La pensée de Claude Lefort mériterait de retenir davantage l'attention dans la situation politique et sociale actuelle.

Nicolas Poirier publie ces jours-ci Introduction à la lecture de Claude Lefort (La Découverte, 2020) qui s'attache à présenter la pensée et l'œuvre de celui-ci à partir des influences et des étapes selon lesquelles elles se sont construites. En partant de ce travail d'histoire de la pensée politique, à la fois exigeant et accessible (pour les lecteurs qui hésiteraient à s'y plonger), Nicolas Poirier a accepté de se livrer, ce pour quoi nous voudrions le remercier ici tout particulièrement, à un entretien principalement centré sur la manière dont les idées de Claude Lefort pourraient permettre d'éclairer la situation politique et sociale actuelle.

 

Nonfiction : Même si celle-ci ne prend pas la forme d’un système, la pensée de Claude Lefort se forme autour d’un noyau qui inclut le caractère indépassable de la division sociale, la fonction symbolique du tiers remplie par le pouvoir politique et l’indétermination de la démocratie. Pourriez-vous dire un mot sur ce que ces idées recouvrent et la façon dont celles-ci s’articulent ?

Nicolas Poirier : La division sociale est une façon de penser l'existence de la société sur la base d'un clivage structurel, de même qu'en psychanalyse le sujet est divisé en raison de la présence en lui d'un psychisme inconscient. Cette idée est d'une importance centrale dans la pensée de Lefort, elle comporte des conséquences cruciales pour ce qui concerne la politique : à partir du moment où l'on reconnaît, de manière assumée, la division de la société, il n'est plus possible de donner pour objectif à l'action politique le dépassement définitif des clivages sociaux, comme pouvait encore l'envisager le marxisme, ou même sous une autre forme, l'idéal républicain fondé sur l'existence d'un Bien commun. Pour autant, cela ne signifie pas, d'après Lefort, que la vie sociale soit foncièrement chaotique, faite de conflits politiquement ingérables. La figuration symbolique qu’opère le pouvoir permet précisément de faire tenir ensemble, sans les fondre entre elles, les différentes composantes de la société, de telle sorte que puisse exister une référence partagée à des lois communes, sans pour autant que cette unité ne constitue une identité substantielle sous la figure d'un commandement et d'un chef inamovibles auxquels les citoyens seraient tenus de s'identifier. C'est pourquoi Lefort parle de la démocratie comme du régime de l'indétermination, où rien n'est jamais donné une fois pour toutes, en termes d'institutions aussi bien que d'orientations politiques, où tout peut être virtuellement susceptible d'une mise en question. De ce point de vue, la démocratie doit se comprendre en tant que forme de société où le pouvoir est reconnu comme une instance inappropriable, qui ne relève pas de la transcendance traditionnelle, en particulier religieuse, mais dessine les contours d'une place ou d'un lieu vide à partir duquel peut se développer une vie politique dont le conflit est inséparable, et qu’il faut justement aménager par sa mise en scène institutionnelle. C’est à partir de ce lieu vide que la société se met en représentation. S’il peut être symbolisé à travers des procédures formelles, des rituels institutionnels ou même des images plus informelles, comme c’est le cas dans un univers fortement médiatisé, le lieu du pouvoir ne peut jamais être figuré par la personne du chef qui incarnerait en sa chair le peuple dans son unité supposée indivisible.

 

Le fait est que chacune de ces idées ou presque se heurtent encore à nos conceptions les mieux ancrées. Les conflits sociaux sont perçus très négativement. Le pouvoir politique peine à s’en tenir à cette fonction de tiers. Et l’idée d’indétermination se heurte à la volonté de maîtrise rationnelle, sous la forme, essentiellement désormais, du calcul économique. Comme on le voit, les idées de Lefort se heurtent toujours à de fortes résistances. Partagez-vous ce constat et, le cas échéant, quelles remarques cela vous suggère-t-il ?

C'est tout à fait exact. Les conflits sociaux sont encore perçus de manière négative, comme la marque d'une incapacité des « partenaires sociaux » à s'écouter mutuellement et chercher ensemble des solutions au moyen de la concertation et du dialogue social, selon l'expression consacrée. Actuellement, on a même tendance à assimiler le conflit à une forme de guerre, certes sous une forme larvée, mais qui conduirait au morcellement de la société, sous l'égide du « communautarisme ». La République française étant conçue comme « une et indivisible », l'idée même de division est immédiatement ramenée au risque de sédition. Or pour Lefort, c'est précisément en vertu de la division qui la scinde que la société est une politiquement : c'est parce que les différentes composantes du monde social sont séparées, avec en elles par conséquent une tendance plus ou moins avérée à la séparation, voire à la dislocation, qu’elles peuvent faire lien. Car pour pouvoir entretenir un rapport avec l'autre, il faut être séparé de lui, ou alors on court le risque de la dérive fusionnelle, avec pour conséquence la disparition de toute singularité. Et l'on oublie que le pouvoir est justement là pour occuper la fonction d'instance représentative, à travers laquelle la société se met en scène, en donnant une forme aux rapports conflictuels qui relient les hommes les uns aux autres tout en les divisant. En position de tiers, le pouvoir permet à la société de faire tenir ensemble ses différentes composantes. Pour autant, il n'est pas là pour faire advenir l'unité « républicaine » sur le plan du réel, uniquement pour la faire valoir à titre représentatif et donc symbolique. La difficulté pour un pouvoir démocratique est au fond de savoir s'en tenir à sa fonction de représentation sans prétendre incarner quelque chose. 

 

En même temps, on pourrait se demander si ces idées n’offriraient pas finalement sur la situation actuelle de la France d’aujourd'hui un éclairage particulièrement intéressant, en permettant de lier ensemble une montée des divisions, une figuration symbolique du pouvoir, qui pourrait donner le sentiment d’aller à contre sens, et une volonté de maîtrise du social dont la force d’affirmation ne parvient pas à estomper la faible opérationnalité. Qu’en diriez-vous ?

C'est en effet une piste à creuser : faute, comme vous dites, d'une figuration symbolique du pouvoir, les conflits empruntent actuellement des formes plus virulentes, qui peuvent donner l'impression d'une rechute dans un état de désordre permanent dont les institutions politiques sont censées nous préserver. Il me semble que le problème tient précisément au refus par ces mêmes institutions de donner sa place véritable au conflit, ce qui pour Lefort, est le signe même de la vie démocratique. En l'absence d'une représentation politique à laquelle s'adresser, il semble ne rester plus de place que pour l'expression sans médiation de revendications dont beaucoup peuvent apparaître pourtant comme légitimes, quand on voit la brutalité des politiques mises en place depuis plusieurs années et le sentiment de relégation dont s'estime victime une partie importante de la population. Face à cela, on assiste à une montée de l'autoritarisme et à une réponse policière de plus en plus systématique qui ne peut qu'exacerber la coupure entre la partie du peuple ne s'estimant plus représentée et les dirigeants. Précisément parce que le pouvoir ne parvient plus vraiment à jouer le rôle du tiers. En témoigne l'idée récurrente diffuse dans bien des pans de la société selon laquelle « la peur doit changer de camp », comme si la police constituait une bande rivale dans une confrontation entre deux camps opposés, ou la façon qu'a la hiérarchie policière d'euphémiser le racisme dans la police, en affirmant que la police est de toute façon à l'image de la société, comme si là encore l'institution policière devait fournir, même si c'est regrettable, une « représentation » aux tendances racistes présentes dans la société française. Mais une personne ou une institution en position de « tiers » ne doivent justement pas être à l'image de la société, de même que la société civile et ses composantes - les individus aussi bien que les différentes sphères d'activité - ne doivent être inversement à l'image de cette instance « tierce », à laquelle chacune serait tenu de s'identifier dans un fantasme de fusion, ou alors on débouche sur le totalitarisme.

D'où la fuite en avant du pouvoir, incapable d'offrir une représentation aux tendances les plus clivées de la société, dans le fantasme de l'incarnation, comme s'il se sentait investi d'une mission supérieure : être le Peuple en personne. Mais croire que, parce qu'il essaie aujourd'hui d'incarner une entité supérieure comme la Nation, la République ou le grand « Roman national », le pouvoir serait en mesure de produire le dépassement des divisions sociales ou communautaires, c'est être totalement à côté de la plaque. Il faut se rappeler qu'il y a moins d'un siècle on disait la même chose à gauche (seul le vocabulaire a changé), à propos du prolétariat en tant que sujet historique, en parlant de la Révolution, de l'Histoire en marche vers la société sans classes, etc., et on voit où ça a mené. Je me demande s'il n'y a pas plus généralement un problème dans les types d'institutions politiques à forte dimension présidentialiste, avec la reconnaissance d'un chef d’État incarnant les destinées de la nation, fort du mandat que lui a conféré le peuple, comme c'est le cas sans doute de la cinquième République en France. Par ailleurs, les solutions proposées par des gens comme Étienne Chouard et une partie des Gilets Jaunes, consistant à vouloir réduire la vie politique aux Référendums d'initiative citoyenne (RIC), me semblent extrêmement simplistes, d'autant qu'elles ne feront que renforcer la dimension fortement plébiscitaire du type d'institutions qui sont l'objet de leurs critiques. Croire qu'une démocratie directe, dans une référence d'ailleurs complètement tronquée à Castoriadis, pourrait enfin mettre tout le monde d'accord revient à se représenter la communauté politique à la manière d'un corps organiquement Un dans lequel toute trace de division ne serait que la marque malencontreuse d'une pathologie sociale à éradiquer. Une démocratie digne de ce nom doit au contraire rendre possible l'expression de la conflictualité politique et refuser catégoriquement la représentation d'un peuple-Un pourvu d'une identité close sur elle-même. 

 

Cela dit, une autre difficulté de cette pensée est son caractère abstrait ou théorique (qui s’est d’ailleurs plutôt renforcé chez Lefort au fil des ans, ce qui s’est aussi traduit dans une perte de radicalité), si bien qu’il paraît difficile d’en tirer des orientations concrètes. Comment transformer le refus de domination en avancées émancipatrices ? La pensée de Lefort peut-elle encore nous aider sur ce plan ? Ou bien ne se heurte-t-on pas ici très rapidement à ses limites ?

Oui c'est fort possible, cette montée en abstraction dans une propension théorique toujours plus prononcée est sans doute une caractéristique de la pensée de Lefort, surtout à partir des années 1980, même si dans certains entretiens des années 1990 (repris dans Le temps présent, Belin, 2007) il se montre attentif malgré tout aux récentes évolutions des sociétés. Par ailleurs il est toujours délicat de vouloir traduire une réflexion politique, qui s'exprime sous une forme ne pouvant être, au moins dans certains de ses aspects, qu'abstraite, en des perspectives concrètes à travers lesquelles s'exprimeraient des orientations politiques bien déterminées. Il faut, je pense, veiller à ne pas tomber dans une conception de la politique qui réduit celle-ci à la simple application de principes théoriques posés a priori, comme si la politique concrète devait coller à la théorie dont elle ne constituerait qu'une simple modalité, toute secondaire (comme le disait Che Guevara dans une conversation avec Sartre : « je n'y peux rien si le réel est marxiste »). Reste qu'on peut s'attendre à ce qu'une réflexion à vocation philosophique soit en mesure d'éclairer (ou d'élucider, pour reprendre le terme de Castoriadis) la situation contemporaine dans ce qu'elle peut présenter de singulier. Or une idée comme celle de l'indétermination, centrale dans la pensée de Lefort à partir des années 1980, semble difficile à accepter car elle se heurte encore à la façon dont nous pensons le futur et le fait que celui-ci apparaisse plus menaçant. On le voit en ce moment avec tous les problèmes écologiques, et de manière encore plus concrète, avec la menace du retour de la pandémie cet automne, comme si le mal ne parvenait plus à être éradiqué, indépendamment même de toute volonté politique. La figure prise par le futur semble être devenue celle de la catastrophe et cette représentation est de plus en plus communément partagée. Par ailleurs, sur un plan plus précisément politique, l'idée d'indétermination reste marquée par une certaine ambiguïté : à lire Lefort, elle peut signifier ouverture à, création de nouveaux possibles, faculté d'inventivité et attention à l’imprévisible, mais peut aussi se comprendre en termes plus modérés, comme ce qui fait, presque de manière spontanée, à la manière d'une tendance inhérente à la nature des choses, obstacle au désir de transformation radicale de ce qui est, mouvement qui se dresse souvent, particulièrement lors des épisodes révolutionnaires, en confrontation avec les déterminations établies et leur part inhérente de conservatisme. Évidemment cela n'a aucun sens de proclamer de manière programmatique : « il faut une politique de l'indétermination ! », puisque par définition l'idée d'indétermination n'a justement aucune légitimité (et c'est sans doute là précisément sa vertu) pour indiquer ce qu'il faut faire sur le plan politique immédiat. En fait, cette idée ne doit absolument pas s'entendre en un sens étroitement politique, c'est-à-dire soit dans son acception conservatrice ou dans les termes de la simple modération vis-à-vis des excès révolutionnaires, soit suivant une perspective au contraire « activiste » de la politique, au sens où tout est possible, en ceci que la fin poursuivie pourrait éventuellement justifier les moyens les plus barbares. Le principe de l'indétermination est seulement là pour indiquer que rien n'est déterminé absolument parlant sur le plan historique selon la représentation d'un processus guidé par une force immanente au devenir et qu'il ne faut en aucun cas chercher à fonder une politique de l'émancipation sur ce fondement. Cette idée signifie essentiellement qu'un régime démocratique doit aménager une place pour le pouvoir qui ne soit appropriable par aucune force, aussi bien politique qu'économique. On s'aperçoit vite qu'on en est aujourd'hui encore loin. Il n'y a là évidemment rien de très concret concernant ce qu'il faudrait faire pour rendre cette appropriation impossible, les seules ressources à cet égard sont celles manifestées par l'inventivité démocratique. Pour autant cette force d'invention n'a rien à voir avec l'expression « souverainiste » d'un peuple censément fondée sur une unité indivise dans le cadre d'un État-nation, selon une perspective très en vogue actuellement, mais doit se comprendre, pour reprendre les termes de Justine Lacroix et de Jean-Yves Pranchère, « comme partage d’un simple affect fondamental qui est le refus d’être dominé et de dominer » (Raison publiques, n°23, 2019, Le travail de l’œuvre – Claude Lefort, p. 15). C’est cette indétermination fondamentale qui se trouve investie dans les récentes mobilisations démocratiques contre le recul des droits et la régression vers l’autoritarisme.