Plus qu'un atout touristique, le patrimoine apparaît de plus en plus comme un instrument géopolitique et un élément clé du « soft power » des États.

Les destructions des bouddhas de Bâmiyân par les talibans, des sites historiques de Syrie et d'Irak par Daech et l'incendie de Notre-Dame ont suscité une émotion particulière à l'échelle mondiale. Elle témoigne d'un intérêt particulier de l'opinion publique et de sa fascination pour des monuments pensés comme étant les symboles d'un patrimoine mondial. L'entretien, la protection et le financement du patrimoine apparaissent comme des éléments majeurs de la politique des États. Cela amène également nos sociétés à réfléchir sur ce qu'est, ou non, le patrimoine. 

L'historien Dominique Poulot revient ici sur ces sujets au cœur de l'actualité dans le cadre du thème 4 de Terminale : « Identifier et valoriser le patrimoine : enjeux géopolitiques », et plus particulièrement l’étude conclusive traitant des actions de valorisation et de protection du patrimoine français.

 

Nonfiction.fr : En 1790, Talleyrand prononce un discours sur la préservation du patrimoine. Quand une politique de préservation se met-elle réellement en place et quels sont ses contours ?

Dominique Poulot : Il faut distinguer, dans la notion de préservation, le réel et le virtuel, comme les initiatives, privées et collectives, au sein de la vie politique, et l’idée d’intervention, au nom de la loi concrètement, le cas échéant, à l’encontre du droit de propriété et des propriétaires. Les mesures de la période révolutionnaire sont destinées à préserver les valeurs de monuments, d’abord ecclésiastiques, qui sont nationalisés, et pour beaucoup vendus par la suite, dans le but de restaurer les finances du pays. Mais une autre préoccupation intervient aussi, tenant à la valeur historique et artistique de ces biens, aux yeux de spécialistes : archéologues (on disait alors antiquaires), historiens, historiens de l’art, érudits. Tous sont sensibles aux risques que courent de tels monuments une fois en mains privées. On plaide alors leur préservation par des relevés et par la publication – recueillir les épitaphes qui sont autant de sources historiques, par exemple. Enfin, une sensibilité se fait jour peu à peu en faveur de la protection matérielle des monuments. Le mot « vandalisme », dû à l’abbé Grégoire, se répand pendant les années de la Restauration et du Romantisme pour condamner les destructions commises et l’ignorance malfaisante de leurs auteurs : l’intervention de Victor Hugo en est la meilleure illustration. Ces mouvements intellectuels et artistiques, relayés par des politiques plus ou moins cyniques ou convaincus, affirment le caractère politique d’une pareille conservation des monuments historiques. Le Second Empire et la IIIe République transforment peu à peu le statut d’Inspecteur des monuments historiques créé par Guizot sous la monarchie de Juillet et que Prosper Mérimée avait incarné exemplairement. L’élaboration d’une politique au sens contemporain du terme occupe toute la fin du XIXe siècle, pour aboutir en 1913 à la loi de protection des monuments historiques dont nous sommes encore largement les héritiers. On ne peut donc parler de politique de préservation qu’au XXe siècle.

 

Entretenir et restaurer le patrimoine national implique un coût important. Comment sont financées ces actions ?

L’entretien et la restauration du patrimoine national dépendent des statuts des biens, et de leur propriété. Si les biens considérés appartiennent à l’Etat, ce sont les fonds publics qui sont mobilisés, notamment à travers le budget du Ministère de la Culture. Chaque année, le Ministère publie ainsi une ventilation de ses dépenses, qui comprend une partie « patrimoine », plus ou moins régulière en fait, car ces dépenses sont liées à des contraintes évidentes, et souvent à des urgences qu’on ne peut pas ou plus reporter. Mais l’Etat n’est pas le seul contributeur, puisque beaucoup d’éléments du patrimoine appartiennent à des collectivités territoriales ; généralement les opérations font l’objet de financements croisés, de collaborations multiples. Des financements supplémentaires, mais parfois déterminants, peuvent être fournis par l’Europe, par la société civile – par le biais d’appels aux dons, ou par le loto du patrimoine (une ressource d’abord imaginée au Royaume-Uni) – par des contributions de mécènes étrangers ou d’associations d’amis. Enfin, si les propriétaires de ce patrimoine sont des personnes physiques elles assurent elles-mêmes l’entretien de leurs biens, mais elles peuvent recevoir des aides publiques, en fonction de règles précises, ainsi l’ouverture au public de leurs biens, selon des exigences définies. Le ministre André Malraux avait imaginé un dispositif qui porte toujours son nom permettant la restauration grâce à des déductions fiscales, en particulier. Dans tous les cas, publics ou privés, certains types de patrimoines couvrent une partie des frais par le tourisme et les activités connexes liées à leur exploitation. Ainsi, l’Etat et les collectivités assument l’essentiel des frais, mais ils ont toujours tenté de mobiliser les ressources des propriétaires privés, quand c’était le cas, et plus largement d’en appeler aux contributions volontaires.

 

La notion de patrimoine s’est progressivement élargie à des vestiges de l’industrie comme le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Quels sont les objectifs de ce processus de patrimonialisation ?

La patrimonialisation au sens classique du terme, artistique et historique, s’est peu à peu étendue, au cours du dernier tiers du XXème siècle surtout, aux installations minières et industrielles désaffectées. Le mouvement a commencé pendant les années 1960-1970 dans le pays qui avait connu le premier la « révolution industrielle » de la fin du XVIIIème siècle, à savoir la Grande-Bretagne, et qui a inventé aussi le premier l’archéologie industrielle. Il a touché ensuite tous les pays, au fur et à mesure de leurs générations manufacturières et industrielles, et des vagues successives de fermeture des anciens sites productifs. Les collectivités ont été alors confrontées à une urgence, celle de traiter des friches plus ou moins considérables et, au-delà, de faire face aux conséquences sociales, culturelles, de la disparition des activités dans le bassin de main d’œuvre concerné. C’est pourquoi on a immédiatement parlé de « musées de la crise » pour désigner les écomusées apparus dans ces différentes régions, avec des réussites contrastées. Par la suite une sorte de devoir de mémoire s’est imposé aux responsables politiques ou associatifs pour protéger, virtuellement ou réellement, les restes d’une activité naguère centrale pour leurs communautés au nom de l’attachement aux souvenirs d’un âge d’or disparu et de la fierté rétrospective d’avoir incarné un moment la richesse de la nation.

 

Dans quelle mesure, l’UNESCO participe-t-elle à la préservation du patrimoine français ?

Le cadre du patrimoine mondial est ouvert à la France, et elle a bénéficié, comme les autres pays européens, de nombre d’inscriptions de monuments, de sites, de paysages, sur cette liste. L’Unesco n’offre pas de subsides, mais son label a incontestablement un effet, direct et indirect, sur la notoriété du patrimoine en question, et sur sa fréquentation touristique. Néanmoins, comme le montre par exemple le cas de la cathédrale d’Albi, l’effet Unesco peut durer les trois ou quatre premières années de l’inscription et tendre à s’effacer peu à peu. Parallèlement, la validation de l’Unesco exige du pays qui la reçoit le respect de certaines obligations, sous peine de la perdre si les conditions de la patrimonialisation ne sont plus respectées – en cas de menaces sur l’authenticité, sur le contexte, ou de restaurations abusives, bref si l’ONG constate une quelconque dénaturation.

 

L’incendie de Notre-Dame a montré l’attachement du monde à une partie du patrimoine français. Dans quelle mesure ce patrimoine est-il utilisé par les dirigeants pour promouvoir le modèle français ?

Le patrimoine a toujours entretenu des liens étroits avec le patriotisme, et plus précisément dans le cas français avec les politiques publiques, étant donné le lien historique et institutionnel très important entre l’Etat et le patrimoine national, avec la gestion des monuments les plus prestigieux par le Ministère de la Culture. Le cas des cathédrales est un cas particulier, issu des relations spécifiques entre l’Eglise catholique et l’Etat en France, finalement réglées après bien des vicissitudes par la loi de séparation de 1905. Notre-Dame, à l’intérieur de ce cadre général, incarne la cathédrale officielle par excellence, liée à une tradition de célébrations nationales. Son incendie a donc été un drame officiel, à côté du drame religieux, social, mondial. L’Etat se devait d’intervenir pour la relever, d’autant plus qu’il s’agit d’un des monuments français les plus connus à l’étranger, et qu’il en allait par conséquent de l’image nationale. Mais l’effort consacré à réparer les dégâts de l’incendie a montré une réussite inédite de la générosité privée, avec l’apport d’entreprises, et de dons pour un montant considérable, ce qui n’est pas caractéristique du modèle français de culture patrimoniale. Il est donc difficile de dire que les dirigeants ont promu le modèle national à cette occasion. Ils ont plutôt voulu montrer leur sens des responsabilités et leur volontarisme dans une situation d’exception, en particulier en fixant a priori un calendrier d’achèvement des travaux généralement jugé peu réaliste dans ce type d’opérations.

 

Quels rapports entretiennent les Français à leur patrimoine ?

A l’égal de toutes les nations à forte tradition historique et artistique, les Français ont une relation privilégiée à leur patrimoine, marquée à l’occasion par des « émotions » patrimoniales remarquables, notamment au moment de l’annonce de destructions et de pertes, ou de leurs menaces. Les dernières décennies ont montré la régularité des fréquentations de monuments, souvent en famille, à l’inverse de celles des musées, plus élitistes, comme celle des événements spectaculaires programmés chaque année, comme les journées du patrimoine. Elles ont connu aussi des mobilisations exemplaires en faveur de la reconstruction de monuments détruits, brûlés ou endommagés par des événements naturels ou par des accidents imprévus, la réussite de collectes participatives à l’échelle nationale ou encore la multiplication d’associations de défense du petit patrimoine local. Simultanément, les financements du patrimoine demeurent toujours insuffisants, et la formation en matière d’histoire de l’art, d’archéologie ou d’ethnologie de la France, ou d’autres disciplines savantes directement reliées au patrimoine, demeure inexistante dans le cadre scolaire – et relativement marginale dans le cadre universitaire. A la différence de l’Italie, par exemple, l’histoire de l’art nationale n’est jamais entrée dans les programmes de lycées, malgré des initiatives répétées, du fait de multiples résistances ou insuffisances. Source de fierté collective, comme de ressources pécuniaires incontestables, le patrimoine importe aux Français mais demeure considéré comme une préoccupation de nature exceptionnelle. Malgré tout, ces dernières décennies ont connu son enracinement dans la vie quotidienne et la protection du cadre du vie, au nom des valeurs du développement durable ou de l’habitabilité du monde.

 

L'interviewé : Dominique Poulot est professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Il consacre ses travaux à l’histoire des musées et du patrimoine culturel en Europe, des Lumières à nos jours. Il a notamment publié : Patrimoine et Musée : l’institution de la culture, Hachette, Carré-Histoire, 2014 ; Une histoire des musées de France, La Découverte/ Poche, 2008, Musée et muséologie, La Découverte, “Repères”, 2009.