La conception de la vérité est souvent prise entre relativisme et constructivisme. Faut-il alors céder au perspectivisme subjectif ou peut-on construire des perspectives partagées ?

Tous les discours sur notre époque sont tendus entre des dimensions devenues problématiques. Les uns convoquent encore « la » vérité, les autres cèdent aux faits qui leur semblent donnés, les troisièmes réduisent les faits à des interprétations, les autres encore dénient la possibilité d’une vérité, et les derniers dissolvent les interprétations dans un perspectivisme séparateur. Que doit-on entendre par « perspectivisme » ? C’est à expliquer cette notion que s’attache ce travail d’Emmanuel Alloa, professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’université de Fribourg, en tenant compte des différents usages de l’idée de perspective dans le langage courant et dans celui de l’histoire de l’art.

La thèse défendue a pour point de départ l’élaboration de la notion de perspective en peinture, sans se résorber dans l’art. Elle est la suivante : on aurait tort de voir dans la découverte de la perspective centrale, durant le Quattrocento, une prise de conscience de l’irréconciliable pluralité des points de vue. Le dispositif perspectif vise au contraire à unifier des espaces qui demeuraient séparés jusque-là, comme l’espace divin et l’espace humain que l’art byzantin des icônes prend tant de soin à distinguer. Avec lui le point de vue se confond avec le point de fuite.

Si l’on peut établir cela, c’est aussi qu’il y a bien quelque chose de partagé et de partageable dans la perspective et le « point de vue ». Il reste en effet qu’une question demeure centrale : la perspective peut-elle être ou devenir commune ? Et très largement : commune à tous, à toutes les cultures, à toutes les époques ? Ou bien est-elle le résultat d’une convention sociale, donnant lieu aux représentations les plus variées du monde ? La question, il est vrai, ne préoccupe pas ceux qui se sont employés à établir les lois de la perspective. Mais à partir du moment où l’on réfléchit au rapport entre la perception du monde visible et sa représentation, alors la question devient décisive.

La notion de perspective

Les termes du débat, « perspective » et « point de vue », se présentent dans une belle polysémie dont beaucoup tiennent peu compte. Aussi manquent-ils l’essentiel. Et notamment la raison pour laquelle s’intéresser à ces notions. Parce que l’époque nous pousse à nous interroger aussi sur l’expression familière qui résulte de ces mots ? Mais la notion de « point de vue » (opinion particulière, particularisme, subjectivisme) ne cache-t-elle pas un terrorisme intellectuel, non sans soutenir aussi la prolifération des fausses informations (fake news), ce qui est bien un phénomène qui touche à la perspective ? Le mépris du vrai s’accoutume de la rhétorique perspectiviste, puisqu’elle évoque, à tort ou à raison, une diversité irréductible de points de vue. Cela étant, c’est bien au prix de considérer la société comme ensemble d’îlots entre lesquels rien ne circule. Et la dissolution en ce sens de tout « commun » permet de renforcer le déploiement de l’ère de la post-vérité.

Aussi, à l’inverse, chez beaucoup, le perspectivisme a-t-il mauvaise presse. Et si l’on montrait que, sans doute, mais de façon sournoise, l’argument perspectiviste a été détourné par des force qui n’ont que faire des idéaux émancipatoires ? Ce qui revient à se demander comment la perspective passe désormais pour un individualisme, au sens où s’il y a perspective, il ne peut plus exister de connaissance omnisciente ni de partage des connaissances.

Cela étant, Blaise Pascal a bien vu naître un problème qui ressemble vraiment à celui qu’Alloa veut traiter : la perspective en peinture nous dit comment voir un tableau mais quand on se porte vers la morale et la vérité, qui nous dit où se trouve le bon point de vue ?

La perspective en peinture

Que faire, d’abord, de la perspective comme technique picturale, dans la perspective linéaire ou aérienne notamment ? Que faire aussi de la manière dont la littérature s’accommode de différentes manières de faire paraître des « points de vue », soit en les séparant, soit en les additionnant, soit en les excluant, mais en tentant de parvenir à un rendu complet du monde ?

Subrepticement, cette question revient à se demander pourquoi ce terme, « perspective », a été adopté. Perspective est un mot qui vient du latin per-spicere, verbe à aspect transitif, signifiant « voir par », « voir à travers », en tout cas « voir quelque chose » pour quelqu’un et non pas tout. La perspective implique sélection (ce qui est bien souligné par Albrecht Dürer). C’est le terme utilisé par le philosophe Boèce pour traduire l’art optique des Grecs.

Moyennant quoi, il faut revenir à la question : ne peut-on penser une perspectiva communis, une perspective commune (non pas parce que soutenue en commun, mais parce qu’appartenant à tous) ? Quel rôle la variable de la perspective a-t-elle joué dans la constitution d’un espace intersubjectif partagé ? Enfin, dans quelle mesure la perspective est-elle commune ? Qui peut l’avoir en partage ? En quoi est-elle un vecteur de rassemblement mais aussi de division et de séparation ? Que peut donc agencer un régime perspectif pour que l’on s’oriente vers des projets à venir ?

Une vision perspectiviste

Le travail d’Alloa se poursuit sous forme d’une exploration tentant de saisir la manière dont on a privilégié la perspective centrale. D’autant qu’elle n’est pas la seule représentation perspective. Un décentrement du regard, au-delà du contexte occidental, permet de le confirmer. Certes, on a eu besoin à la Renaissance d’invoquer un principe de construction légitime, mais le simple fait de le déterminer présuppose bien l’existence d’autres possibilités. D’ailleurs les peintres ne se résolvent jamais à s’y soumettre sans faillir. Ils déplacent, réinterrogent cette perspective légitime. Ce sont notamment les jeux de déplacement qu’on trouve chez Piero della Franscesca et Holbein.

Dès lors une vue humaine en perspective n’est jamais naturelle. Ébrécher la convention de l’espace pictural albertien est même une volonté. Le maniérisme et le baroque raffolent des figures cachés, ambivalentes, face auxquelles le regardeur découvre qu’une image peut en cacher une autre. Ce qu’on retrouve dans la perspective parallèle d’Abraham Bosse. Contrairement à la perspective focale ou conique, centrée sur l’œil du spectateur, les perspectives parallèles permettent de préserver les proportions des objets, leurs angles, et la consistance qui leur est propre. La pointe extrême en étant la perspective axonométrique.

Mais cette enquête prête à d’autres considérations. Finalement, la figuration n’est plus expliquée par la vision, mais la vision par la figuration. La peinture classique engendre un processus d’iconisation de la vue. Alloa rend compte des discussions philosophiques sur la nature perspective de la vision. La vision naturelle à partir de 1600 est expliquée à l’aune de la représentation picturale, comme en une artialisation de la nature. L’œil est désormais décrit comme une camera obscura dans laquelle la pupille occupe la fonction d’obturateur. Et la rétine fait fonction de surface de projection sur laquelle s’imprime l’image inversée du spectacle extérieur.

Perspective et spectateur

Dans la perspective, le spectateur est devenu un spectateur quelconque, substituable et anonyme. Quoiqu’il doive apporter son corps afin de voir par ses yeux. Elle permet à chacun(e) d’accéder à la position de juge. L’invitation faite par Brunelleschi aux spectateurs de venir se mettre à la place de l’inventeur, implique de se situer sur un même plan que celui-ci.

Ce qui se joue dans l’expérience artistique de la perspective se situe sur deux plans. Sur le plan construit par l’artiste afin de jouer du rapport entre l’image et le réel ; sur le plan du spectateur, appelé à valoriser une situation horizontale. La perspective représentative devient un moment inaugural d’une norme et ne reste pas une simple technique picturale. Cette norme définit l’horizon artistique dans lequel l’image ne doit plus faire qu’un avec ce que le spectateur voit. C’est ainsi que se fixe le spectateur. La perspective en question en appelle à un spectateur immobile. Dans ce dispositif optique le point fixe est à la fois le préalable et le résultat. L’œil est réduit à un point. Et ce point détermine le point de fuite qui instaure la place du spectateur. Comme l’indique Hubert Damisch, il en va là de rien moins « que de la position du sujet, de l’émergence d’une science et du statut de la représentation » (L’origine de la perspective, 1987). Et on aurait tort de voir dans la découverte de la perspective centrale, durant le Quattrocento, une prise de conscience de l’irréconciliable pluralité des points de vue. Le dispositif perspectif vie au contraire à unifier des espaces qui demeuraient séparés jusque-là, comme l’espace divin et l’espace humain que l’art byzantin séparait.

Perspective et perspectivisme

Si l’on suit de près le développement proposé, on perçoit vite que l’auteur veut insister entre autres sur l’idée selon laquelle la perspective n’exclut pas le rapport à l’autre, et d’ailleurs, toute la conclusion de l’ouvrage est vouée à conforter cette idée, surtout face à une époque de doute, parfois, de cynisme, souvent. Il en va alors de la perspective comme de la littérature : il s’agit d’un dispositif privilégié pour forcer le sujet à adopter le point de vue d’autrui. On comprend que ces réflexions engagent des considérations sur la démocratie, autour de laquelle l’auteur fait paraître les analyses de Nicolas Machiavel, ou Michel de Montaigne, voire Immanuel Kant (et sa maxime de la pensée élargie).

Contrairement à ce qu’on croit d’ailleurs à ce propos, Friedrich Nietzsche n’est pas tombé dans le piège d’un perspectivisme identifié à une diffraction interminable. Et si, en effet, la perspective rendait possible une convergence de tous les regards vers un point central. Elle jouerait alors un rôle dans la constitution d’un monde pratique commun avec partage des perspectives. Elle pousserait chacun(e) à s’inquiéter d’autres points de vue, elle inviterait à se déplacer pour considérer le monde depuis un autre point de vue, et accepter que tout ce qui apparaît soit visible par tous.

De toute manière, l’intelligence d’une telle réflexion repose sur le fait que le monde est complexe et qu’une référence à un absolu risque de le simplifier. Ainsi va la considération précise et fort pertinent du travail d’Erwin Panofsky par Alloa. Panofsky se demande si la perspective est une forme symbolique. Y a -t-il quelque chose comme une perspective naturelle en général, ou bien n’y -t-il que des perspectives toujours singulières, circonscrites et dépendantes de leurs contextes socio-culturels ? La chose n’est pas entendue d’emblée. Panofsky vise d’ailleurs plus à dénoncer la perspective centrale en tant que construction artificielle et à réhabiliter la perspective sphéroïdale, prétendument plus proche de la perception naturelle, en faveur de la perspective courbée dite « perception naturelle ». Le fait que notre rétine soit courbée veut-il dire que la perception de l’espace l’est aussi ? Naturalisme ou constructivisme ? Comment l’espace peut-il être pensé ? Pour l’Antiquité, la conception de l’espace serait relationnelle. A partir de la Renaissance, c’est un espace homogène et unifié qui est valorisé. Mais cette coïncidence entre la conception du monde et sa représentation n’achève pas pour autant l’histoire de la perspective.

Ouverture de la perspective

Il faudrait analyser de nombreuses pages pertinentes, émaillant ce volume. Il comporte des recherches montrant que la perspective n’est jamais une, elle se décline d’emblée au pluriel. Ce qui permet à l’auteur de conduire une réflexion contemporaine sur la pluralité des points de vue qui se nourrit de généalogies passées et leur donne une autre profondeur de champ. Notons aussi de beaux passages sur Platon et son rapport aux œuvres d’art de son temps. Platon, en effet, défend l’art égyptien, qui restitue selon lui l’essence des choses et non leur apparence superficielle. Mais cette défense vise la critique des artistes nouveaux en Grèce. Et l’aventure de l’Athéna de Phidias réputée laide parce qu’on regardait frontalement une sculpture à voir en contre-plongée. Quel est alors le bon « point de vue » ?

Un autre détour mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit du travail de Robert Smithson, l’artiste qui travaille dans la nature. Quelle autre lecture de son œuvre peut donc être entreprise, alors qu’elle est trop souvent rapportée à un retour à une nature primordiale et inhumaine, permettant de quitter la civilisation. Smithson ne chercherait pas à s’installer dans un paysage qui s’étendrait à perte de vue, il perfectionne plutôt des dispositifs qui permettent d’atteindre une sorte de vue à perte ou une vue qui va à sa perte. Il ne joue pas de la polarité urbain-nature, mais d’une polarité qui se joue au sein même de la vision, entre une vue focale et une vue périphérique. Il produit un regard qui ne se réduit pas à cadrer l’image, mais se construit à mesure que le corps progresse dans l’espace ouvert.

En un mot, on a célébré, non sans raison, l’importance qu’il y a à savoir prendre une position, mais au-delà de cette capacité à prendre position, il y a celle de savoir se déprendre de la sienne. Aussi convient-il de revenir à la question posée par Alloa : la perspective est-elle commune ? Commune à tous, à toutes les cultures, à toutes les époques ? Ou bien est-elle le résultat d’une convention sociale, donnant lieu aux représentations les plus variées du monde ?