La causalité des conflits au Moyen-Orient s'est élargie depuis le second XXe siècle, provoquant de multiples guerres dans la région, revêtant toutes une clé de lecture différente.

Terre de conflits impliquant une pluralité d'acteurs aux échelles locale, régionale et mondiale, le Moyen-Orient voit plusieurs de ses pays s'enfoncer dans une situation alarmante, à l'image du Yémen. Les richesses du sous-sol, les questions idéologiques, les tensions israélo-arabes, l'affirmation des identités religieuses et les ingérences de puissances étrangères sont parmi les nombreuses causes de ces situations. La politologue Elisabeth Marteu (*) propose ici plusieurs clés de lecture pour en comprendre les tenants et les aboutissants, dans le cadre du thème 2 de HGGSP: « Faire la guerre, faire la paix : formes de conflits et modes de résolution ».

 

Nonfiction.fr : Le XXe siècle a été marqué par la multiplication des conflits au Moyen-Orient. De la guerre au Yémen à la guerre en Syrie, en passant par les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, pourquoi la région demeure-t-elle un foyer de conflits ?

Elisabeth Marteu : Le début du XXIème siècle au Moyen-Orient est marqué par des transformations brutales héritées de phénomènes à la fois exogènes, comme l’intervention américaine en Irak en 2003, et endogènes comme les révoltes arabes de 2011 qui ont mis au jour les failles et les fragilités politiques, économiques et sociétales de nombreux Etats-nations de la région. On retrouve au Moyen-Orient tous les ingrédients de la conflictualité : autoritarisme, Etats faillis, inégalités sociales et marasme économique, tensions ethnico-confessionnelles, ingérences extérieures, compétition des puissances, ressources énergétiques, etc. La compétition et les projections militaires décomplexées des puissances régionales et internationales au Moyen-Orient et en Afrique du Nord n’ont fait qu’exacerber les tensions intra- et inter-étatiques : politisation des tensions communautaires entre sunnites et chiites ; pérennisation de la problématique djihadiste au-delà de Daech ; enlisement des conflits et absence de sortie de crise en Libye, en Syrie et au Yémen ; opposition entre l’Iran et l’Arabie saoudite ; opposition entre Qatar/Turquie et Emirats arabes unis/Egypte sur la question de l’islam politique et des Frères musulmans ; poursuite du conflit israélo-palestinien et fin de la solution à deux Etats etc. S’entrecroisent donc des enjeux de conflictualités tant locaux, régionaux qu’internationaux.

Le conflit israélo-palestinien focalise les tensions de la région depuis 1948. Comment la création d’Israël y a-t-elle augmenté les facteurs de conflictualité ?

Pendant longtemps le conflit israélo-palestinien a été considéré comme la « mère de tous les conflits » au Moyen-Orient, en ce sens il cristallisait les griefs du monde arabe contre l’Occident : l’injustice originelle dont auraient été victimes les Palestiniens et le sentiment d’un « deux poids-deux mesures » des Occidentaux vis-à-vis d’Israël et des Etats arabes. La décolonisation et la résistance contre l’impérialisme occidental passaient donc aussi par la défense de la cause palestinienne. Cette acception a sensiblement évolué depuis les bouleversements de 2011, l’ampleur de la violence djihadiste, la problématique du nucléaire iranien et le rapprochement entre Israël et certains pays arabes y compris dans le Golfe. D’autres sources de conflit existent et tendent même à proliférer depuis une quinzaine d’années. Le conflit israélo-palestinien, tout en conservant une symbolique forte et une actualité régulièrement meurtrière, n’est donc plus le seul vecteur de conflictualités au Moyen-Orient.

La guerre d’Irak de 2003 a bouleversé la région et a été l’une des causes de la naissance de Daech. Pourquoi ce conflit a-t-il eu un tel impact dans la région ?

En portant au pouvoir un président chiite, l’intervention américaine de 2003 a mis fin au pouvoir des sunnites – jusque-là représentés par Saddam Hussein – et participé du renforcement de l’influence de l’Iran sur l’appareil politique et sécuritaire irakien. La frustration et le sentiment de déclassement ou de marginalisation d’une partie de la communauté sunnite ont créé les conditions de l’enracinement du phénomène djihadiste en Irak. L’éclatement du conflit chez le voisin syrien en 2011 a ensuite offert une opportunité d’extension de la menace djihadiste et de territorialisation d’un « califat islamique » à cheval sur les deux pays. Les groupes djihadistes, tant al-Qaïda que Daech, se nourrissent des inégalités sociales, des tensions confessionnelles et plus largement des fragilités socioéconomiques et politiques des Etats pour attirer des sympathisants et des combattants. En fragilisant l’Irak et en politisant la question sunnites/chiites, la guerre de 2003 a participé de la montée en puissance du djihadisme, de l’exacerbation des tensions interconfessionnelles et de la compétition de puissance entre l’Iran et l’Arabie saoudite.

La guerre en Syrie et le soutien de Vladimir Poutine à Bachar el-Assad posent désormais la Russie comme un acteur incontournable de la région. Quels sont les intérêts du pays dans la région ?

L’intervention de la Russie en Syrie a fait basculer le conflit à l’avantage du régime de Bachar al Assad et de ses alliés, notamment l’Iran et le Hezbollah libanais. L’assistance militaire de Moscou a permis à Damas de prendre le dessus sur les rebelles et de reconquérir la quasi-totalité du territoire syrien. Pour Vladimir Poutine, les objectifs sont pluriels : consolider des points d’appui stratégiques en Méditerranée (comme la base navale de Tartous) ; marquer son opposition au camp occidental, en particulier les Etats-Unis et les Européens qui ont soutenu l’opposition syrienne ; s’affirmer comme un acteur fiable vis-à-vis de ses partenaires et alliés dans la région ; offrir ses services de médiateur en qualité de puissance discutant avec l’ensemble des antagonistes ; et s’imposer ainsi dans les processus de sortie de crise de la région. Aux intérêts économiques s’ajoutent donc des intérêts de puissance qui marquent le grand retour de la Russie au Moyen-Orient.

À l’inverse les États-Unis semblent se désengager de la région, tout en maintenant un franc soutien à leurs alliés (Israël, Arabie-Saoudite). Quelle est la place du Moyen-Orient dans la géopolitique de Donald Trump ?

L’administration américaine poursuit l’objectif d’allègement de sa présence militaire au Moyen-Orient afin de mettre un terme « aux guerres sans fin » (Afghanistan, Irak), de faire des économies et de concentrer ses efforts sur la compétition stratégique avec la Chine. Cette bascule vers le pivot asiatique se traduit par un retrait de certaines troupes en Syrie et en Irak, mais par la conservation des principales bases militaires dans les pays du Golfe et par la focalisation sur deux dossiers : la lutte contre la République islamique d’Iran et la défense d’Israël. L’Iran reste, en effet, une priorité stratégique et la sécurité d’Israël structurante. Washington fait donc le choix des sanctions économiques (Iran Syrie, Hezbollah, etc.) et cherche sans cesse à déléguer la sécurité régionale à d’autres acteurs, comme l’Union européenne et l’OTAN. Cette stratégie s’inscrit dans une nouvelle logique de partage du fardeau et d’affirmation du caractère transactionnel des relations entre Etats. Dans le même temps, les Etats-Unis ne veulent pas voir leurs plus proches partenaires et clients basculer dans les sphères d’influence chinoise ou russe. Ils continuent donc d’exercer une très forte pression sur les pays de la région pour ne pas être concurrencés par Moscou et Pékin.

Quels acteurs régionaux et nationaux possèdent les moyens d’établir les piliers d’une paix durable dans la région ?

Tout d’abord, aucune puissance régionale, ni même internationale, ne peut offrir et garantir seule une paix juste et durable dans la région. Les médiations américaines sur le conflit israélo-palestinien ne fonctionnent plus en raison du parti-pris de Washington ; les négociations parrainées par Moscou en Syrie et en Libye ont tendance à pérenniser les crises ; les trêves entre Israël et le Hamas sous médiation égyptienne sont toujours précaires ; l’ONU n’arrive pas à s’imposer comme un acteur qui compte dans la résolution des conflits, etc. Ensuite, chaque conflit revêt des dynamiques et des logiques bien spécifiques qui nécessitent d’être traitées pour enrayer le cycle interminable des crises. Enfin, au regard de la multiplication des conflits en Afrique du Nord, au Levant et dans le Golfe arabo-persique et de l’absence d’architecture régionale de sécurité, il est illusoire d’espérer une paix durable pour l’ensemble de la région.

 

* L’interviewé : Elisabeth Marteu est docteure en science politique de l’IEP de Paris, spécialiste du Proche-Orient et du conflit israélo-palestinien qu’elle a étudié sous plusieurs angles : mobilisations collectives et sociétés civiles ; dimension régionale et conséquences politico-sécuritaires ; genre et nationalisme dans les zones de conflit. Elle est chercheuse associée à l’Institut International d’Etudes Stratégiques (IISS) et enseignante à Sciences Po Paris.