Un essai célébrant les leçons du journalisme camusien au risque d’en minimiser les limites.
Manuel de journalisme camusien
Paru pour la première fois en Espagne en 2016, l’ouvrage de Maria Santos-Sainz entend offrir, à travers le parcours et l’œuvre journalistiques d’Albert Camus, un modèle éthique et professionnel de la pratique du journalisme. Préfacé par Edwy Plenel qui y voit « un manuel de résistance pour journalistes (et citoyens, l’un n’allant pas sans l’autre) », le livre s’ouvre sur une dédicace « aux futurs journalistes », une manière de réaffirmer sa visée éducative. En situant son travail dans « un contexte de crise de la presse », marqué par l’accélération des défis technologiques et économiques, l’auteure entend extraire de l’expérience camusienne les leçons d’un « journalisme critique » et « d’intentionnalité », susceptible d’inspirer les jeunes générations et nourrir les réflexions sur le devenir du métier.
Le journalisme de Camus a fait l’objet de plusieurs travaux, dont principalement Camus et le premier Combat (1944-1947) de Jeanyves Guérin (1990) et Camus à Combat (2002) de Jacqueline Lévi-Valensi, mais aussi Albert Camus à l’épreuve d’Alger républicain (1991) de Ouahiba Hamouda et Albert Camus journaliste (2014) de Pierre-Yves Cazin (deux ouvrages étrangement omis par l’auteure), sans oublier le film Albert Camus journaliste (2010) de Joël Calmettes. Pour autant, l’œuvre journalistique de Camus, comme le signale Maria Santos-Sainz à juste titre dans son introduction, « n’a pas suscité l’intérêt éditorial qu’elle mérite », sans doute éclipsée par le succès de son œuvre littéraire et philosophique. Considérant que Camus « fut modelé par la presse », l’auteure commence par offrir dans le premier des sept chapitres de l’ouvrage des éléments biographiques avec l’objectif de souligner « les liens ténus entre l’œuvre, ses écrits journalistiques et son existence ».
Trajectoire du journaliste
En s’appuyant sur Le Premier Homme, les Carnets et des extraits de correspondance et de témoignages, ce chapitre inaugural passe en revue l’influence de la mère et de ses origines espagnoles, les silences de l’enfance qui préfigurent ceux de l’âge adulte, l’éveil de la conscience sociale de Camus et ses premières expériences au théâtre avant la rencontre décisive avec Pascal Pia qui lui ouvre les portes d’Alger républicain puis du Soir républicain, deux quotidiens qui seront frappés d’interdiction par les autorités coloniales. À Paris, en 1940, Camus travaille un temps comme secrétaire de rédaction à Paris-Soir grâce, encore une fois, à son compagnon de route Pascal Pia qu’il retrouve, trois ans plus tard à Combat, éminente publication de la Résistance. Édité clandestinement à Lyon, le journal s’impose très vite comme un modèle du journalisme d’opinion et une vitrine pour les éditoriaux de Camus.
Si la période Combat reste fondamentale dans le journalisme camusien, ses chroniques dans L’Express parus entre mai 1955 et juin 1956 ainsi que ses écrits sporadiques dans des revues de la presse libertaire, notamment à l’étranger, confirment son attachement à l’écriture journalistique sous ses diverses formes. Pour l’auteure, « la modernité de la pensée » de Camus « doit beaucoup au journalisme », notamment « dans sa recherche infatigable de la vérité » et « dans l’obsession au présent ». Il n’en demeure pas moins que si la trajectoire journalistique de Camus, faite d’une succession d’interruptions et de reprises, révèle sa passion pour le métier, elle suggère aussi, en filigrane, une forme de lutte intérieure qui transparaît dans ses écrits et qu’il avoue peut-être à demi-mot en évoquant, lors de son discours du Nobel de 1957, ces « deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ».
La quête de la vérité, d’Alger républicain à Combat
La suite de l’ouvrage combine les approches chronologique et thématique. Le deuxième chapitre est consacré à l’expérience de Camus en tant que jeune reporter entre 1938 et 1939 à Alger républicain où il signe près de cent cinquante articles. Dans « un style direct, concis, sobre et incisif », ses enquêtes s’intéressent à des questions sociales (par exemple, les conditions de vie dans un quartier populaire ou de détention sur un navire-prison) mais servent aussi à critiquer la classe politique. Les chroniques judiciaires de Camus, qu’il s’agisse de défendre Michel Hodent, fonctionnaire accusé de détournement de fonds au détriment des colons, de prendre le parti du cheikh el-Okbi, accusé de l’assassinat du mufti d’Alger ou de dénoncer la torture et l’acharnement contre un groupe d’ouvriers agricoles, révèlent sa maîtrise d’un large panel d’outils et de styles journalistiques, du travail d’enquête à la lettre ouverte, en passant par les comptes rendus d’audiences, l’investigation, la démonstration et l’offensive ironique. La célèbre enquête Misère de la Kabylie illustre sa vision du reportage comme un genre journalistique tourné vers la description minutieuse des faits et la dénonciation argumentée des maux socio-économiques. À Alger républicain puis au Soir républicain, le reporter Camus semble constamment à la recherche de cette « vérité criante et révélatrice », une quête qu’il refuse de pousser jusqu’à la remise en cause du système colonial mais qu’il s’évertue à entretenir dans son engagement pour la cause républicaine en Espagne et sa défense de l’option pacifique et de la liberté de conscience contre la censure.
Le troisième chapitre se penche sur l’expérience de Camus à Combat sous l’Occupation. Devenu très vite « l’éditorialiste attitré » du journal, il détaille les atrocités commises par les nazis, pointe la lâcheté de la bourgeoisie et célèbre « cette grande force des opprimés qu’est la solidarité dans la souffrance ». En s’appuyant sur les témoignages de ses collègues, dont Jean Daniel et Roger Grenier, ainsi que les hommages de ses pairs, dont Roger Martin du Gard, l’auteure s’attarde sur la seconde partie de son reportage en Kabylie où il souligne de nouveau la misère économique mais refuse de voir la fin inéluctable du pouvoir colonial. À l’image de ses écrits consacrés aux séquelles de la Deuxième Guerre mondiale, Camus s’acharne à défendre le sens moral contre la politique. Dans son célèbre réquisitoire contre la bombe d’Hiroshima, il s’emploie à dénoncer la « sauvagerie » de la « civilisation mécanique ». L’auteure dresse le portrait d’un journaliste proche des typographes et heureux dans l’imprimerie, ce qui expliquerait en partie la mélancolie qu’il ressent au moment de quitter le journal en 1947 sur fond de dissensions financières et politiques.
Débats et théories journalistiques
Le quatrième chapitre s’intéresse aux polémiques journalistiques de Camus, notamment avec François Mauriac sur la question de l’épuration des collaborateurs après la Libération, ce qui n’empêche pas l’éditorialiste du Figaro d’apprécier « le style sans bavure » de son cadet. Les deux hommes se retrouvent à L’Express où Mauriac tient son Bloc-notes, modèle d’une pratique journalistique qu’il définit « comme une sorte de journal à demi intime ». Publiées pendant neuf mois dans la rubrique « Actuelles », les chroniques signées par Camus dans L’Express et analysées dans le sixième chapitre, confirment l’intérêt qu’il continue de porter à certains thèmes dont la défense de la cause ouvrière, la justice sociale, le refus des armes nucléaires, la dénonciation du régime franquiste, alors que l’Algérie y reste associée à un « déchirement perpétuel » et insurmontable.
D’après l’auteure, la théorie du journalisme suivant Camus, détaillée dans le cinquième chapitre, repose sur le principe de « la responsabilité du journaliste et sur son usage adéquat du langage et de la vérité ». Cet « exercice de métajournalisme » camusien, lu à partir d’un corpus d’éditoriaux consacrés aux critiques et aux réformes de la presse ainsi qu’au rôle du journaliste, éclaire le fondement moral et les grandes lignes du journalisme pour Camus, notamment le rejet du sensationnalisme au profit de l’exigence et des faits, l’appel au renforcement des « fonctions sociales de la presse » et la défense de son indépendance économique. Cette analyse se prolonge dans le dernier chapitre où l’auteure explore le sens de l’engagement camusien, qu’elle décrit comme tourné vers « la réalité tangible », marqué par son refus d’affiliation politique et influencé par la littérature russe et l’œuvre de la philosophe Simone Weil.
Limites du journalisme camusien
Si cet Albert Camus, journaliste a le mérite de proposer une traversée synthétique et enthousiaste de l’expérience journalistique camusienne, rappelant au passage les échos de son entourage, dont le trio Pascal Pia, Roger Grenier et Jean Daniel (disparu en février dernier), la démarche de Maria Santos-Sainz souffre de quelques faiblesses. Tout d’abord, l’attitude pour le moins ambivalente de Camus envers le journalisme manque d’analyse critique. Dans l’une de ses lettres, Camus juge le métier « décevant » même s’il y trouve « une impression de liberté ». D’après Lévi-Valensi, il « aimait le journalisme » mais « détestait la presse ». De même, si Jean Daniel considère que le journalisme n’était pas « l’exil mais le royaume » de Camus, Pascal Pia estime qu’il « n’avait jamais été la conséquence d’un choix, mais simplement un accident » du parcours camusien. Au lieu d’interroger ces divergences et de sonder leur signification, l’ouvrage s’évertue, au risque de se répéter, à célébrer Camus comme « un journaliste exemplaire », à la fois « honnête et au service de la vérité ».
Cette lecture, qui manque de distance critique et analytique, devient problématique quand l’auteure se confronte aux limites du journalisme camusien. Sans rouvrir le débat sur l’attitude de Camus lors de la guerre d’indépendance algérienne, il aurait été judicieux d’étudier certains fragments tendancieux et révélateurs de ses écrits journalistiques, comme quand il estime que « la crise la plus apparente dont souffre l’Algérie est d’ordre économique », reléguant ainsi la vérité de la lutte politique au second plan, ou quand il avance que « si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à garder leur personnalité », illustrant par là ce qu’Edward Saïd nomme « l’inconscient colonial » qui hante la morale camusienne. Dans ce contexte, écrire que « Camus allume en partie la mèche qui embrasera le mouvement anticolonialiste » est pour le moins déplacé.
L’auteure aurait pu également interroger plus en détail les raisons pour lesquelles « l’engagement de Camus envers le métier ne l’amena pas à participer à la réflexion autour de la formation des futurs journalistes ». N’y a-t-il pas là un début de contradiction avec la volonté de l’ériger en modèle professionnel pour les jeunes générations de journalistes ? Si Camus, comme le relève Jeanyves Guérin, cité par l’auteure, « met l’accent sur l’éthique professionnelle des journalistes sans se demander comment des institutions peuvent la réguler », que peut-on en déduire sur les limites concrètes de ses théories journalistiques et leur pertinence dans un monde de plus en plus façonné par les logiques de pouvoir institutionnel et de pression politique ?
Pour une relecture critique
Certes, l’ouvrage de Maria Santos-Sainz restitue un nombre important de témoignages et d’exemples de la production journalistique camusienne, soulignant au passage son « inlassable ardeur » et la diversité notoire de ses écrits. Ceci étant, la sélection et l’analyse pertinentes des articles sont brouillées par certaines redondances, notamment l’éloge appuyé de son éthique journalistique qui semble écarter toute relecture nuancée de ses écrits, mais aussi, de manière plus ponctuelle, la critique plutôt simpliste du journalisme de Sartre qui aurait pu faire l’objet d’une étude comparée et plus approfondie, ou encore l’hommage rendu à l’expérience de Mediapart qui aurait pu s’enrichir d’une analyse plus élargie de la réception du journalisme camusien par la presse française.
Si l’auteure conclut en rappelant l’intérêt croissant que suscite depuis quelques années l’héritage de Camus, faire de ce dernier une « référence du journalisme à l’ère numérique » nécessite peut-être plus d’efforts en termes de distance et d’actualisation critiques. Par-delà ses luttes passionnées et ses enseignements éthiques, l’expérience journalistique de Camus porte les traces troublantes de cette « déception mêlée de nostalgie et d’amertume » que l’auteure lui attribue à la fin des années Combat. Et si cette déception était précisément le reflet des limites historiques et politiques de l’expérience de Camus, des limites « paralysantes, inacceptables » comme le souligne Edward Saïd ? Au final, que faut-il retenir de cette expérience : le journalisme de combat mis à l’épreuve des tourbillons conjugués de l’histoire et de la politique ou le portrait d’un journaliste acharné mais déchiré face au poids et à la vérité insoutenables de l’exercice ? En ces temps incertains où, comme l’écrit Plenel, « l’improbable de l’événement côtoie le probable de la catastrophe », l’ambivalence du journalisme camusien éclaire la complexité et l’exigence d’un métier qui doit plus que jamais réévaluer ses leçons et pallier à ses limites pour, dans les mots de Camus lui-même, « empêcher que le monde se défasse ».