Dans un ouvrage ambitieux et solidement documenté , l’historien Tim Bouverie propose une histoire globale de l’apaisement, la politique étrangère du Royaume-Uni face aux régimes totalitaires.

Le récit est centré sur les décideurs britanniques, notamment Baldwin, premier ministre de 1935 à 1937, Neville Chamberlain, son successeur de 1937 à 1940, et Churchill, leur opposant au sein du parti conservateur, saisis au fil de leurs appréhensions, de leurs espoirs et de leurs décisions face à Hitler. Si le portrait de Baldwin correspond assez à ce qu’on en savait, le cynisme électoral en prime, Neville Chamberlain apparaît dans toute sa crédulité, et l’exploitation de sa correspondance personnelle montre bien l’aveuglement de celui qui pensait avoir rapporté de Munich « la paix pour son temps ». En février 1939, malgré les alertes des services de renseignements, il croyait fermement « être venu à bout des dictateurs » et rêvait ouvertement à une nouvelle conférence du désarmement. Initiateur de l’apaisement actif, il fut le dernier, bien après son ministre des Affaires étrangères Halifax, à y renoncer, non sans hésitations et revirements. Churchill, ses avertissements, sa quête perpétuelle d’informations sur le réarmement allemand, ses foucades aussi, constituent, un des principaux fils directeurs de l’ouvrage.

Un récit plein de vie et de couleur

L’auteur suit une trame chronologique, ce qui lui permet de traiter de l’ensemble des évènements de la période dans un récit dynamique et vivant – pour tout dire, captivant. D’une politique erratique et réactive face aux initiatives d’Hitler, l’apaisement devient, avec l’arrivée de Chamberlain à la tête du gouvernement, une politique décidée de concessions mesurées, mais répétées, à Hitler – la visite de lord Halifax à Berlin en novembre 1937, narrée avec talent et dans le détail, est incontestablement, sur ce plan, un tournant. L’occupation brutale de la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939 constitua le facteur essentiel du retour progressif de la diplomatie britannique vers davantage de fermeté. Le livre s’ouvre sur le récit, pathétique et sublime, de la journée du 2 septembre 1939, qui emporta les ultimes réserves de Chamberlain vis-à-vis d’un affrontement avec les dictatures. D’autres tableaux parcourent l’ouvrage, tel celui de la revue de la flotte britannique le 16 juillet 1935, à l’occasion du jubilé d’argent du roi Georges V. L’auteur ne manque pas de rapporter de nombreux détails, certains cocasses – la liste des cadeaux reçus par Chamberlain au lendemain des accords de Munich comprenant notamment des « bulbes à planter », un piano à queue et des sabots hollandais –, d’autres plus significatifs – telle cette revue de la presse quotidienne britannique lors de l’accession d’Hitler au pouvoir, sujet jugé secondaire, traité avec peu d’inquiétude, sinon avec une franche désinvolture.

Cependant, l’absence de chapitre consacré à la Guerre d’Espagne ou, au moins, à son déclenchement, surprend. L’attitude de la Grande-Bretagne et de ses dirigeants face à ce conflit constitue pourtant un superbe sujet d’étude, permettant de saisir les puissants ressorts de l’apaisement que furent l’anticommunisme et l’isolationnisme. Ainsi, l’anticommunisme de Churchill l’empêcha longtemps de saisir les enjeux stratégiques du conflit qui ensanglantait l’Espagne. La neutralité malveillante qu’infligea Londres à la République espagnole représente un aspect essentiel de la politique d’apaisement. Par ailleurs, si l’auteur traite largement et de façon très précise de l’anticommunisme des dirigeants britanniques, rien n’est dit sur leur perception de l’URSS en tant que puissance et facteur militaire. Les représentations géopolitiques de l’Europe et du monde en vigueur au sein de la classe politique britannique ne sont pas étudiées de façon systématique, malgré certains passages intéressants, comme celui où l’auteur souligne les perceptions antagonistes de la France, de l’Europe et de la puissance britannique qui étaient celles des appeasers conservateurs et de leurs détracteurs de même obédience. Il manque ainsi une clé de compréhension de certaines décisions du gouvernement britannique : le choix de Chamberlain au début de 1938 de privilégier un accord bilatéral avec l’Italie plutôt que de soutenir une initiative globale des États-Unis, soutenu par une large majorité de conservateurs, ne serait-il pas plus compréhensible si l’auteur avait détaillé quelles étaient les conceptions géopolitiques dominantes dans les milieux dirigeants britanniques ? Par ailleurs, les quelques incursions dans l’étude de la stratégie et de la politique étrangère françaises, qu’il s’agisse de la diplomatie de Clemenceau à la conférence de Paris ou de l’attitude des dirigeants politiques et des chefs militaires français lors de la crise rhénane ne tiennent pas compte des renouvellements historiographiques récents, tels que les ouvrages d’Ernst May   , et de Georges-Henri Soutou   ou l’article récent de Peter Jackson   . Le tableau de l’équilibre des forces en Europe en septembre 1938, supposé pencher nettement en faveur des démocraties occidentales, ne tient nul compte de l’hostilité de la Pologne envers la Tchécoslovaquie, du positionnement de l’Italie dans le sillage de l’Allemagne ou de l’écart significatif existant entre les potentiels industriels – spécialement en matière de production aéronautique – de la France et de l’Allemagne.

Facteurs et acteurs de l’apaisement

Avant tout, ressort de la lecture de ce récit le poids dominant de l’anticommunisme dans les mentalités de la classe dirigeante britannique : il s’agit d’un point commun de tous les partisans de l’apaisement. Décisif dans les années qui suivent la prise de pouvoir par les nazis, ce sentiment est encore bien présent dans l’esprit de Chamberlain et de nombreux autres dirigeants au printemps 1939, justifiant les réticences du premier ministre à s’engager dans la voie d’un pacte d’assistance mutuelle avec Moscou. Cet anticommunisme virulent justifia une grande tolérance pour les excès du nazisme, et parfois une admiration sans borne pour l’ « œuvre » intérieure du Führer, lequel avait débarrassé l’Allemagne, et par contrecoup en partie l’Europe, du péril bolchevik. Les assurances apaisantes d’Hitler, qui protesta de son pacifisme en toutes occasions durant les premières années au pouvoir, jouèrent également un rôle majeur. Le sentiment de culpabilité des élites et de l’opinion publique britanniques vis-à-vis de l’Allemagne, encouragé par des publications telles que le livre de Keynes sur la conférence de la paix de 1919-1920, légitima, en outre, les demandes de révision du « diktat » formulées par le chancelier allemand. Il en résulta l’aveuglement persistant d’une très grande majorité des hommes politiques britanniques face aux desseins d’Hitler, culminant au lendemain de l’Anschluss. En revanche, l’auteur montre parfaitement que si le pacifisme était très répandu dans l’opinion publique et parmi les dirigeants britanniques, il ne constitua sans doute pas l’élément essentiel de l’apaisement. On peut regretter que l’hostilité à tout système d’alliance du temps de paix, analogue à la Triple Entente pré-1914, ne soit pas interrogée.

Dans ce cadre global, l’auteur montre parfaitement que la diplomatie et les dirigeants britanniques furent avertis dès 1933 que les ambitions d’Hitler ne se réduisaient pas à une simple révision, encore moins « pacifique », du traité de Versailles. Si la presse joue un rôle non négligeable d’information sur les exactions des nazis, le premier rôle revient à sir Horace Rumbold, ambassadeur à Berlin jusqu’en juillet 1933, dont les dépêches clairvoyantes pointaient clairement les objectifs à long terme d’Hitler et les moyens dont il entendait user. L’apaisement n’est donc pas une simple « politique du chien crevé qui suit le fil de l’eau », pour reprendre la formule d’André Tardieu qualifiant la diplomatie d’Aristide Briand, fruit de l’ignorance ou de l’inconscience, mais bien un choix délibéré : celui de se fier à la parole de « Herr Hitler », en dépit des avertissements contenus dan Mein Kampf, ou, du moins, d’entretenir une relation solide avec Berlin en dépit de tout ce que le nouveau régime avait de détestable. Le choix des diplomates apointés par Londres à Berlin illustre parfaitement cette option. L’ombrageux mais clairvoyant Rumbold fut remplacé dès l’été 1933 par sir Eric Phipps, lequel refusa dans un premier temps de considérer les projets d’Hitler à l’aune de Mein Kampf avant de se montrer un peu plus perspicace. Au printemps 1937,  sir Nevile Henderson succéda à Phipps, muté à Paris, et se révéla très vite comme un partisan farouche et immodéré de l’entente avec les dictatures allemande et italienne. Au sein du Foreign Office, sir Robert Vansittart, sous-secrétaire permanent, véritable numéro 2 du ministère et opposant majeur à l’apaisement, fut brutalement évincé à l’aube de l’année 1938 et remplacé par sir Alexander Cadogan, un diplomate au profil beaucoup plus neutre. Le rôle de ces diplomates dans la politique allemande du Royaume-Uni fut déterminant.

Cependant, ils ne furent pas seuls à servir avec enthousiasme le projet d’ « apaiser Hitler ». Dès 1933, de nombreux « diplomates amateurs » – l’expression est de Tim Bouverie – firent le voyage d’Allemagne pour assurer le chancelier allemand et les dignitaires du régime nazi de la compréhension bienveillante de Londres. Ainsi, en 1935-1936, l’influent et libéral lord Lothian, l’ancien premier ministre de même appartenance politique David Lloyd George, le travailliste et ancien objecteur de conscience lord Allen of Hurtwood et le conservateur lord Londonderry furent les dupes d’Hitler, qu’ils rencontrèrent en Allemagne. Ils en revinrent tous persuadés qu’un accord global germano-britannique préservant durablement la paix était possible, et le claironnèrent dans la presse. Tim Bouverie souligne à quel point l’action de ces diplomates amateurs fut néfaste : non seulement ils contribuèrent grandement à l’aveuglement de l’opinion publique, mais ils nuisirent en outre à la diplomatie britannique en mettant en évidence aux yeux des Allemands la division des milieux dirigeants de Londres face à la question allemande et le sentiment de culpabilité qui y régnait au sujet du traité de Versailles, décrédibilisant par avance toute attitude ferme face aux violations répétées des traités par l’Allemagne hitlérienne.

À ces diplomates amateurs tapageurs se substituèrent progressivement à partir de 1937 des diplomates amateurs plus discrets, œuvrant au service personnel de Neville Chamberlain. Face aux réticences, voire aux résistances, d’Anthony Eden puis d’Edward Halifax, secrétaires successifs au Foreign Office, le premier ministre n’hésita pas à doubler la diplomatie officielle en employant jusqu’à l’été 1939 nombre d’émissaires officieux, procédé aussi vain que dangereux. Parmi ceux-ci, très nombreux, l’on peut mentionner sir Joseph Ball, ancien du MI5 et directeur du Conservative Research Department, cellule de réflexion du parti tory, et sir Horace Wilson, confident et conseiller du premier ministre pour les questions industrielles. Le premier, propriétaire secret du périodique Truth, publication farouchement conservatrice et pro-apaisement, chef d’un réseau de renseignement politique ayant réussi à infiltrer les partis travailliste et libéral et à placer sur écoute les opposants du premier ministre, joua de 1937 à 1939 le rôle d’émissaire officieux de Chamberlain auprès d’émissaires non moins officieux italiens, sans aucun résultat concret. Le second, envoyé en catastrophe à Berlin au plus fort de la crise des Sudètes, se montra tout simplement incapable de remplir la mission qui lui avait été confiée : avertir solennellement le chancelier allemand que le Royaume-Uni ne resterait pas à l’écart d’un conflit impliquant la France entrée en guerre pour défendre la Tchécoslovaquie.

Au-delà des acteurs individuels, l’opinion publique est érigée en véritable acteur collectif du récit de Tim Bouverie. Loin des poncifs déplorant la contrainte absolue qu’aurait représenté une opinion publique totalement et passionnément pacifiste, Tim Bouverie souligne, grâce à l’exploitation des premiers sondages et à l’analyse de correspondances privées – celle d’une travailleuse sociale, d’une logeuse, par exemple – que celle-ci, dotée d’une véritable autonomie, connut des évolutions. Si Baldwin put arguer du pacifisme ambiant pour justifier sa politique d’apaisement, il faut relever qu’à l’été 1935, alors que couvait la crise italo-éthiopienne, la faveur de l’opinion publique pour des sanctions envers un État agresseur ne motiva en rien la ligne du gouvernement britannique, lequel condamna formellement l’agression italienne tout en se gardant de prendre aucune mesure efficace. De même, au début de l’année 1938, l’opposition de 58 % de ses compatriotes à la politique d’apaisement envers l’Italie ne dissuada aucunement Chamberlain de persister dans cette voie.

 

De lecture extrêmement agréable, cet ouvrage constitue une leçon magistrale pour notre époque. Au-delà du dilemme apaisement/affrontement, toujours d’actualité en dépit de l’entrée dans l’ère nucléaire puis dans l’ère numérique, il permet d’interroger les liens entre politique intérieure et politique extérieure d’une grande puissance à prétention totalitaire, entre radicalisation du contrôle sur la population et développement des ambitions expansionnistes. L’entente, sinon l’union, des nations se revendiquant de la démocratie libérale, peut-être aussi nécessaire aujourd’hui que dans les années trente, semble loin de se concrétiser. En cela, en sus d’être une remarquable somme, ce livre fait figure d’avertissement.