Les bords de mer permettent à Jacques de Backer d’instaurer de nouveaux rapports entre le portrait et le paysage. Prises sur le vif, ses photographies créent un univers à la fois drôle et poétique.

Un art du presque-rien

Les bords de mer permettent au photographe belge Jacques de Backer d’instaurer de nouveaux rapports entre le portrait et le paysage. Prises sur le vif, ses photographies créent un univers drôle et poétique tout à fait dans l’esprit des irréguliers belges de l’art, de Magritte à Marcel Marien. S’y retrouvent aussi – et de manière parfois incisive – les univers de Tati ou Sempé. L’immensité des angles n’empêche en rien le sens du détail ou de l’intimité soudain saugrenue.

Le quotidien se trouve métamorphosé avec un aspect presque intemporel et quasiment surréaliste. L’importance de la lumière demeure capitale sur les plages d’Ostende : de cet univers de jeux ou d’occupations vacancières naissent des moments suspendus au-dessus du vide des jours. Les histoires sont racontées par le bas. Et cela nous ravit, nous capture. Le photographe évoque ce qui n’est pas vraiment mais qui existe pourtant et demeure en instance de désir. Les images ne sont pas là pour le dire : du moins pas en totalité. Presque rien ne (se) passe, mais le presque est un tout. Jacques de Becker fixe la trace de divertissements autres que pascaliens, il investit des lieux où les estivants semblent se couper du monde tel qu’il est : l’œuvre reste un philtre mystérieux qui unit et sépare. Elle n’a pas d’âge et pourtant ses images sont vivantes.

Les deux côtés du miroir photographique

L’ironie n’empêche pas une certaine élégance dans le dérisoire. La vision que le photographe propose de ce monde des plages est en effet attendrissante. S’y créent une circulation, une germination spatiale. Les structures deviennent des tensions provisoires, non définitives. De la sorte, Jacques de Backer se fait maître du comique et de la grâce roturière. À l’inverse d’un Bresson ou de certains cinéastes belges, le photographe n’affecte aucune posture théologique : ses prises sont des contes où les postures comiques créent une beauté fulgurante. Le créateur met en exergue des « imperfections » qui jettent un doute, dérangent les repères ; entre l’immense et le petit, là où la plage offre un répit avant que nous ne retombions dans notre clôture. Rien n’est là pour rassurer : pourtant de ces images émane une sorte d’unité conquise. Le monde redevient perceptible, et même par moments lisible – même si le photographe, comme Tati, touche par l’humour à la coïncidence toujours défaite. Il arrive qu’un de ses modèles traverse le miroir vide, dans un mélange entre comique et merveilleux, entre maniérisme et « nature », entre éloignement et feinte proximité, entre méfiance et rapprochement.

La photographie ouvre des directions, invente des points de vue qui donnent accès à l’invisible. Tout l’univers se tient et se maintient dans un espace qui dans son effet de réel devient étrange. L’artiste y passe pour en souligner la consistance et l’inconsistance. Ses silhouettes scénarisées ne sont-elles pas notre propre psyché, même si le premier réflexe reste d’en rire pour s’en distinguer ? Tout devient surplomb, morcellements, unions, constellations dérisoires qui durent le temps de quelques « jours de fête ». Le langage plastique offre à la pensée une façon de se défaire à la manière d’une robe. Pressentiment et mystère font des sujets des photographie et de nous-mêmes, spectateurs, des sujets dépouillés. Et l’on finit par avoir le sentiment de contempler son propre portrait – ou mieux, d’avoir fait le « pas au-delà » du miroir.