Peut-on penser une esthétique des états affectifs sociaux et des sensations sociales, en dépassant les limites des jugements esthétiques voués à l’œuvre d’art (c’est beau, sublime !).

Au point où en sont les débats de plus en plus divergents autour des questions esthétiques, il est sans aucun doute nécessaire de s’arrêter un temps et de mettre à plat les usages de cette notion d’esthétique. On voit bien que, depuis quelques années, de recherches sur l’émotion en discussions sur les effets des œuvres d’art, de tentatives entreprises pour cerner des domaines d’application (à l’art seulement ?) en déplacements de la notion (vers la société, le spectaculaire), « esthétique » est un terme qui finit par perdre de sa clarté aux yeux de beaucoup, notamment de ceux qui croient en l’existence d’une signification unique pour un terme, consignée dans un dictionnaire par exemple, au lieu de se fier justement à l’intérêt des variations de signification. D’autant que les variations ne jamais tout à fait désagréables si elles permettent de fragiliser des dogmes et d’ouvrir des champs de travail. En revanche, dans nos débats, une des conditions de la conversation à partir d’une notion n’est pas toujours remplie : celle de faire l’effort, chacun, de définir l’usage que l’on veut faire du terme dans une rencontre publique ou une publication. D’autres termes autour du « sensible » méritent d’ailleurs qu’on s’y attarde aussi.

En ce qui concerne « esthétique », il fallait que cet ouvrage soit publié, autant pour ceux qui connaissent déjà son auteur en langue allemande et attendaient sa traduction, que pour ceux qui ne le connaissent pas. Pourquoi ? Parce qu’il a à nous proposer une perspective originale, certes marquée au sceau de l’espace germanophone, et qu’il donne l’occasion de faire le point sur la composition de sa pensée. Mais ce n’est pas tout. Compte tenu de son usage du terme, sans doute décalé par rapport à ceux qui le réduisent à la seule sphère artistique et au jugement porté sur l’œuvre d’art, il était aussi urgent de mettre en public un fondement philosophique à ce que désormais beaucoup appellent « esthétique », et qui nous vaut des ouvrages portant ce mot en titre, des parcours universitaires et des champs de recherche très élargis. On peut penser en particulier au fait que l’ouvrage de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde (2013), aurait bien eu besoin à l’époque de précisions philosophiques de ce type. Mais c’est vrai aussi de nombreux usages et expressions : l’esthète du numérique, l’esthétique populaire, l’État esthétique (bien analysée au chapitre VIII de ces cours), etc.

L’auteur de cette Aisthetique, dont on notera comment il orthographie ce terme afin de rappeler visuellement l’ancrage de cette perspective d’étude dans les sensations (l’aisthésis grecque, le sentir et la perception), a été professeur de philosophie à l’Université Technique de Darmstadt. Il est proche d’Erwin Strauss, mais opère aussi dans la lignée du Walter Benjamin des Passagenwerk (Le livre des passages). Le premier a travaillé sur le sens des sens, et vise, pour le dire vite, à faire droit au « sentir », à la part affective de l’expérience des choses, à l’épreuve de soi dans l’instant même où on est affecté par quelque chose d’extérieur. L’ouvrage résulte de ses cours à l’Université dispensés au long des années 1990.

Retour à Baumgarten ?

La thèse soutenue dans ces cours, qui conservent une dimension orale, tient assez fortement à tout un contexte germanique, auquel appartient la théorie de la réception de l’École de Constance (Hans-Robert Jauss). Elle est la suivante. Les questions décisives que l’esthétique doit traiter touchent à l’expérience des humains (sentir, ressentir, pressentir), à leur réception de l’atmosphère diffuse et éthérée qui les entoure, à un sentiment de présence ou la Stimmung dans laquelle ils baignent, et dans laquelle se meuvent les choses tout autant qu’ils se meuvent. Cela englobe le domaine du rapport à la nature et au design, notamment. Cette thèse met donc entre parenthèses la tradition de l’esthétique européenne qui la voue à la seule œuvre d’art. Ce qui est sans doute paradoxal au vu de l’argumentation déployée, puisque, à juste titre, elle s’appuie sur des œuvres d’art (Joseph Albers, James Turrel…).

L’auteur s’inscrit dans une tradition qui n’est pas uniquement allemande, mais qui s’ouvre en Allemagne. Donnons-en quelques éléments. C’est à un philosophe allemand, en effet, que l’on doit la mise en selle de la notion d’esthétique, dans le cadre cependant d’une théorie de la connaissance. Nous sommes au XVIIIème siècle, le terrain de référence est cette théorie de la connaissance qu’il convient de renouveler au sortir de l’époque théologique. Alexander Gottlieb Baumgarten se saisit du terme afin de contrer Platon autant que possible. Ce dernier déniait la possibilité même d’une connaissance sensible. À son encontre, Baumgarten oppose alors l’esthétique au rationalisme sec, et propose de fonder une science esthétique, « science » au sens d’un ensemble de propositions déduites de principes, susceptible de valoriser puis d’améliorer la connaissance sensible en tant que telle, devenue l’outil d’une raison élargie (surtout après les travaux des empiristes).

N’insistons pas, l’ouvrage le fait avec pertinence. C’est évidemment tout le contexte cartésien qui est en jeu et la réduction de la connaissance au clair et au distinct auquel le sensible n’accède pas ; puis le contexte kantien, et les deux esthétiques, celle de la raison pure et celle du jugement ; enfin le contexte hégélien et le refus de ce philosophe de rapporter l’esthétique au « beau naturel », qui sont mis en jeu derrière cette option. Cela d’ailleurs même si Hegel était fort réticent à l’usage de ce terme, ses éditeurs n’ayant pourtant pas hésité à appeler Esthétique ou Cours d’esthétique un manuscrit sans titre, publié en 1831, après son décès. Quoi qu’il en soit, pour Böhme, c’est par ces considérations que l’esthétique a fini par être restreinte au beau et au sublime. Le terme ne conserve plus son sens historique (Baumgarten).

Sans doute est-il même pertinent d’affirmer que, jusqu’à des dates récentes, cet usage domine, à quelques nuances près pour le XXème siècle toutefois. Il est vrai même, et curieusement, que beaucoup télescopent ou confondent « esthétique » et « artistique ». Et il est patent que son usage commence à varier soit parce qu’on en restreint le sens, soit au contraire parce qu’on l’élargi, d’ailleurs dans le même temps qu’on décline différemment les objets qu’il est censé éclairer.

C’est bien ce pourquoi Böhme refuse de s’établir sur ce terrain. L’esthétique classique ne peut faire face à nombre de questions posées par notre monde, dit-il. Le cours en son entier est rédigé afin de donner une nouvelle systématicité au terme « esthétique », en insistant sur la possibilité de lui maintenir son caractère de mode de connaissance, cette fois conçue à partir de problèmes concrets, ceux des atmosphères inscrites dans les œuvres humaines ou produites par des œuvres, notamment en partant de trois champs : l’esthétisation du réel, la nécessité d’une théorie esthétique de la nature, la question de l’art.

La perception

Toutefois, dans ce but, il importe de concevoir un nouveau concept de perception, une perception qui ne soit plus définie en termes de capacité, encore moins en termes d’habitus, mais en termes plus ontologiques d’être-disposé, état affectif dans lequel on se trouve à un moment donné.

De quoi parlons-nous alors avec ce vocabulaire : perception ? Sinon de situations esthétiques, disons de co-présence du sujet et de l’objet, et non plus du jugement (dont la propriété est de distinguer l’un et l’autre). Böhme rappelle tout d’abord les données classiques. Il n’est pas de perception en soi, toute perception est perception de quelque chose, rencontre d’une présence corporelle au monde et d’objets existants extérieurs au sujet. C’est sur ce fondement que l’on se demande en général comment telle ou telle chose est perçue, ce qu’elle est exactement, si elle est telle qu’on la perçoit, et par quels moyens s’effectue la perception. Par là on en vient aux cinq sens, etc. Encore cela pouvait-il être amélioré, si l’on veut bien distinguer la sensation de la perception.

Quoi qu’il en soit, en procédant ainsi, on en reste à la perception comme modalité de connaissance. Cela convient-il pour l’art ? L’esthétique, remarque Böhme, doit chercher aussi à savoir ce qu’il en est de l’homme percevant dans la perception. Elle est du côté de ce qui est ressenti, de l’affection qui attire vers quelque chose ou du dégoût qui repousse. Ce qui revient à dire que l’esthétique est une science de la perception dans la mesure où elle relève que nous sommes émotionnellement affectés par l’objet perçu. Autant dire que dans l’esthétique, il ne s’agit pas des choses elles-mêmes comme dans la vie pratique, mais de la perception et de ce que nous éprouvons dans la perception (le réfléchi kantien, la perception dans la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty ?). Donc surtout de l’atmosphère, encore une fois la Stimmung, dans laquelle chacun se sent en accord ou désaccord avec le monde. Belle expérience : le chirurgien qui opère par la médiation d’un moniteur voit-il l’intérieur du corps du patient ou regarde-t-il des images sur le moniteur ?

Esthétisation

Évidemment l’usage de la notion d’esthétisation n’est possible que si l’on réfère à (ou se démarque de) Walter Benjamin qui l’élabore, à des fins politiques, puisqu’il est question, grâce à lui, d’opérer la critique du fascisme : culte de la personnalité, idéologie du travail, début du tourisme de masse, etc. La notion a d’ailleurs été étendue d’abord à tous les États totalitaires, puis aux États démocratiques, relativement à l’essor des médias. Jean Baudrillard en son temps décrivait la substitution de simulacres à la réalité comme une esthétisation du réel.

Böhme revient sur ce type d’analyse, d’ailleurs avec précautions. L’esthétisation du réel, écrit-il, est la présentation esthétique, la disposition ou la mise en scène de tout ce avec quoi et dans quoi nous vivons. Il y est donc question de la mise en scène des environnements, de l’atmosphère dans laquelle nous englobons des choses et des humains. Aux marchandises, et tout devient marchandise, une valeur scénique s’adjoint à la valeur d’usage et la valeur d’échange. Tout un secteur de la société vise la production de cette valeur scénique, où une part croissante du travail global est consacrée à la mise en scène. Le capitalisme tardif sous lequel nous vivons déploie une « économie esthétique », contre laquelle la tâche nous revient de déployer une critique de l’économie esthétique. Elle est conduite par les métiers du design, du maquillage, de la publicité, englobant aussi certains secteurs de l’architecture, de l’urbanisme, de l’art paysager, et bien sûr par les médias. Ces « travailleurs esthétiques » - scénographes, publicitaires, designers, architectes –, qui s’investissent dans l’apparence des choses. En ce sens, ce propos confirme que l’on ne peut plus continuer à se référer exclusivement au domaine protégé de l’art.

Si le lecteur a de la patience, il pourra lire en parallèle certaines pages de cet ouvrage et le livre de Ludger Schwarte, Philosophie de l’architecture (Paris, La Découverte, 2019) dont nous avons rendu compte sur Nonfiction. Il constatera que Schwarte renvoie déjà à Böhme et que tous deux occupent des positions rapprochables.

La nature

Parlons maintenant de l’entreprise d’esthétisation de la nature. Ici il est question de l’environnement, de l’inquiétude face à la dégradation de l’environnement, aux dommages faits à la nature. L’exigence d’une esthétique écologique de la nature dépasse d’ailleurs la simple référence à l’écologie. Pourquoi ? Parce qu’elle tient compte aussi de la sensibilité des humains relativement à la nature. Elle doit traiter de la reproduction et de l’organisation future de la nature, de la renaturalisation de nombreux domaines et de la reconstitution d’une nature détruite. Cette nouvelle écologie esthétique met en évidence le caractère réducteur de l’observation purement scientifique de la nature, écrit encore Böhme. Il nous reconduit à l’expérience sensible de la nature, l’effet corporel et affectif de la nature sur l’humain. Ce qui semblerait, ce serait à discuter, nous rapprocher de la théorie de la connaissance sensible de Baumgarten.

La nouvelle esthétique, l’aisthesis, en tant qu’esthétique écologique de la nature doit déterminer la relation entre des qualités de l’environnement et la disposition des êtres humains. Comment ressentons-nous telle ou telle qualité de l’environnement ? Ce serait sa participation à une transformation écologique de notre monde. Par exemple, elle aiderait à concevoir la nature dans son ensemble comme un grand concert, dans lequel faire l’expérience des formes d’expression de la nature et de les concevoir comme l’un de ses éléments essentiels. Elle pousserait à faire l’expérience de la nature : du bruissement des vagues, du cri des mouettes, de l’odeur de pinède, et des architectures sonores que nous avions oublié (et que le confinement récent a remis à notre portée, par arrêt de la circulation des voitures).

L’art

L’esthétique traditionnelle, ajoute enfin Böhme, n’est finalement pas non plus à la hauteur des œuvres d’art, ce pourquoi il prend parti pour une esthétique qui aurait pour tâche de développer la perception en tant que modalité de la présence corporelle du spectateur et de prendre en considération l’impact affectif de l’objet de la perception.

Il prend pour point focal le rapport de l’art moderne avec le public. Mais finalement, il retombe sur un problème largement évoqué partout : les compétences de la réception de l’art, à laquelle l’esthétique peut nous préparer, n’ont-elles pas été développées à partir de l’art classique et non à partir de l’art moderne ? Que les arts plastiques aient « évolué », c’est une certitude. Böhme s’attache en effet aux œuvres modernes. Il semble alors que les œuvres ne peuvent plus être comprises à partir des concepts classiques. Les laisserons-nous interpréter seulement par la sémiologie, puisqu’elles ne représentent plus, mais sont elles-mêmes quelque chose de signifiant ? Böhme se réclame ici de Joseph Albers, parce qu’il a développé sur ce point une terminologie intéressante, à propos des images qui ne représentent rien, et ne peuvent plus être considérées comme des images par une partie du public. Elles sont devenues des atmosphères et on ne s’étonnera pas de voir James Turrel cité comme objet esthétique coïncidant avec l’analyse de Böhme.

Cela étant, pour faire valoir son concept de perception, il faut que sa théorie repose sur l’idée selon laquelle le travail esthétique (que nous préfèrerions appeler artistique) a pour but de transmettre des expériences perceptives, et de produire un impact affectif. Qu’il s’agisse de représentations d’un objet dans l’art classique ou de la présentation d’une atmosphère dans l’art moderne (parfois tout de même aussi dans l’art classique : un tableau consacré à l’automne, un paysage d’automne, doit produire l’atmosphère de l’automne). C’est sans doute dans ce domaine des arts, exemplifié surtout par le théâtre, que les affirmations de l’auteur sont passionnantes. Elles permettent de distinguer la fiction (artistique) de la réalité, et par conséquent de revenir sur les débats concernant la censure des œuvres artistiques.

La démonstration s’étend à la musique. Elle entend la musique, là aussi, à partir de la participation émotionnelle à un objet esthétique.

Le design

La mise en scène de soi et des objets, ou de soi par les objets entre de plein droit dans cette nouvelle esthétique. Cette esthétisation des objets que constitue le design prend son sens dans un désir qui trouve sa satisfaction dans la réalité actuelle de l’apparaître, pour la société présente.

Occasion est donnée à l’auteur de construire une théorie des conditions qui déterminent la perception. Cette dernière relie la constitution des objets, du monde et du « moi ». Dans la confrontation entre l’objet perçu et l’instance du moi, le moi n’est pas présent dans sa propre perception, en revanche, il s’y éprouve corporellement. S’aidant de références peu connues en France, l’auteur étudie ce qu’il appelle « les clefs perceptives » et leur fonctionnement dans le cadre des médias, ce qui est assez original.

En un mot, avec Böhme, l’esthétique devient bien une théorie générale de la perception. Encore convient-il encore de préciser ce qu’il entend par là, d’autant qu’il est conduit par ce terme vers des « savoirs » hautement problématiques comme la physiognomonie par exemple (l’auteur en rappelle le passé raciste, à une certaine époque, et n’en joue pas sans précautions). Si l’auteur, pour finir, s’attache à la perception, c’est pour rencontrer de nombreuses questions traditionnelles, parmi lesquelles la conception que l’humain se fait de lui-même, le dualisme âme/corps, le rapport humain/animal, etc. Et plus encore, pour rencontrer à nouveau Kant et Hegel, l’un pour la dimension anthropologique de son esthétique (du jugement) qui serait hantée par les objets représentés et non par les atmosphères, l’autre pour les présupposés de sa philosophie de l’esprit qui se referme sur le beau artistique. Pour Böhme le rôle de la sensibilité n’est pas reconnu par ces philosophes. Ils résorbent tout dans une théorie du jugement, nous l’avons dit et espérons que le lecteur opèrera les vérifications qui s’imposent. Avec pour conséquence que le spectateur de l’art est traité « hors-sol », écrit-il, et non à partir de sa présence corporelle. Ce sont aussi, dit-il, des esthétiques qui détachent l’œuvre de sa réalisation matérielle. Enfin, elles ont une valeur d’autant plus grande qu’elles participent à la représentation de soi d’une élite culturelle disciplinée.

Conclusion

Avec l’auteur, partons à la conquête de cette théorie de la perception. Dans ce dessein, il propose un cheminement très concret (expériences visuelles, auditives, etc.). Que se passe-t-il lorsque je dis « je vois un arbre » ? Au demeurant, percevoir implique d’être engagé de toute sa personne dans le monde et d’être en prise avec le perçu. Cela étant, le lecteur rencontrera aussi une difficulté passionnante : comment la langue entre dans perception. Si on dit en français : « j’ai froid », en allemand on dit « mir ist kalt » (« il m'est froid »). La perception n’est pas du côté du donné, mais du construit ; elle n’est d’ailleurs pas non plus l’effet d’un moi indépendant, mais elle construit aussi le moi. D’autant que les événements perceptifs se situent en amont de toute dissociation entre sujet et objet (ce qu’on retrouve dans la sensation d’une présence, par exemple). Au lieu de diriger mon attention vers un objet (ici élément atmosphérique, mais plus loin l’auteur nous parle aussi des sentiments atmosphériques : je ressens quelque chose se menaçant, le ressens une atmosphère en entrant dans une pièce, étudiés aux fins de concevoir un concept d’atmosphère), c’est plutôt moi qui suis visé (est visé l’état dans lequel cela me met). Les expériences synesthésiques, auxquelles un chapitre entier est consacré, dessinent, dans l’ouvrage, un superbe programme de recherche à suivre pas à pas.