Entre absurde et fantastique, l’auteur israélien Etkar Keret s’empresse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer : un tour de la vie en 22 nouvelles.

« On dirait le début ou la fin d’un conte », lit-on vers la fin de « Pineapple Crush », une nouvelle au titre énigmatique dont l’intrigue est loin des histoires de fées… Dans la nouvelle épisodique qui donne son titre au recueil et qui ne commence qu’à la page 65, Michaël Whashawski écrit à Sefi Moreh pour savoir si l’escape room (littéralement salle d’évasion) « Incident au fond de la galaxie » est « accessible aux handicapés en chaise roulante » : il compte en effet y amener sa vieille mère, rescapée des camps de concentration, afin de lui permettre « d’échapper à ses souvenirs douloureux ». Malheureusement cet espace est fermé le jour de la commémoration de la Shoah, comme tous les autres commerces…

Autre ratage dans « Ne fais pas ça ! » : celui d’un suicide réussi, qu’un père veuf n’a pas pu éviter : un homme se jette d’un « immeuble de quatre étages couvert d’un vilain crépi, et de climatiseurs, comme une maladie de peau ». Son fils Pit-Pit le prend pour un super-héros prêt à voler et mange une glace à la vanille sans rien comprendre à la tragédie qu’il a sous les yeux. Il est aussi question de l’employé d’un cirque chargé de nettoyer les cages des animaux, qui accepte d’être envoyé dans le ciel comme un boulet de canon. Le directeur l’encourage à sa manière : « Il faut que tu comprennes que pour être un homme-canon, t’as pas besoin d’être souple ou rapide ou fort, il suffit que tu sois seul ou malheureux. » Un jeune pensionnaire d’un orphelinat, qui croit s’appeler Albert, découvre qu’il est en fait un clone parfait d’Adolf Hitler, créé pour venger les victimes du nazisme. On croise aussi des soldats de quatorze ans qui, dans un monde futuriste qui pourrait être le nôtre (délices de la dystopie), acceptent de se faire massacrer pour collectionner des cartes qui ressemblent à celles du Pokémon !

 

Farces macabres

On aura compris qu’Egdar Keret propose ici des nouvelles très brillantes, qui suscitent le malaise autant que l’admiration du lecteur, toujours pris à contre-pied par leur humour, leur atmosphère absurde et leur profondeur existentielle. Ce qui est en jeu, c’est le deuil, la solitude, les traces de l’Histoire, qui peuvent apparaître au détour d’une phrase banale : « La vie est comme une vilaine table basse que les locataires précédents ont laissée au salon. La plupart du temps, on est conscient, on fait attention, mais parfois on oublie, on se prend un coin dans le mollet ou le genou, et ça fait mal. Et presque toujours, ça laisse une trace. »

Certaines nouvelles présentent d’ébouriffantes mises en abyme, comme « Champignon » : « Le fait d’inventer quelqu’un ne vous dispense pas de la responsabilité à son égard et, contrairement à la vie sur Terre, où on peut hausser les épaules et montrer le ciel, ici il n’y a pas d’excuse. » Entre Kafka, Lewis Carroll et Woody Allen, cet univers singulier fascine et émeut, mélange mélancolie et dérision avec justesse.

Les œuvres d’Etgar Keret sont traduites dans plus de 40 pays, et ce beau recueil où le virtuel et le fantastique troublent les frontières du réel, vient de recevoir le prix Sapir, le prix littéraire le plus prestigieux en Israël, ce qui est amplement mérité. Son destin, en France, semble d’inspirer de l’absurde qui règne dans ses 22 nouvelles : il a paru le 19 mars et a passé deux mois dans des cartons de librairies confinées, avant de trouver enfin son public, qu’on espère nombreux.