Severin Duc nous livre son analyse des nouvelles formes de domination que connaît la cité de Milan au cours des guerres d’Italie.

Au début du XVIe siècle, Milan est un duché en crise, en proie au doute par rapport à son dirigeant et à ses potentiels successeurs. Car, s’il s’agit bien ici d’un État indépendant, c’est avant tout un carrefour, celui de toutes les routes de l’Europe. En ce début de siècle, il s’agit d’un espace fréquenté et brigué par de grandes puissances. C’est une terre industrieuse et féconde traversée par le Pô qui attire la convoitise, tant pour ses biens que pour son emplacement. La Lombardie est le rêve d’outremonts des monarques français suivis de près par leur fougueuse noblesse. Mais la Lombardie est également l’objectif du jeune Charles Quint, qui souhaite relier ses terres autrichiennes à ses possessions espagnoles d’Italie du Sud. Cette union des deux territoires est cruciale pour la stabilité de son empire en expansion au delà des mers avec ses conquêtes d’Amériques. Sforza, Habsbourg et Valois s’opposent pour la domination d’un espace stratégique.
Si un mot peut décrire Milan, c’est bien celui de l’ambition, puisque malgré toutes les langues et allégeances, c’est le point commun de tous les protagonistes dans la guerre de Milan. Ou plutôt les guerres de Milan, tant l’attrait pour le joyau lombard est important. 

L’auteur, Séverin Duc, membre de l’École française de Rome, loin des condottieri, a également une ambition, celle de nous livrer une œuvre complète et fournie issue de sa thèse. C’est l’aboutissement de nombreuses années de recherches qui en ont fait un spécialiste de la cité ambrosienne. Cet ouvrage, La Guerre de Milan, nous permet d’aborder l’ensemble des « champs de force et de luttes » qui sont aux prises avec le duché.

L’articulation des échelles spatiales est capitale, avec des royaumes et empires immenses et complexes en construction, parfois s’étendant de l’autre côté des océans, et parallèlement des potentats locaux dont le but principal est de garantir la fidélité de leur clientèle. La pertinence de l’oeuvre est de nous faire profiter de sa connaissance fine des enjeux et rapports de force locaux. Ainsi, c’est l’écosystème politique de Milan au début de XVIe siècle qui s’offre au lecteur. 

 

Une stratification des sources

Les sources sont dans la Guerre de Milan la base principale du récit, son terreau essentiel. Leur étude est approfondie afin d’en tirer toute leur substance. Dans cet angle mort qu’est le début du XVIe siècle pour l’historiographie française, les sources sont nombreuses. Si Florence et Rome sont flamboyantes, Milan ne possède pas moins d’attrait. L’activité y est importante et donne de la matière à l’historien pour son enquête.

Tout d’abord, la stratification des sources permet à l’historien d’élargir progressivement son point de vue lors de ses recherches. Les protagonistes, sous-entendant par là, les princes, leurs ambassadeurs et lieutenants, et les grands de Lombardie, forment la première strate. Leurs écrits nous rapportent leurs actes et paroles et nous éclairent un peu plus sur leurs ambitions. Les nombreux documents de gouvernement nous montrent la maturité politique de la Lombardie et, plus généralement, de la péninsule italienne dans cette période du début de la modernité qu’est la Renaissance. Les réseaux se révèlent alors, montrant l’étendue des ramifications dans les rapports de pouvoir. La seconde strate comprend l’ensemble des documents qui portent sur la question lombarde. Une somme importante est issue des orateurs de Florence, Venise, Mantoue ou des gouverneurs pontificaux tel le célèbre Guicciardini. Enfin, la dernière strate plus profonde et diffuse que les précédentes englobe toute la littérature de gouvernement rédigée bien après les événements relatés et apporte un éclairage mémoriel sur les guerres de Milan.

La diversité des sources permet de rendre compte des motivations des différents acteurs. Les raisons, les doutes, les limites de l’obéissance ou des moyens de chacun nous renseignent sur les différents acteurs de cette épopée milanaise. Ce qui est aujourd’hui une source peut avoir été autrefois un ordre ou une complainte et nous éclairer sur les aspirations des protagonistes. Par exemple, un lieutenant du Prince, comme Odet de Foix peut, au quotidien, se trouver face à des ordres ressemblant de plus en plus à des micro-humiliations, qui par leur accumulation et la frustration qui en découle l’amèneront à basculer dans la violence la plus totale pour reprendre la main sur son destin et celui de Milan.

 

Les Guerre d’Italie: différentes dominations pour un même territoire

Le basculement dans la guerre du stato de Milan est celui d’un État face à des forces qui le dépassent. Sa géographie favorable sur les principales routes européennes est également ce qui cause l’intérêt de ses conquérants successifs. Ses cols qui s’ouvrent au Nord sur le monde germanique et à l’Ouest sur le royaume de France en font, selon les mots de Séverin Duc, un « détroit terrestre ». Or, ce territoire attire les convoitises et la légitimité des Sforza qui sont à sa tête est contestée. De contestation à guerre, il n’y a dès lors qu’un pas. Il est franchi par le roi de France Louis XII qui revendique le duché au nom de son illustre ascendance Visconti, la précédente famille ducale. Milan devient l’objectif français de la seconde guerre d’Italie. Cette première expérience, quoique temporaire, est suivie à l’avènement de François Ier d’une autre, bien plus pérenne. Ainsi, la célèbre bataille de Marignan ouvre les portes de Milan aux Français.

Aux fastes de l’entrée dans la ville succède la réalité d’une nouvelle forme de domination. Elle s’inscrit à contrepied des usages locaux en excluant le popolo, le peuple urbain de Milan, et en portant une nouvelle institution : le Sénat de Milan, qui leur survivra. L’auteur met en valeur cette expansion ultramontaine qui est une véritable colonisation et vise à en faire un glacis pour le Dauphiné, porté par des gouverneurs français maladroits dans la crainte d’une insurrection générale et de l’arrivée des armées hispano-impériales en 1521.

Cette conquête éphémère est suivie d’une période trouble avec un régime faible qui concède beaucoup au peuple lors de la restauration de Francesco II Sforza. Le peuple est un acteur essentiel car il mobilise les paroisses en milices organisées pour protéger la ville ambrosienne. Cette masse populaire explosive inquiète les hispano-impériaux. Elle représente la source d’opposition principale à leur présence et apparaît comme un potentiel auxiliaire militaire.

La bataille de Pavie apporte son lot de changements dans la vision qu’ont les impériaux de ce territoire. Leurs chefs allient une loyauté indéfectible à l’Empire et une grande indépendance dans la prise de décision. Ces vétérans aguerris, cousins des conquistadores, entendent se saisir du territoire pour l’Empereur Charles Quint. Leur droit est celui de la conquête. Ils souhaitent le remanier et le mater pour permettre son intégration à l’ensemble Habsbourg (Espagne, territoires autrichiens et Italie du Sud). La ville de Milan se soumet à l’Empire, son prince impuissant est cloîtré dans son château, condamné à négocier la survie d’un État qui lui échappe au prix de son obéissance et d’une fidélité sans borne.

 

Le pouvoir et la violence à l’épreuve de la conquête d’un territoire

Le maintien des différentes forces en présence au sein de l’État milanais est une chose difficile. La tentative de création du milanais royal, la restauration Sforza et la prise du duché par les forces impériales et espagnoles de Charles Quint nécessitent des solutions innovantes. Les trois pouvoirs ont des méthodes de gouvernement différentes et peu au fait des usages locaux. La grande liberté laissée aux gouverneurs sur place peut avoir des conséquences sur les centres de décisions dans leur pays d’origine. Ainsi, d’une part, Odet de Foix gouverne au nom de François Ier tout en entendant faire respecter une verticalité intransigeante. Celle-ci annihile peu à peu la plupart des forces disponibles pour la restreindre à une clientèle en crainte de perdre ses avantages. D’autre part, Francesco Sforza se place à l’opposé de cette conception du pouvoir. Pour lui, il est duc « des » Milanais et utilise massivement cette dimension populaire pour faire valoir sa légitimité. La détestation des excès d’Odet de Foix sert de ciment au peuple meurtri. Il s’agrège en un corps politique autonome qui forme ses propres troupes et institutions, autour de groupes paroissiaux menés par les gentiluomini et guidés par Morone, le chancelier de Sforza.

Le troisième pouvoir en place est celui des Hispano-impériaux. Leur présence s’assimile à une armée d’occupation qui a replacé Sforza à la tête de son duché. Cette occupation a un poids croissant sur les campagnes et villes du duché. Le retard des soldes paradoxalement ne démotive pas les troupes impériales qui vivent sur le pays. Les capitaines fiers de leurs réussites et de leur réputation d’invincibilité remettent en question les limites de leur mission. Ils finissent par dépasser leurs prérogatives pour se saisir du duché au nom de l’Empereur et avant que celui-ci ne puisse réagir.

Plus intéressant encore, c’est la rhétorique de la violence qui est mise en valeur par Séverin Duc. Elle s’exerce à plusieurs niveaux, de la guerre à la répression en passant par les représailles et vengeances d’honneur entre maisons et clientèles. Les différents pouvoirs tentent de les juguler ou de les réprimer, parfois de les encadrer quitte à en faire des outils de gouvernement. Les antagonismes locaux sont puissants en Lombardie, entre d’un coté les Guelfes papaux et de l’autre les Gibelins impériaux. Sincère ou juste revendiquée, cette distinction permet de former des clientèles et des réseaux d’influence assez vastes et horizontaux, mais pas toujours familiaux. Ils servent de structures aux réseaux de rebelles ou de loyalistes comme les Trivulzio. À leur niveau, ils peuvent être agents ou victimes des violences, par le bannissement, la confiscation des biens et titres ou encore l’assassinat.

Au plus haut sommet de l’État, la violence peut avoir un but expiatoire, face à un ennemi jugé maléfique, comme celle activée par Sforza face à une tentative de reconquête du Milanais par François Ier qui se solde par la victoire impériale de la Bicoque. Milan devient une nouvelle Jérusalem céleste qu’il faut protéger contre les armées du prince des ténèbres. Les miliciens milanais galvanisés se jettent comme des lions dans la bataille. Dans une violence eschatologique, le massacre systématique prévaut. Les impériaux font eux preuve de la violence du conquistador, ou tout du moins de celle des vétérans de la Reconquista. La rapine est leur moyen de subsistance mais également de pression sur un popolo peu enclin à les voir rester. Les principaux capitaines Pescara, Leyva et Vasto mettent en place un système de quadrillage de la ville et de bastions pour éviter une répétition des vêpres siciliennes.

 

La crainte d’une insurrection était l’une des principales peurs des Français. En prenant le contrôle de l’urbanisme et des voies de communication urbaines, les Espagnols peuvent limiter les risques. En quelques jours, la menace du peuple de milan s’éteint, matée dans le sang et sans chef. La noblesse urbaine n’a pas répondu à l’appel du popolo et est restée passive. Les promesses impériales de débouchés économiques et d’intégration dans l’immense empire de Charles Quint a achevé de les séduire. À la fin de notre enquête Milan gît, brisée par les forces impériales et son duc, la cité ambrosienne se soumet à l’empereur après des années de captivité dans son château, au cœur de sa capitale qui lui échappe. C’est à cette conclusion que nous amène l’enquête de Séverin Duc, à travers cet angle mort de l’histoire italienne en langue française, si le public connaît la célèbre bataille de Marignan, il oublie trop promptement ses conséquences et le basculement du nord de l’Italie dans l’escarcelle hispano-impériale pour plusieurs siècles.