De la révolution néolithique à nos jours, l'homme entretient une relation vitale à son environnement. Cet équilibre, de plus en plus fragile, appelle à être repensé.

Si la question environnementale est devenue centrale pour les sociétés du XXIsiècle, la relation que l'homme entretient à l'environnement apparaît comme un pilier structurel du fonctionnement des sociétés, depuis au moins la révolution néolithique. La pression sur l'écosystème s'est accentuée avec la croissance démographique et l'augmentation des activités polluantes alors que dans le même temps de nombreux acteurs pensaient déjà des politiques de préservation. 

Laurent Testot retrace cette histoire complexe et ô combien cruciale dans le cadre du thème 5 de HGGSP : « l’environnement entre exploitation et protection : un enjeu planétaire » .

 

Nonfiction.fr : Pourquoi la révolution néolithique est-elle considérée comme une rupture pour la relation de l’homme à son environnement ?

Laurent Testot : Pour plusieurs raisons, la première étant démographique. Tant que nous restions chasseurs-cueilleurs, comme nous l’avions été depuis deux ou trois millions d’années, il est communément admis que notre population ne pouvait pas excéder 3 à 5 millions d’individus. Car les ressources de la Terre ne pouvaient pas nourrir plus de population par la prédation, et ce même si nous nous étions installés dans tous les écosystèmes terrestres.

La révolution néolithique a commencé voici douze mille ans, très timidement, avant de commencer à devenir hégémonique sur Terre il y a cinq à six mille ans. Elle a consisté à domestiquer le vivant, à trois niveaux : plantes, animaux et humains. Elle a permis d’organiser des groupes plus importants, sédentaires, socialement et technologiquement performants. La domestication des plantes a permis de densifier la production de nourriture. Celle des animaux l’a complétée et a pallié les problèmes liés à la disparition de la majorité des animaux de grande taille, mammouths, grands bovidés, chameaux géants, etc., qui constituaient la mégafaune. Cette mégafaune a été décimée lors des cent millénaires qui ont précédé la Révolution néolithique. Son abondance semble d’ailleurs avoir favorisé, par la chasse intensive, une première expansion démographique dans les cent ou cinquante millénaires précédant le Néolithique.

Le Néolithique rend l’humain non plus dépendant de la nature, mais de sa culture. Il se traduit par des hiérarchies marquées, des religions organisées, des capacités militaires optimisées par les manœuvres en groupe, une baisse de la santé des individus (plus petits, plus fragiles que les anciens chasseurs-cueilleurs), une promiscuité avec les microbes (liée à la cohabitation avec des animaux) et à terme une immunité à ces maladies. Ces facteurs avantagent les sociétés sédentaires. Elles vont repousser et absorber les chasseurs-cueilleurs, et connaître une expansion démographique fulgurante.

Au début de notre ère, la Terre accueille très approximativement 250 millions d’humains, essentiellement des agriculteurs. Au début du XIXe siècle, au début de la Révolution industrielle, l’humanité atteint le milliard. Le Néolithique nous a permis, en tant qu’espèce, de transcender les limites écologiques en nous donnant le moyen d’extraire plus de nourriture des milieux – au prix de l’érosion des biotopes, d’abord lente, puis de plus en plus rapide. Les forêts qui couvraient autrefois l’Asie occidentale et bien d’autres régions ont disparu aujourd’hui, et la quasi-totalité des espèces sauvages ont perdu l’essentiel des niches écologiques qu’elles occupaient autrefois. Un exemple parmi des milliers, les marmottes. Il y a dix mille ans, vous en trouviez dans toute la France. Elles n’ont survécu que dans les Alpes, et celles qui sont aujourd’hui dans les Pyrénées ont été réintroduites peu après la Seconde Guerre mondiale.

 

Certains parlent d’écocide pour la révolution industrielle, dans le sens où les sociétés auraient délibérément détruit leur écosystème. Cette accusation vous semble-t-elle justifiée ?

L’accusation se comprend. Techniquement, la révolution industrielle est un ensemble de processus connexes, que l’on voit réunis d’abord dans l’Angleterre puis l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord au XIXe siècle. Elle repose sur un cocktail explosif – la consommation d’énergie fossile, la mécanisation du travail, la maîtrise de l’acier, de la chimie, le primat donné à la science comme moyen d’action sur le monde, la coordination de cet essor à travers une gestion performante des capitaux et de la logistique, etc. Ce mouvement protéiforme transforme les sociétés, il multiplie les richesses disponibles, met les populations qui en bénéficient à l’abri de la famine, permet d’étendre l’hégémonie européenne au monde entier. La colonisation est un moment, amplifié par la technique, où les sociétés occidentales vont opérer une prédation sur les sociétés colonisées, notamment en ressources environnementales.

Par exemple, l’Angleterre prend le contrôle des Indes (soit les actuels Inde, Bangladesh et Pakistan) durant les XVIIe-XVIIIe siècle. Au début de ce grignotage, Angleterre et Indes se valaient en termes de production de richesses ou d’espérance de vie, vers les 35 ans, ce qui était dû à une forte mortalité infantile. Au XIXe siècle, s’opère une grande divergence. L’espérance de vie double en Angleterre, se réduit d’un quart dans les Indes. Les revenus britanniques par tête sont multipliés par 8, ceux des Indiens décroissent. L’industrie textile indienne, jusqu’ici la première au monde par son volume et par sa qualité, est délibérément investie par les Britanniques, qui la laissent se dégrader. Ils relèguent les Indes au rang de producteur de matières premières agricoles, coton et blé, rasent ses forêts pour épargner les leurs. La transformation du coton en textile est désormais faite à Manchester, ce qui permet d’accroître les plus-values et d’accentuer la mécanisation.

L’Europe ne connaît plus la famine, puisqu’elle importe ses ressources alimentaires du monde entier. En revanche, les colonies sont écologiquement fragilisées. Les catastrophes, notamment lors d’épisodes d’el Niño qui interrompent les moussons, voient leurs effets amplifiés. Mike Davis dans Génocides tropicaux, soutient que les trois grandes sécheresses qui frappent le monde en 1876-1879, 1889-1891 et 1896-1900, auraient entraîné un total de 30 à 60 millions de morts en Asie, Afrique, Brésil… Au moment où les populations des Indes meurent de faim par millions, cette colonie continue à produire du blé pour la métropole britannique.

Pour autant, l’écocide, défini comme acte criminel visant à détruire délibérément un écosystème, suppose une connaissance. Or rien ne permet de dire que les Britanniques avaient conscience de ce qui se passait – même s’ils ont pu discuter de ces phénomènes dans le cadre de sociétés savantes. Rien n’indique qu’ils aient intentionnellement détruit ou laissé détruire des biotopes tout en étant conscient de l’irréversibilité de leurs gestes. Cela n’excuse pas l’inhumanité de la colonisation, mais permet de rappeler que l’écocide est un concept contemporain.

En revanche, aujourd’hui, nous savons mesurer les effets du déboisement, de la surexploitation des océans, de la pollution chimique, de l’extension urbaine et de l’agriculture industrielle. Cela se traduit par un effondrement du vivant, rythmé par des chiffres inouïs : 60 % des mammifères sauvages disparus en quarante ans sur la planète, 60 % des arthropodes effacés d’Europe occidentale ces dix dernières années ! Des écosystèmes cruciaux pour lutter contre le réchauffement climatique ou pour garantir la fertilité des sols sont stérilisés, prairies, forêts, marais, océans… Et les gouvernements ne font rien ou presque, les citoyens se mobilisent dans le désordre sans parvenir à faire système, et les firmes détruisent comme elles ne l’ont jamais fait auparavant. En cela, on ne peut que constater la multiplication croissante des écocides depuis plusieurs décennies, au sens que la juriste Valérie Cabanes donne à ce terme.

 

De quand datent les premières politiques de protection de l’environnement et quels étaient leurs objectifs ?

La plus ancienne que je discerne est celle des rois. Ceux des Indes, par exemple, avaient besoin d’éléphants pour montrer leur pouvoir. Or il fallait des forêts pour conserver un stock de ces animaux, dans lequel on puisait de jeunes pachydermes pour les domestiquer. Ils ont donc conservé des forêts à cette fin. De manière similaire, ailleurs, des monarques s’appropriaient des forêts, les protégeaient de l’exploitation agricole, afin de disposer de réserves de chasse. Plus tard, sous l’hégémonie européenne, des colonies ont parfois été gérées en vue de préserver ou d’optimiser des ressources naturelles. Puis sont nés les parcs naturels américains. Le premier d’entre eux, celui du Yellowstone, aspirait à sauvegarder les bisons d’Amérique. De 60 millions au début du XVIIIe siècle, leur population était tombée à 375 individus à la fin du XIXe. Cette politique les a sauvés de l’extinction, mais ne permet pas de restaurer l’ampleur des pertes. Et elle s’est faite, dans un premier temps, par l’expropriation des peuples autochtones, dans le prolongement de politiques antérieures que l’on qualifierait aujourd’hui de génocidaires.

 

Quels sont pour vous les éléments les plus symboliques du changement climatique aux XXe et XXIe siècles ?

Il est difficile de répondre à cette question. D’abord parce que le champ des possibles s’est considérablement élargi depuis deux ans, avec des rapports scientifiques de plus en plus en alarmants. Ensuite et surtout, parce que le pire est très clairement à venir. Ce qui est symbolique, c’est l’emballement du changement climatique, et l’incapacité des États à y faire face. L’accord de Paris (2015) devait garantir de rester sous les 2°C d’augmentation des températures par rapport aux températures de référence de la fin du XIXe siècle. Or les modèles climatiques nous disent que l’inertie des gaz à effet de serre déjà émis, ainsi que la lenteur de nos sociétés à réduire ces émissions, nous fera franchir les 1,5°C vers 2030, et les 2°C dans la décennie 2040. Dès lors, l’enjeu du siècle sera de rester le plus proche possible des 2°C, chaque dixième de degré supplémentaire amenant un lot croissant de catastrophes. Le tout est aggravé par l’effondrement des biotopes, qui est spectaculaire, lié aux activités humaines. Le réchauffement va aggraver cet anéantissement du vivant, et ce dernier va aggraver le réchauffement, en rendant les milieux moins résilients, moins capables d’absorber du carbone, par exemple.

 

En 2020, quels acteurs vous semblent capables d’orienter une politique soucieuse des enjeux environnementaux ?

Les États, et les organisations internationales, au premier chef. Car un problème planétaire ne peut être résolu qu’à cette échelle d’organisation. Ce n’est pas un bon moyen, c’est le seul que nous ayons sous le coude. Il leur faudra contraindre les firmes à se soumettre à l’intérêt général. Cela exige une refonte complète des dogmes qui structurent nos croyances économiques. Il nous faudra renoncer à la croyance en la croissance, accepter les limites physiques du monde, s’en arranger avec autant d’équité que possible pour que tout le monde ait de quoi vivre décemment. Faute de quoi ce sera l’enfer sur Terre. Non parce que les ressources viendront à manquer, mais parce que les sociétés anticiperont avant qu’elles manquent, et tenteront de se les approprier par la violence. Et l’histoire nous montre que plus nous approchons des limites, plus le contexte nous pousse aux extrêmes.

 

Les pays les plus menacés sur le plan environnemental sont souvent des PMA. Comment ces pays peuvent-ils concilier la satisfaction des besoins primaires à court terme et le changement de société pour atteindre le développement durable ?

Ils ne le peuvent pas, en tout cas pas au niveau requis. Il faut accepter des transferts massifs de richesse des pays riches vers les PMA, pour les aider à être résilients, en passant par exemple des marchés : vous sauvez votre forêt tropicale, on vous paye en conséquence pour le service rendu en termes de biodiversité et de captation carbone. Et il faudra accepter de réensauvager une part substantielle de la planète, pour que le vivant soit préservé. Cela veut dire laisser libre de production humaine une part substantielle des biotopes, tout en les surveillant, en intervenant pour les protéger – car ils ont été trop artificialisés pour retrouver du jour au lendemain une dynamique stable.

 

L'interviewé :

Laurent Testot est journaliste, conférencier et formateur. Il est notamment l’auteur de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité aux éditions Payot, en 2017,  et lauréat 2018 du prix Léon de Rosen de l’Académie française ; puis La Nouvelle Histoire du Monde, en 2019. Il a récemment dirigé, avec Laurent Aillet, Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Paris, Albin Michel, 2020.