Par fait de confinement, l’exposition n’a pu être vue et parcourue que par de rares spectateurs. Son catalogue, beau et précis, en propose une trace incontournable.
Il y a ceux qui ont eu le temps de la voir, et ceux qui ne la verront jamais (sauf si un prolongement est décidé) puisqu’elle était prévue pour durer du 21 février au 17 mai 2020. Il y a ceux qui connaissent le travail de l’artiste par d’autres expositions et ceux qui attendront de le rencontrer à d’autres occasions, qui ne manqueront certainement pas. Mais existe aussi un catalogue de l’exposition, finalement confinée, dirigé par Frédéric Grossi. Il réunit des visuels de l’œuvre, constituant une iconographie indispensable (à dominante bleue si l’on suit le titre de l’ouvrage), enveloppant même les actions des performeurs invités par l’artiste ; ainsi que des textes et une longue interview de l’artiste même.
C’est de ce catalogue seulement qu’il est question ici. Certes, on ne peut y observer les œuvres qu’en version papier, avec les inconvénients prévisibles : pas de matières, des dimensions à approcher avec difficulté même si une certaine échelle est respectée, pas de densité des textures, pas de déplacement possible de l’angle de vision, un parcours imposé par la succession des pages, etc. Comment dire cependant, le plaisir pris à feuilleter ce volume, photos et textes mêlés ?
De l’artiste, Ulla von Brandenburg, on rappellera qu’elle est née en 1974, et qu’elle vit et travaille à Paris. Elle a participé à de nombreuses expositions, le lecteur de ce catalogue ayant rencontré son travail, par exemple, à la Biennale de Lyon et ailleurs. Si l’on est attentif, les précisions concernant les œuvres et les expositions sont données dans les « cartels ».
De ses ouvrages, on dira au moins qu’ils sont composés de tissus, de bois recyclés, de voiles, nasses en osier, cordes, de films super 16 mm, de papiers, socles de bois, etc. Ils composent des scénographies, c’est d’ailleurs par ce biais que l’on est invité à entrer dans les œuvres au cœur de nombreuses expositions.
Et on relèvera encore des titres singuliers attachés à ces œuvres : Chorspiel, Curtains, Die Staße, Das Was ist, Le milieu est bleu, Personne ne peint le milieu, etc. L’échange des langues passe ainsi clairement pour une composante de l’exposition, de même que les textes du catalogue sont publiés en deux langues : française et anglaise.
Première approche
Le catalogue permet une approche en deux dimensions d’une exposition conçue pour que le spectateur traverse les œuvres. Il s’agit donc d’une approche fictive. En ce qui concerne l’exposition, appelons-en à Yoann Gourmel. On lui doit un résumé du parcours de cette exposition dont on observe immédiatement qu’elle travaille quelque chose du théâtre et sous forme du théâtre, mais pas nécessairement dans un théâtre. Le travail présenté s’inscrit dans une histoire des formes plastiques apparentées à celui-ci, mais inscrites non moins dans une histoire de la peinture monochrome. Ce travail est abordé d’emblée par des rideaux de couleurs différentes déposés les uns derrière les autres, percés en quelque sorte au centre mais placés en décalage, devenus alors métaphore de l’optique photographique par le jeu de ces décalages, de la fabrication d’un cadre. En même temps que l’ensemble invite le visiteur à engager son corps dans un parcours qui ne célèbre plus la soi-disant neutralité du White Cube mais se constitue en espace spécifique.
Lorsque Yoann Gourmel décrit l’exposition, c’est pour montrer qu’elle se déploie en quatre parties : à l’entrée, des rideaux suspendus, évidés au centre, nous l’avons dit, comme pour forger un passage préliminaire vers la suite de l’entreprise ; puis vient une scène qui se déploie en cinq environnements colorés, dessinant ce que Ulla von Brandenburg nomme des « cabanes », et dans lesquelles se tiennent des performances dont le lecteur peut entrevoir le déroulement grâce aux photographies ; ensuite, le spectateur aborde la zone réservée à la projection du film tourné au théâtre du Peuple, situé à Bussang dans les Vosges, et qui a frappé l’artiste pour sa capacité à relier nature et culture ; enfin, vient une installation labyrinthique accompagnée de projections de films sous-marins.
L’une des rédactrices du catalogue, Merel van Tilburg, évoque à propos de cet ensemble fort articulé la notion « d’hétérotopie » élaborée par le philosophe Michel Foucault. Elle en identifie une ici, parce que le travail d’Ulla von Brandenburg serait caractérisé par sa capacité à juxtaposer plusieurs espaces et instances temporelles, à l’intérieur d’un espace tangible. En l’occurrence, parce que ce travail prend place dans le White Cube du Palais de Tokyo en en changeant la donne. Et Ulla von Brandenburg de préciser elle-même : L’espace principal est composé de cinq environnements qui correspondent à cinq types d’activités : action, figure, rituel, nuit, habitat.
Deuxième approche
S’agirait-il donc d’une œuvre d’art totale ? En tout cas, pas au sens wagnérien du terme. En revanche, l’expression a une signification si l’on relie les tissus, les performances, les films tournés à Bussang, etc. Quelle signification ? Celle-ci : l’état idéal d’une exposition serait de n’être pas résumable à ses objets, ni à des personnes, mais d’être compris par les deux fils conducteurs simultanément, sans enfermer chacun dans un rôle.
De toute manière, Ulla von Brandenbourg a l’habitude d’habiller les espaces d’exposition. À cette fin, elle utilise des tissus, parfois du bois, et crée des espaces à l’intérieur de l’espace général. Chaque espace interne constitué devient le lieu d’une scène qui tente de se démarquer de l’espace général du Palais de Tokyo. Par le jeu des tissus, elle change les distances et la perception qu’on en a. C’est devenu un véritable dispositif complexe. Mais ce n’est pas une composition de rideau de scène, que l’on pourrait monter ou descendre. Le tissu ordonne les espaces visibles, il rythme l’exposition.
Von Brandenburg fait même allusion à l’architecture, dans l’interview publiée. Elle explique que son travail est influencé par les soft spaces créés par les architectes des années 1970, comme Verner Panton et Nanna Ditzel – par ailleurs directement cités dans la série des tentures percées suspendues dans le hall d’entrée du Palais de Tokyo. Elle y revient dans Singspiel (2009), un film et/ou installation pour lesquels elle reconstitue en tissu la villa Savoye de Le Corbusier, comme une satire de sa rigidité architecturale et expérientielle.
Ce qui importe donc, c’est de changer les valeurs habituelles de l’habiter d’une certaine manière, et la perception que l’on peut en avoir. Par exemple, concernant cette fois les objets : on ne vient pas regarder des objets qui ont servi et servent encore, mais qu’on a fini par perdre de vue. On rencontre dans l’exposition des objets qui interrogent : de quoi avons-nous besoin ? De dormir. Alors les quilts servent de couvertures. De boire et de manger. Alors les bols prennent sens. D’écrire. Alors il faut disposer de craies. De se soustraire au regard et de se transformer. Alors les nasses agrandies peuvent être considérées comme des « cages de transformation ».
Et plus globalement, c’est une fiction qui vient relier chaque espace. Une fiction qui prête à relever des actions manuelles : déchirer des tissus, les rouler, les dérouler. Von Brandenburg précise aimer cette idée d’un rituel dans la manipulation. C’est là qu’une histoire-fiction résonne fort avec pertinence. L’artiste insiste : « Je ne veux pas qu’on ait le sentiment de choses qui ne seraient pas liées ». Chaque « chose » provient de différents domaines, mais ensemble elles créent un univers.
Dans Chorspiel (2010), c’est une famille vit dans une forêt jusqu’à ce qu’un vagabond arrive et change le fonctionnement de cette famille qui ne savait pas qu’il y avait un monde extérieur. Dans Die Strasse (2013), il est question d’une rue théâtrale, pensée comme un décor avec des façades blanches, rue dans laquelle un personnage découvre les coutumes d’un village. Il ne comprend pas bien ce à quoi il assiste, cherche à intervenir pour aider les habitants, mais échoue à chaque fois : les problèmes sont ceux de la communauté, pas les siens.
Troisième approche
On peut reprendre le parcours à partir du travail des performeurs (ou par les poupées qui leur servent de doubles) et qui habitent les installations (visibles seulement sur ce catalogue). Chaque installation, nous l’avons dit, forme un monde différent, mais il y a aussi un monde englobant, constitué par les interprètes qui se déplacent d’un espace à un autre, et font des pauses pour jouer de la musique pendant des « entractes ». Afin de créer un tel monde, l’artiste s’est posé les questions suivantes : quels types de combinaisons sont significatifs ? De quelles choses essentielles avons-nous donc besoin ?
Chaque cabane, par exemple, fournit ainsi des objets ou des accessoires pour des actions. La plupart d’entre eux symbolisent des ensembles de besoins ou des champs d’action humains essentiels. On l’aura compris.
Mais alors, faut-il revenir sur la forme rideau d’une bonne partie des installations ? C’est en tout cas ce que nous proposent Léonor Delaunay et Manuel Charpy, au terme de ce catalogue. Les auteurs nous relancent en direction du théâtre, alors que tout est fait, préalablement, pour ne pas s’enfermer dans cette pratique (la mise en scène destinée à un drame). Il n’empêche, ils nous présentent les différentes formes prises par le rideau dans l’histoire de l’art (plutôt théâtral d’abord) européen. Il sépare les espaces jusqu’au jour, au XXème siècle, où, comme on le sait, on finit par trouver le rideau de scène encombrant (dans un théâtre, il est vrai, élitiste, hiérarchisé, inégalitaire). Sous cette forme, il représente aux yeux des auteurs plus encore que l’emblème de la division entre ceux qui écoutent et ceux qui parlent. Il représente le secret bourgeois, l’illusion convenue, et le redoublement dans la salle, par la hiérarchie des points de vue des distinctions sociales. Il n’en reste pas moins que dans d’autres situations, le rideau accompagne l’affirmation de l’intimité. Il lutte aussi contre les courants d’air. Faut-il rappeler aussi que les rideaux sont là où le besoin de dramaturgie se fait sentir dans l’espace public. La pompe royale, impériale, puis républicaine, en use volontiers. Ils sont utilisés pour célébrer le pouvoir dans des architectures qui mettent en scène une entrée dans une ville, un discours, un enterrement... Solennité et éloquence, donc.
Cette analyse, qui vaut pour soi, est accompagnée d’une iconographie spécifique.