Anne Serre obtient le prix Goncourt de la nouvelle pour un recueil de textes déroutants, amusants, angoissants et joue avec son lecteur enchanté.

Ces textes semblent faits de l’étoffe dont sont tissés les rêves, dont il est souvent question dans cet autoportrait éclaté et en abyme. « Comme je produis des rêves complets à un rythme assez soutenu (je me fais penser parfois à ces machines qui sur les cours de tennis crachent des balles à intervalles réguliers), je me demande de temps en temps qu’en faire. […] Pour la plupart je les rédige et je me dis qu’après ma mort, si on les lit, on s’esclaffera, car il y en a qui sont vraiment très comiques. De mon vivant, je les garde sous le coude. »

Anne Serre a peut-être décidé de lever un peu le coude pour nous faire boire cette liqueur enivrante de sa prose acide, délicate, légèrement perverse, qui nous fait passer du féminin au masculin, nous entraîne dans des histoire incongrues, bizarres, mais toujours très précises, comme le jour de la mort de Beckett, qui la fait échapper à un dîner avec la femme de son amant auquel ce dernier semble tenir plus qu’à tout. Chaque texte nous donne un éclat de son histoire ou de sa personne, sans jamais s’inscrire dans les rituels et les obligations de l’autobiographie, comme le suggère la citation placée en exergue. Elle est de Fernando Pessoa, qui a pratiqué l’hétéronymie jusqu’au vertige : « Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-même. »

L’identité se trouve éclatée dans des lieux divers et une géographie rêveuse : la Corse, Fontainebleau, Hyères, Londres, Bonn, la Martinique… Mais le vrai lieu d’Anne Serre, c’est la langue, d’où une conversation délicieuse avec une correctrice sur l’usage des temps dans un de ses récits, ou cette question : « Je me demandais toujours comment on pouvait oublier un s. Était-ce que la personne ne se relisait pas. Je trouvais bizarre de ne pas se relire. » Il souffle sur ces pages un vent de folie : celle du père qui se prend pour Musset et est content de retrouver George Sand quand sa fille vient le voir, ou celle d’un assassin sensible aux alexandrins comme : « Dans quelle vie ai-je tendu ces collets meurtriers ? »

Le goût de la contrainte et du défi

À la page des remerciements, ce ne sont pas les noms d’amis ou de parents que l’on trouve, mais une liste de livres dont la première phrase a fourni l’incipit de la plupart des trente-trois textes du recueil. Ce chiffre ne saurait sans doute s’expliquer par le seul hasard, qui joue pourtant un grand rôle : il renvoie peut-être à l’âge qu’avait Jésus quand il fut crucifié. Mais c’est une douce crucifixion que propose l’auteure à son lecteur, avec qui elle joue sans cesse, en s’appuyant sur sa mémoire des livres et des films. « Sur la pelouse » se construit ainsi dans la référence à Gilberte dans À la recherche du temps perdu et à Belle de jour de Buñuel.

C’est au lecteur de relancer le dé, d’accepter une nouvelle partie à chaque commencement de texte, pour son plus grand plaisir. Mais la contrainte permet aussi, c’est bien connu, d’accéder à la plus grande liberté, et à une forme de vérité non négociable :« Ne pas répondre à son désir est un péché. […] C’est un péché car il faut vivre, car la mort nous attend, car aller droit vers ce qu’on aime est la seule direction qui vaille. » L’essentiel est de trouver sa place, comme à la fin d’une journée où on a été la doublure d’une actrice pour une seule réplique : « Il me tardait de rentrer chez moi, dans mon si doux appartement, ses lumières chaudes, ses rideaux tirés, et de me remettre à lire et écrire, comme toujours. »

Ce recueil est un enchantement qu’on a envie de relire dès qu’on a fini de le lire, pour essayer d’en comprendre un peu mieux le mystère, les méandres, les subtilités. Tout se tient dans une écriture tenue, sensible et terriblement vivante qui force l’admiration et suscite un plaisir de lecture d’une qualité rare.