De l'affaire Dreyfus à la guerre du Golfe, les grands conflits politiques ont aussi été des guerres d'information. Elisa Capdevila revient ici sur les enjeux politiques de la communication.

La vie publique a l'ampleur et l'intensité de ses technologies d'information. De la cité antique où chacun peut s'interpeller à l'assemblée du peuple, aux démocraties contemporaines où chacun peut lire et publier sur Internet, en passant par le reflux du livre et des échanges au Moyen Âge, la vie politique est aussi une affaire de communication. Non pas seulement de Com', mais d'échange d'informations, entre les gouvernants et les gouvernés, puis aussi entre les différents membres de la société.

Cette réalité, qui vaut pour toute période historique, est au coeur du thème 4 du programme d'HGGSP de la classe de Première : « S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication ». Dans le cadre d'un partenariat avec les éditions Hatier, l'historienne Elisa Capdevila (voir présentation plus bas) revient sur les temps forts de la relation complexe entretenue par les médias et l'opinion publique, en particulier au cours de la période contemporaine.

 

Nonfiction.fr : Entre l’imprimerie, la radio, la télévision et le numérique, quelle technique d’information constitue pour vous la plus grande révolution ?

Elisa Capdevila : Il est difficile de répondre à cette question tant chacune de ces techniques a entraîné des évolutions importantes dans la façon d'informer et d'être informés. Si on se place sur une longue durée, c'est sans doute l'imprimerie puis le numérique qui représentent les ruptures les plus fortes, l'imprimerie car, portée par le processus d'alphabétisation, elle va permettre l'accès du plus grand nombre à l'information, puis le numérique qui permet également à chacun de contribuer à ces informations. Les deux sont aussi intrinsèquement liées à des étapes majeures de la mondialisation et sont portées par des acteurs nouveaux : au XIXe siècle, l'imprimerie, à travers la presse à grand tirage, contribue aux transformations provoquées par la révolution industrielle ; le numérique, avec les géants du web, est partie prenante de la mondialisation libérale qui commence dans les années 1980.

Sur une échelle de temps plus courte, on peut aussi dire que la radio ou la télévision qui domineront, avant puis après la Seconde Guerre mondiale, le paysage médiatique, ont contribué très fortement aux évolutions politiques et culturelles des sociétés occidentales.

Plus que l'apparition d'une nouvelle technique, c'est au fond son appropriation par un large public (souvent liée à une série d'innovations qui en permet la diffusion et l'accès à un moindre coût) qui fait d'une technique une révolution. Le succès de ces techniques tient aussi au fait qu'elles répondent à une demande des populations : elles sont en ce sens un facteur, parmi d'autres, de l'évolution des sociétés sur le plan politique et culturel.

Pourquoi l’affaire Dreyfus représente-t-elle un apogée pour la presse d’opinion ?

L'affaire Dreyfus éclate à un moment où la presse d'opinion jouit en France d'une grande liberté (garantie par la loi de 1881) et d'une grande popularité (que traduisent à la fois le nombre de titres et les chiffres de ventes). C'est cette presse d'opinion (où le commentaire et l'interprétation des faits priment sur le récit des faits) qui mobilise la population pour ou contre Dreyfus ; elle diffuse les arguments de chaque camp, en exacerbe aussi les positions. Ce faisant, elle renforce, sans les créer, certaines "opinions" ancrées dans la population : les caricatures et articles publiés dans la presse anti-dreyfusarde abondent de stéréotypes antisémites, révélant l'ancrage de ces derniers dans les mentalités. Enfin, l'intervention (risquée d'un point de vue personnel) de Zola en faveur de Dreyfus dans le journal de Clemenceau, L'Aurore, fonde le modèle de l'intellectuel engagé : son combat, finalement gagné (avec l'acquittement final de Dreyfus) justifie l'engagement d'intellectuels qui (avec leurs éditeurs) s'opposeront au pouvoir, au besoin en bravant la loi. Il encourage, plus largement, leur participation aux débats politiques par voie de presse (ou plus tard d'autres médias), renforçant ainsi le poids des "opinions" dans la presse française. On entre bien, avec Dreyfus (et Zola), dans le "siècle des intellectuels" (selon l'expression de Michel Winock) : par leurs interventions dans les médias, écrivains et universitaires (philosophes, historiens, sociologues), joueront un rôle majeur dans les débats politiques qui marqueront la France jusqu'à la fin de la guerre froide.

Quel rôle ont joué les médias dans la guerre du Vietnam ?

Les médias jouent un rôle majeur dans l'opposition à la guerre du Vietnam. D'abord aux États-Unis où les médias s'affirment avec la guerre du Vietnam comme un véritable "4ème pouvoir", dans un contexte de contestation forte du pouvoir présidentiel (accru par la guerre froide). Les révélations des agissements de l'armée américaine (utilisation du napalm, massacre de civils) par la presse sont de véritables chocs alimentant l'opposition à la guerre, tandis que les images des combats (extrêmement durs pour les soldats américains) diffusées par la télévision, pousse la population à demander des comptes au pouvoir. La guerre du Vietnam est une véritable "geste" pour certains médias mainstream (particulièrement le New York Times et le Washington Post qui publient les Pentagon Papers), qui font là la preuve de leur indépendance à l'égard du pouvoir politique. Les médias américains, en se faisant le porte-voix de l'opposition à la guerre et en l'alimentant par leurs révélations, participent largement au retournement de l'opinion publique américaine contre la guerre.

Les médias contribuent aussi à la diffusion de l'opposition à la guerre à l'échelle internationale, à travers notamment les images des manifestations anti-guerre, dont certaines - la" jeune fille à la fleur" photographiée par Marc Riboud par exemple - deviennent des icônes d'un mouvement de protestation porté par la jeunesse. On peut d'ailleurs noter que les médias poussent à une certaine mise en scène des actions anti-guerre qui assure à celles-ci une répercussion à l'étranger.

Quelles relations entretiennent les médias et l’opinion publique aux États-Unis ?

La guerre du Vietnam semble attester de la capacité des médias américains à "faire bouger" l'opinion mais aussi à créer une forme de consensus dans un sens d'ailleurs parfois favorable au pouvoir (certains critiques ont ainsi pu dénoncer le rôle des médias dans la mise en place d'un consensus pro-guerre au début des années 2000, qui aurait permis à George W. Bush de lancer son pays dans une seconde guerre du Golfe).

Mais la montée, à partir des années 1980-1990, des "culture wars" a fait éclater cette vision d'une opinion publique majoritaire que contribuerait à faire émerger des médias engagés dans la recherche de "la" vérité (ou des faits). Le paysage médiatique, clivé entre médias conservateurs et médias progressistes apparaît comme le reflet de l'opposition entre deux camps politiques qui s'affrontent sur des questions de société (l'avortement notamment) sur fond de "guerre morale". Si la victoire des "néo-conservateurs" a été portée par certains médias (parmi lesquels, la chaîne Fox News), cette situation questionne aussi la capacité des médias à faire bouger l'opinion (et donc à convaincre le camp adverse) : ceux-ci répondent aux attentes de groupes aux opinions déjà largement faites (plus qu'ils ne créent réellement ces opinions) - un phénomène qu'accentue l'importance prise par les réseaux sociaux dans la diffusion de l'information. Ceux-ci en effet contribuent à la diffusion des "fake news" (en l'absence de tout "fact-checking" tel qu'il est assuré par les médias traditionnels) et à la création de "bulles d'information" qui, en faisant apparaître prioritairement des contenus conformes aux "goûts" de chaque internaute, confortent ceux-ci dans leurs opinions.

 

* L'interviewée :

Elisa Capdevila est professeure agrégée et docteure en histoire. Elle enseigne en lycée et est chargée de cours à l'Institut d'études politiques de Paris. Spécialiste des relations culturelles transatlantiques dans la guerre froide, elle est l'auteur d'un numéro de la Documentation photographique (Culture, Médias, Pouvoirs. 1945-1991, CNRS Éditions, 2018) et a publié un ouvrage consacré aux Américains à Paris (Des Américains à Paris. Artistes et bohèmes dans la France de l'après-guerre, Armand Colin, 2017).