Dans une série d’études, Ogien envisage la sociologie sous l’angle de la méthodologie et de la pratique, pensées ici comme complémentaires dans les termes d’une "épistémologie pratique".

En intitulant son dernier ouvrage Les règles de la pratique sociologique, Albert Ogien réveille d’emblée les vieux démons de la sociologie. Plus d’un siècle après la parution des Règles de la méthode sociologique (1895) de Durkheim, il forme ainsi le projet de réaffirmer le domaine d’étude particulier de la sociologie – le "social" - et d’en dégager les conditions de possibilité scientifiques. L’ouvrage regroupe à cet effet un ensemble de textes qui abordent de front des problèmes aussi divers que la théorie de l’action, la dimension sociologique de la connaissance ou encore les catégories et les fins de l’analyse sociologique. Ces études sont aussi l’occasion de remettre sur le métier la pensée d’auteurs désormais classiques (Pierre Bourdieu, Erving Goffman) dont Ogien est un lecteur attentif. On lui sait gré d’ailleurs d’attirer l’attention sur le travail de sociologues américains assez peu lus en France : Harold Garfinkel, l’initiateur de l’ethnométhodologie, ou George Herbert Mead. La position d’Ogien se veut pragmatique : les concepts théoriques n’ont de sens qu’une fois investis dans le travail sociologique. C’est d’ailleurs dans les différents moments de l’enquête que les problèmes théoriques, ainsi que les problèmes illusoires, tendent à émerger. C’est pourquoi les sociologues ont tout intérêt, ajoute l’auteur, à s’armer d’une "épistémologie pratique" associant d’un même élan théorie, méthode et pratique.


Une critique sociale ancrée dans la pratique

L’activité pratique est donc le terrain privilégié de l’enquête sociologique. Pour l’enquêteur rompu à l’ethnométhodologie, l’objectif est d’observer in vivo la façon dont les acteurs mettent en œuvre des savoirs, savoir-faire et compétences dans des situations concrètes. Ils manipulent et attribuent du sens (commun) tout en contribuant par leur action à la construction d’une réalité sociale qui ne leur est pas extérieure. Ils procèdent à partir des ressources conceptuelles dont ils peuvent disposer. Leur marge de manœuvre n’en est pas moins relativement limitée. Les acteurs doivent en effet composer avec les contraintes de l’action et toutes sortes d’obligations inhérentes à la vie en commun dans un monde fondamentalement ordonné. Tout l’enjeu est ici de concevoir une approche qui rende justice aux capacités agentives des individus sans céder ce faisant au simplisme des philosophies spontanées de la « liberté » du sujet et des sociologies subjectivistes du "retour de l’acteur". Une telle conception ne manque pas il est vrai d’ébranler les fondements de certaines épistémologies des sciences sociales. Contre le schème de la "rupture" érigé en réflexe épistémologique dans Le métier de sociologue, Ogien soutient que la sociologie est à l’inverse une "production pratique répondant à des critères d’évaluation singuliers". La distinction entre connaissance ordinaire et savante s’en trouve davantage spécifiée. Acteur parmi d’autres, le sociologue élabore des descriptions sophistiquées qui procèdent de logiques analogues à celles que les acteurs non-sociologues déploient ordinairement pour rendre compte de leurs actions. Autant dire qu’il est enjoint à descendre de son piédestal de producteur de vérités ultimes sur le monde social.

Sorti de ses raisonnements labyrinthiques, Ogien montre comment la connaissance (savante) de l’expérience ordinaire sert, contre toute attente, une critique sociale. Parce qu’elle part du postulat que le monde social n’est pas sans ordre, l’ethnométhodologie a souvent été taxée de conservatisme. Ogien s’inscrit en faux contre cette interprétation, écornant ainsi au passage les critiques sociales traditionnelles qui s’accrochent selon lui à des vieilles lunes empiriquement inscrutables (l’Histoire, la domination, la lutte des classes, etc.). En s’attachant à la mise au jour des allants de soi de l’expérience quotidienne et des modes opératoires fondant les systèmes politiques, l’ethnométhodologie offre la possibilité de connaître de l’intérieur les détails de la vie sociale. On connaît la chanson : c’est en pénétrant les systèmes aliénant qu’on peut éventuellement en court-circuiter le fonctionnement. Charge aux éventuels contestataires de l’ordre établi de savoir comment mettre à l’épreuve des luttes et de la critique radicale cette batterie de concepts…


Pour une théorisation en dialogue avec la philosophie

En sociologie, la "théorie" n’a pas forcément bonne presse. Les sociographies à l’aveugle se substituent souvent à l’effort de problématisation et de généralisation, sans doute par souci d'économie de moyens intellectuels. C’est donc avec profit que Les règles rétablissent le genre. Néanmoins, la réaffirmation de la sociologie générale a un coût. D’un abord difficile, plutôt arides, les textes sont illustrés par une quantité très mesurée d’exemples et d’expériences de pensée… La pratique est ainsi livrée à la portion congrue. En sorte que l’écart est grand entre l’ambition d’une sociologie de la pratique soucieuse du "détail" et de la réalité immédiate du social et le niveau d’élaboration conceptuel parfois très élevé. Prenant à rebours les macro-discours sociologiques qui se perdent dans l’abstraction (la théorie du choix rationnel en fournit l’illustration) et les méthodologies quantitatives qui s’autoalimentent sans lien avec l’expérience, le sociologue se prend par endroits au jeu des théories qui marchent sur la tête. C’est un des paradoxes de l’ethnométhodologie : la connaissance scientifique de la connaissance ordinaire procède d’une montée irréversible en généralité conceptuelle. Pourtant, si cette tendance affleure dans Les règles, les enquêtes de terrain menées par Ogien ces dernières décennies démontrent qu’il est concrètement possible d’en limiter les effets   .

Ogien dialogue constamment avec la philosophie. Et pas n’importe laquelle. En l’occurrence, celle de Wittgenstein et de son collège d’interprètes, des pragmatistes américains (Dewey, Mead, Putnam) et de quelques inclassables de l’Hexagone (Descombes). Les textes manifestent une même stratégie d’enquête. Le sociologue importe des philosophèmes pour nourrir ses réflexions. Même si Ogien signale l’irréductibilité de l'un à l'autre des discours philosophique et sociologique (à chacun son "social" après tout), cela montre en première lecture combien la sociologie reste sous la dépendance catégorielle de la philosophie. Pour le meilleur, elle est une source d’inspiration, forme l’espace des possibles argumentatifs et contribue à la clarification de vieux problèmes (par exemple, utiliser Cassirer pour démêler l’écheveau durkheimien). Dans le même temps, elle signale l’incurie d’une sociologie conceptuellement hétéronomisée. Elle ne manque pourtant pas de ressources pour traiter les problèmes théorico-pratiques qu’Ogien expose finement. Sa lecture éclairante de l’approche en termes de "situation" proposée par Goffman et la critique acérée de la théorie de l’habitus de Bourdieu l’attestent. Mais la tentation philosophique l’emporte. Quand il discute le statut et la place des règles de l’agir et surtout le problème classique du "suivi des règles", Ogien s’inscrit dans la continuité des débats qui agitent les exégètes de Wittgenstein, laissant de côté du même coup tout un pan de la réflexion sociologique sur les règles (en sociologie des organisations, par exemple). En fin de compte, c’est la réception même de l’ouvrage qui s’en trouve hypothéquée. Certes, ces interactions n’ont en soi rien d’illégitimes à partir du moment où elles attestent d’un pouvoir heuristique. Ce que la lecture des Règles confirme parfaitement du reste.

Seulement, cette politique d’ouverture intellectuelle en laissera plus d’un sur le bas-côté. La difficulté intrinsèque de la conceptualisation et l’arrière-plan de connaissance présupposé achèvent de brouiller le positionnement disciplinaire de la démarche. Il n’est pas sûr en effet que ces Règles puissent être simplement lues par des sociologues. Et quand bien même ils prendraient la peine de lire l’ouvrage (et de le comprendre, cela va sans dire), il n’est pas évident non plus qu’ils accèderaient tous au vœu de constituer, entre autres projets, une sociologie de la pratique à la manière de l’ethnométhodologie. C’est que l’obsession de l’action laisse sur le carreau nombre de sociologues. On se demande par exemple comment les chercheurs qui ont pour habitude de travailler sur des objets historiques, à la façon d’un Weber dans L’éthique protestante, peuvent en suivre le programme sans en trahir la lettre. Alors que la sociologie historique revient au goût du jour, la position apparaît assez difficile à tenir.

Si l’on peut douter du pouvoir de transformation sociale de cette sociologie comme de sa capacité à changer les habitudes mentales de la profession sociologique, on ne peut que souscrire à l’orientation épistémologique qu’elle défend. En sondant les ethnométhodes des sociologues, Ogien met en pièces le savoir sociologique pour en faire ressortir les conditions pratico-théoriques d’exercice. Ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage important que de démontrer avec force de conviction qu’une sociologie "scientifique" est possible, pour peu qu’on veuille bien s’y attarder.