Correspondances). Spectacle créé en octobre 2018 au Théâtre de la Croix-Rousse, à Lyon.

Du 5 au 20 janvier 2019 au Théâtre des Bouffes du Nord et en tournée.

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez.

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