Dans son dernier livre, Martha Nussbaum confronte sa théorie des capabilités à une tradition de pensée cosmopolitique en plein renouveau.

La pensée cosmopolitique, associée dans l’histoire des idées aux Lumières, est, depuis quelques années, en plein renouveau. Un nombre considérable de titres sur le sujet ont été publiés en France depuis le début du 21e siècle, et plus encore en langue anglaise. La raison de cette renaissance semble assez claire. Elle est, de toute évidence, liée à mondialisation, à l’internationalisation sans précédent des problèmes et des perspectives qu’elle commande. Outre l’économie, désormais largement globalisée, l’un des problèmes majeurs de notre temps, à la fois écologique et climatique, pose aux nations un défi qui ignore les frontières et que seule leur coopération active est à même de relever.

Le dernier ouvrage de la philosophe américaine Martha Nussbaum s’inscrit dans ce contexte, même si elle ne traite de cette problématique, ni sous l’angle écologique, ni sous l’angle économique. Son angle d’attaque est d’abord celui de l’histoire des idées morales et politiques sans qu’il s’agisse pour autant d’un ouvrage universitaire pour spécialistes. Nussbaum a, depuis longtemps, habitué ses lecteurs à un rapport à la fois savant et vivant à la tradition. Qu’il s’agisse de philosophie ou de littérature, jamais elle ne se contente de commenter les textes, qu’elle considère avec équité et gratitude. Toujours, elle s’appuie sur eux, de manière critique et constructive, pour faire face aux interrogations du présent.

Nussbaum s’inscrit donc, ici, dans le sillage de la tradition du cosmopolitisme – « nous avons besoin, écrit-elle, d’une politique internationale authentiquement cosmopolitique » – dont elle entend tirer le meilleur parti pour notre temps. Elle examine avec précision, à travers plusieurs œuvres majeures, les apports, mais aussi les limites et les insuffisances de ce courant de pensée. Elle se propose ensuite de les compléter pour leur conférer une décisive actualité. Le « noble, mais imparfait idéal » cosmopolitique doit être corrigé pour répondre aux exigences contemporaines. Dans cette perspective, Nussbaum s’attarde sur trois auteurs, jalons majeurs de la pensée cosmopolitique, Cicéron (1er siècle av. J.-C.) pour commencer, puis Hugo Grotius (17e s.) et Adam Smith (18e s.).

 

Citoyen du monde !

Le cosmopolitisme remonte, sur le plan des idées, à l’antiquité gréco-romaine. La sagesse en acte de Diogène le cynique (4e siècle av. J.-C.) est déjà empreinte de cosmopolitisme et on attribue, avant lui, ce propos à Socrate : « Je suis citoyen du monde (cosmopolitès, en grec) ». Toutefois, ce sont les Stoïciens qui, les premiers, ont élaboré une doctrine cosmopolitique, qui se présente, chez eux, en particulier chez Zénon, comme idéal d’une cité politique par-delà les divisions entre les cités et les peuples, embrassant donc l’humanité entière. Mais, c’est, selon Nussbaum, Cicéron qui porte le plus loin les idées stoïciennes sur le sujet. C’est lui, en effet, fait-elle valoir, qui, le premier, pose clairement que nos devoirs moraux et politiques ne s’arrêtent pas aux frontières de notre cité, mais doivent prendre en compte tous les hommes. Il relie, en outre, cette exigence morale à une doctrine de l’injustice passive qui fait valoir qu’il ne suffit pas, pour être juste, de ne pas faire le mal soi-même. En effet, s’abstenir, lorsque nous disposons des moyens d’intervenir pour protéger une personne d’un mal, est une injustice à part entière. Nussbaum voit, dans cette idée, une anticipation du droit contemporain d’ingérence extérieure dans les affaires d’un Etat.

Cependant, aussi loin que Cicéron ait poussé ses intuitions, sa conception demeure, aux yeux de Nussbaum, défectueuse. C’est que, écrit-elle, il opère une bifurcation, qu’elle juge à la fois incohérente et fausse, entre deux types de devoirs, d’un côté ceux que commande le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains, de l’autre ceux qui ont trait aux aides matérielles. Cette dichotomie, que la philosophe récuse de manière tout à fait convaincante, est enracinée, souligne-t-elle, dans l’éthique stoïcienne lorsqu’elle promeut une idée rigidement ascétique de la vie, relativement à laquelle les besoins et le bien-être du corps sont négligés, plus, méprisés. Nussbaum prolonge, au fond, la critique que Hegel adressait déjà aux Stoïciens, selon laquelle la liberté selon ces philosophes est toute abstraite et séparée de la vie. L’auteure rappelle que cette conception, a eu une influence considérable jusque dans les temps modernes et a, en particulier, grandement influencé tous les penseurs cosmopolitiques. Elle lui oppose, avec une grande conviction, qu’il est des conditions matérielles, économiques en particulier, à la liberté et à la justice. L’humanité de chacun, insiste-t-elle, peut être profondément affectée et aliénée par les circonstances. C’est pourquoi, on ne saurait viser authentiquement la liberté et la justice sans se préoccuper au plus haut point des conditions matérielles de leur épanouissement. C’est là un des leitmotivs de la pensée de l’auteure.

Avec Grotius, apparaît la première doctrine moderne des relations internationales qui fasse pleinement droit à des exigences morales. Ce juriste et diplomate hollandais exilé en France est habituellement présenté comme le premier théoricien du droit naturel moderne. En effet, dans son célèbre ouvrage Du droit de la guerre et de la paix (1625), il soutient que sa doctrine pourrait, s’il était nécessaire, être justifiée naturellement sans invoquer l’existence de Dieu. Cependant, c’est un autre point qui retient, ici, l’attention de Nussbaum. Grotius conteste, explique-t-elle, la thèse, prévalant en son temps, selon laquelle les relations entre les nations sont, par contraste avec l’ordre civil institué à l’intérieur de chaque Etat, dans l’état de nature. Aucune loi n’étant susceptible de venir régler leurs rapports, l’usage de la force, de la ruse ou de la tromperie y serait justifié. Il existe déjà, en réalité, un droit des gens, qui est la forme coutumière des relations entre les Etats, qui pose, par exemple, que femmes et enfants doivent être épargnés par les hostilités guerrières. Toutefois, selon le juriste, ce droit n’est pas à la hauteur des exigences de la morale et devrait se fonder, non sur les conventions établies au cours de l’histoire, mais sur le droit naturel. Nussbaum insiste sur la richesse de l’ensemble des conséquences que Grotius tire de cette idée dont nous, contemporains, pouvons encore nous inspirer.

 

Il est des conditions matérielles à la dignité humaine

Le troisième jalon que la philosophe nous invite à considérer, dans la progression des idées cosmopolitiques, est celui posé par Adam Smith. Célèbre pour avoir posé les fondements de la pensée économique libérale dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, il est aussi l’auteur d’un ouvrage important de philosophie morale, Théorie des sentiments moraux. Il est, selon Nussbaum, le premier penseur, dans la complémentarité entre ces deux livres, à avoir pris en compte et mis en avant les conditions matérielles de l’effectivité morale parmi les hommes. Ce que Smith met en évidence, c’est, souligne-t-elle, « la fragilité de la dignité humaine ». Si celle-ci est, certes, enracinée dans tout être humain, elle dépend aussi, très largement, des opportunités que chacun a de développer ses aptitudes. Or, un individu ne saurait développer ses capacités spontanément : il y faut des conditions matérielles et, tout autant, des institutions, en particulier en matière d’éducation. Lorsque ces conditions externes font défaut, les êtres humains se trouvent, selon l’expression de Smith, « déformés et mutilés ». Dans le sillage de Smith, Nussbaum invite donc à « reconceptualiser la dignité humaine » pour la saisir comme une potentialité qui requiert, pour s’actualiser, d’importantes conditions externes.

En dépit de l’avancée majeure que Smith incarne dans la tradition cosmopolitique, il reste essentiellement fidèle, lui reproche Nussbaum, à l’éthique stoïcienne. Selon elle, ce dommageable attachement s’enracine dans « une image culturelle et genrée de la vertu ». Elle voit dans cette éthique, rigidement attachée à la maîtrise de soi et au mépris de l’adversité, un trait essentiellement machiste. Pourtant, si tel est bien le cas, pourrait-on objecter ici, la critique de l’auteure ne s’enracine-t-elle pas tout autant dans l’image féminine complémentaire de cette morale ?

Nussbaum achève ainsi son enquête historique. Aussi importante soit la tradition de pensée cosmopolitique, celle-ci est restée, selon elle, en-deçà de certaines de ses meilleures intuitions. Jamais, elle n’a réussi à élaborer pleinement une philosophie morale de la dignité humaine propre à prendre en compte les conditions extérieures de son effectivité. C’est que la dignité humaine ne doit pas seulement être respectée, elle doit tout autant être promue activement. Le stoïcisme moral est, à ses yeux, le roc sur lequel vient buter le cosmopolitisme traditionnel. La philosophe nous invite donc à lui substituer sa propre conception, celle de l’approche par les capabilités, dont elle a élaboré la théorie tout au long de son œuvre. Ce néologisme, inventé par l’économiste Amartya Sen, contracte les mots capacités et libertés. Devenu un concept, dont les institutions internationales du développement humain font un large usage, il exprime une philosophie politique libérale soucieuse des conditions externes d’épanouissement des aptitudes de base de chacun. Il permet d’insister sur l’indispensable connexion entre deux générations de droits, les droits-libertés d’un côté, les droits économiques et sociaux de l’autre. Appliquée aux relations internationales dans la visée de la justice globale, Nussbaum présente son approche des capabilités comme un « libéralisme politique global et matérialiste ».

 

Une morale universelle minimale ?

La philosophe défend, en général, avec une belle vigueur cette perspective théorique, à la fois généreuse et pragmatique. Elle rejette, comme la plupart des philosophes l’ont fait, l’idée, dangereuse, d’un Etat mondial et souligne, par contraste, l’importance morale et politique de la nation. Celle-ci fournit, en effet, affirme-t-elle, le cadre approprié de l’autonomie humaine et de la responsabilité mutuelle des gouvernants et des gouvernés (accountability). Le lecteur peut, toutefois, s’interroger sur le fondement même de cette théorie des capabilités. Elle apparaît comme un nouvel effort pour déterminer, universellement, les biens de base constitutifs d’une vie humaine digne et bonne. A ce titre, elle est, au fond, une variante des droits de l’homme. Mais comment, demandera-t-on, Nussbaum procède-t-elle pour établir la liste des dix capabilités qu’elle propose ? Quelle méthode et quels critères lui permettent-ils de passer de l’immense pluralité et diversité culturelle des sociétés humaines à cette liste commune ? L’entreprise entière repose sur l’idée de dignité humaine, notion extrêmement vague, avoue-t-elle, à laquelle elle donne cependant le statut d’une « intuition réfléchie » et dont elle prétend déduire tout le reste. Dans l’esprit le plus classique de la tradition jusnaturaliste, et en opposition aux conceptions artificialistes des institutions politiques, elle soutient que des droits prépolitiques sont attachés à la dignité humaine. Or, on peut juger que cette manière de se mettre en quête de l’universalité humaine est problématique. Comment s’assurer, en effet, que l’abstraction massive à laquelle procède, de fait, Nussbaum à partir des réalités nationales et culturelles réussisse à atteindre le cœur universellement partagé des valeurs fondamentales de toutes les sociétés humaines ? De quel droit un philosophe peut-il décider de ce qui résulterait, selon la formule de Rawls, d’un « consensus par recoupement », si les conditions de sa formation étaient réunies ? On peut inviter, ici, le lecteur à comparer la thèse de Nussbaum avec la conception du philosophe Michael Walzer, qui comprend différemment comment la minceur (thinness) des morales à prétention universalistes peut être articulée à l’épaisseur (thickness) des cultures individuelles effectives   . Le contenu, aussi mince soit-il, des capabilités définies par Nussbaum ne porte-t-il pas encore la marque d’un point de vue culturel ou civilisationnel particulier ? Ainsi, en va-t-il de la position de l’individu comme valeur sacrée. Ne conduit-elle pas, inévitablement, à juger que les sociétés traditionnelles, hiérarchiques au sens anthropologique du terme, bafouent toutes, par essence, la dignité humaine ? Si, autre exemple, la guerre est un mal radical, comme il l’est en effet pour la tradition cosmopolitique des projets de paix perpétuelle, faut-il condamner a priori « les sociétés pour la guerre » que sont, par nature sociologique, les sociétés primitives selon Pierre Clastres   ?

 

Quoi qu’il en soit, Nussbaum apporte, avec cet ouvrage, une nouvelle contribution à un débat crucial pour le monde d’aujourd’hui. Dans le champ des positions existantes, elle prend place dans le courant, largement prédominant, qui s’enracine dans l’imaginaire individualiste et jusnaturaliste de l’Occident moderne. D’autres voies pour concevoir de concert la multiplicité et l’unité de l’humanité sont cependant possibles.