Un stimulant livre d’entretiens qui ausculte les rapports entre l’actionnisme et le pays qui l’a vu naître.

L’actionnisme viennois reste une des épopées artistiques les plus excitantes du XXe siècle. Le noyau dur de ce mouvement, qui, comme la plupart des mouvements n’en était pas vraiment un, se compose de quatre hommes – Otto Muehl, Hermann Nitsch, Günter Brus, Rudolf Schwarzkogler – ayant entrepris, à l’orée des années 60, de procéder à une remise en cause radicale du geste artistique. Animés d’intentions violemment iconoclastes, ils expédièrent tout d’abord la peinture aux oubliettes, balançant pinceaux et détruisant tableaux, avant de passer à l’action. Proches des happenings dans leurs principes et modes opératoires, les actions s’en distinguent par une dimension organique – et même orgiaque, dans le cas d’Otto Muehl – fortement marquée. En butte contre l’ordre établi, les actionnistes visaient à provoquer un choc salutaire, susceptible de sortir l’Autriche de la gangue conservatrice dans laquelle le pays, hanté par le nazisme, n’en finissait pas de croupir. Il s’agissait moins d’effaroucher le bourgeois (quoi de plus facile ?) que d’éveiller les consciences, et en particulier les jeunes consciences car ils étaient maintenant grands les enfants qui allaient s’interroger sur le passé de leurs pères. L’inconscient collectif était prêt : les actionnistes n’avaient plus qu’à précipiter le retour du refoulé   . Vous ne voulez pas regarder la barbarie nazie en face ? Vous vous satisfaites d’une société bien repue et bien proprette ? Nous allons vous mettre le nez dans les ordures et vous couvrir de sang, de sperme et de pisse.

Officiellement lancée en 1962 avec Einmauerung (L’emmurement) – action qui dura trois jours, pendant lesquels Muehl, Nitsch et Adolf Frohner se firent emmurer dans une cave-atelier -, l’épopée actionniste s’acheva en 1968 avec la célèbre action intitulée Art et révolution, organisée à l’Université de Vienne, à l’occasion de laquelle, entre autres joyeusetés, Günter Brus chia sur le drapeau autrichien tout en chantant l’hymne national – sacrilège qui lui valut une peine de six mois de prison ferme. Se jetant sur l’événement comme un rapace sur une carcasse, la presse populaire suscita facilement l’indignation de l’opinion publique et attira l’opprobre sur ces sales fauteurs de trouble, ne respectant rien ni personne. Cependant, une fois le scandale retombé (et les peines de prison purgées), les actionnistes – exception faite de Schwarzkogler, qui s’est suicidé en 1969 – prolongèrent, plus ou moins en marge de la société, leur démarche artistique ou extra-artistique   .

Si, via des photos, des films (et aussi des peintures…), l’actionnisme a désormais sa place (paradoxale ?) dans les musées et les galeries, il ne jouit pas encore d’une reconnaissance équivalente à celle de Fluxus ou des Nouveaux Réalistes, deux mouvements contemporains avec lesquels il partage d’évidentes affinités. Il n’est pourtant pas moins important et influent – importance et influence très visibles dans le domaine de la performance et du body-art mais aussi perceptibles sur certaines scènes théâtrales (les Flamands Jan Fabre et Jan Lauwers, par exemple).

En vue d’une meilleure (re)connaissance de l’actionnisme, Les presses du réel ont pris l’opportune initiative de créer une collection spécialement consacrée à Otto Muehl, de manière à favoriser "l’interprétation au sens large de l’actionnisme". Après trois ouvrages de ou sur Otto Muehl, vient de paraître L’actionnisme viennois et les Autrichiens, un recueil d’entretiens consécutif à une enquête réalisée à Vienne par Danièle Roussel entre 1991 et 1995. Outre ceux des principaux intéressés, le livre rassemble les témoignages de nombreux observateurs (artistes, collectionneurs, journalistes, politiciens, historiens…), détracteurs ou zélateurs, et permet d’appréhender l’actionnisme sous de multiples angles. Si, dès sa préface très lapidaire, Danièle Roussel ne fait pas mystère de ses sympathies, elle laisse des voix contraires s’exprimer – cette diversité d’opinions et d’interprétations étant la condition sine qua non d’un minimum d’honnêteté intellectuelle. Ne s’arrêtant pas à la surface anecdotique des choses, elle s’ingénie à déterrer les racines de l’actionnisme – une exhumation analytique qui donne à voir l’Autriche dans toute son ambivalence…

Au final, L’actionnisme viennois et les Autrichiens offre une stimulante vue d’ensemble sur les rapports entre un pays et un mouvement artistique dont l’essayiste Hugo Portisch affirme "qu’il a énormément contribué à faire voler en éclat des modèles de pensée figés. Il a fait passer ça dans le monde, aucun doute là-dessus. Situé tout à fait à l’avant-garde, l’actionnisme viennois a donné à la révolution culturelle de l’Ouest son expression la plus radicale."


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crédit photo : matiasjajaja/flickr.com