A l'heure de la transition écologique, comment penser l'action publique ? Vanessa Wisnia-Weill propose de l'envisager à partir de la capacité d'agir de l'individu dans ses multiples sphères d'activité

Vanessa Wisnia-Weill vient de publier Les nouveaux pouvoirs d’agir (Seuil/La République des Idées). Elle y distingue cinq sphères : travail, consommation et biens essentiels, liens intimes, connaissance et citoyenneté, pour lesquelles elle examine à chaque fois les mesures de politiques publiques qui permettraient de renforcer la capacité d’agir de tous et en particulier des moins favorisés. Le format de la collection en fait un petit livre très dense, qui appellera certainement de la part de l’autrice d’autres développements. En attendant, celle-ci a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous proposez dans ce livre un cadre général original pour orienter les politiques publiques construit autour de la notion de pouvoir d’agir. Pourriez-vous en dire un mot pour commencer ?

Vanessa Wisnia-Weill : Nos sociétés contemporaines érigent en idéal la capacité d’agir de l’individu libre et autonome. Chacun aspire à s’accomplir dans des actes personnels, cela transparaît dans toute notre culture : du Just Do it de Nike à la pédagogie de l’enfant acteur de ses apprentissages. Pourtant de nombreuses vies sont à mille lieux de cet idéal d’accomplissement libre. Et après la crise des gilets jaunes, celle du Covid-19 montre à son tour combien la liberté est une chose essentielle mais aussi fragile et complexe. Elle suppose les libertés civiles, mais va bien au-delà. Elle est toujours liberté sociale, car tous les individus sont dépendants les uns des autres. 

Bref, il y a des conditions de la liberté. D’autant qu’il convient impérativement de mieux tenir compte du caractère contraint de nos vies, pas seulement du fait de « destins » sociaux mais du fait d’un monde réel, physique qui nous détermine largement. Le choix reste souvent illusoire. La pandémie est là pour nous le rappeler. D’où ma proposition de recentrage sur le pouvoir d’agir de l’individu, sur ses marges de manœuvre telles qu’elles participent du sentiment d’initier quelque chose de singulier, d’accrocher le réel, et de s’y reconnaître. 

Je défends alors que pour repenser la justice sociale, on ne peut plus faire l’impasse sur l’interprétation multi-dimensionnelle de la liberté, que je définis comme le pouvoir d’agir, qui va bien au-delà de la seule sphère économique. Plus précisément, je dégage cinq sphères structurantes : travail, consommation, liens intimes, connaissance et citoyenneté. Je montre que chacune de ces sphères n’est pas seulement une dimension importante de l’existence, ce qui serait trivial, mais, à certaines conditions, un espace où chacun doit avoir des marges de manœuvre minimum pour sentir qu’il pèse sur la conduite de sa vie, qu’il s’y reconnaît, en un mot qu’il y dispose d’un pouvoir d’agir. 

Ces conditions font apparaître de nouveaux enjeux d’égalité. J’examine ce que cette approche, qui adapte la théorie des capabilités aux réalités sociales françaises, et l’infléchit avec Spinoza et Walzer, déplace le cas échéant dans l’identification de priorités d’action publique. 

 

Pourriez-vous alors donner quelques exemples de ces « déplacements », pris dans l’une ou l’autre de ces sphères ?

Premier exemple : sans être un agir, la consommation permet d’accéder à un panier de biens jugés essentiels, typiquement la santé, l’éducation, la ration calorique de base, un toit. Dans cette dimension, un minimum décent serait de fournir à chacun selon ses besoins – ce qui est tout à fait différent de l’égalité simple (tout le monde pareil) – par un marché régulé ou des services publics. En France, la santé est déjà très largement pensée ainsi. A contrario l’éducation de base – qui ne résume pas tous les enjeux éducatifs – reste pensée selon une logique d’égalité simple (socle commun de connaissances) ou d’égalité des chances via redistribution (éducation prioritaire), et assez peu comme réponse aux besoins singuliers pour les enfants en situation de handicap, pour tous les décrochages ou difficultés au moment où elles se présentent. 

La consommation se fait en outre agir quand les individus posent des actes pour prendre part à la vie sociale et affective : partager un repas avec des amis, affirmer sa personnalité dans sa décoration, etc. C’est la nature du désir que de se heurter à des limites. Mais pour sentir que dans des arbitrages contraints, on fait sa vie, il faut disposer de marges de manœuvre. Or au-delà de la pauvreté monétaire (14 % de la population), près d’un tiers de la population n’a pas les revenus pour mener une vie sociale. L’approche par le pouvoir d’agir nous fait retomber sur un objectif central et classique de réduction des inégalités de revenus (répartition capital-travail, minima sociaux, etc.), car consommer une partie de ses revenus à sa façon est un enjeu auquel chacun doit avoir accès. 

Reste que le financement des minima sociaux ou d’un revenu universel ne peut absorber toutes les dépenses publiques, car d’autres enjeux insubstituables s’imposent en matière de pouvoir d’agir pour tous, notamment pluraliser les voies de réussite pour toute une génération ou encore permettre à chacun de se réaliser dans sa vie personnelle. 

Dans la sphère des liens intimes, il importe également de distinguer ce qui relève d’une condition pour vivre (liens d’amour et de sécurité pour tous les enfants) d’un agir intrinsèque. Ce dernier tient au pouvoir de se lier, de se souvenir, de donner et de recevoir. C‘est dans les liens forts, et notamment les relations parents-enfants, que se tissent prioritairement les expériences de l’altérité et de la reconnaissance mutuelle, sans lequel nulle action ne trouve à s’attester. Savoir s’engager, recevoir et rendre constituent également les bases morales de la solidarité sociale. 

Or l’agir parental suppose de répondre au bon moment aux épreuves que traversent les enfants, bien au-delà de la petite enfance, sans emprise ni indifférence : décrochage scolaire, mal-être consécutif à un divorce, harcèlement à l’école, etc. Ces enjeux relationnels nécessitent des marges de manœuvre, dans son travail et dans le territoire où l’on vit, qui restent socialement clivantes. Quelques exemples d’arbitrages qui en découleraient : ne plus centrer la politique familiale sur la petite enfance, systématiser une réponse publique adaptée pour faire garder ou accompagner les enfants après l’école jusqu’à 12/13 ans – sauf à rendre les parents impuissants à construire un bon environnement pour leurs enfants, notamment quand ils ont des horaires atypiques, pas de grands-parents à proximité, qu’ils sont à la tête d’une famille monoparentale et n’ont pas les moyens de payer de l’extra-scolaire. Enfin, compte-tenu des mutations du travail, de son rapport au temps et au lieu, il est temps d’expérimenter un right to request à la française (droit à demander à son employeur des arrangements sur les temps et lieux de travail, avec obligation pour l’employeur de circonstancier les motifs du refus). Cela mériterait de capitaliser sur l’expérience acquise d’un télétravail à très grande échelle (y compris ses limites) et de la compléter par d’autre types d’aménagements souples (arrangements entre collègues, annualisation à la demande du temps de travail, etc.) pour tous les salariés qui ne télétravaillent pas. 

Dernier exemple la sphère de la connaissance. Si l’on suit Spinoza, connaître, au sens exigeant d’être producteur de connaissances, est l’expérience princeps où se déploie une puissance d’agir véritable. D’ailleurs, ce qui conduit du travail à un agir, la joie d’un travail bien fait, d’un savoir-faire, est en partie de nature cognitive. Or pour cultiver ce pouvoir d’agir de la connaissance, il faut avoir eu la chance d’être confronté à des contenus exigeants, dans certaines disciplines, d’une certaine difficulté, donc d’un certain niveau. La question de la distribution des niveaux scolaires et plus précisément des bons niveaux ne doit plus être occultée par la critique de l’élitisme à la française. Financer une stratégie de bons niveaux dans l’enseignement supérieur avec des trajectoires diversifiées au-delà des grandes écoles et des docteurs (environ 3 % d’une classe d’âge), touchant par exemple 10 % d’une classe d’âge est crucial. Il y là un enjeu de démocratisation de l’accès aux excellences chez les adolescents (y compris dans les voies professionnelles), de pluralisation des voies de dépassement et de montée en qualité de la gamme des métiers. 

 

La question des arbitrages et du financement est centrale dans le choix des actions à mener. Pourriez préciser la façon dont ce point devrait être abordé selon vous ?

Paradoxe : plus on concerte, plus on délibère, plus la société civile se sent manipulée. La pierre d’achoppement ce sont les arbitrages financiers qui sont évidemment nécessaires, et qui intervenant trop tard, ex post, vident de contenus les meilleures propositions. Typiquement quand l’arbitrage conduit à n’accorder qu’un montant limité, un saupoudrage qui ne permet pas de changer d’échelle. Et les arbitrages financiers finissent toujours par opposer des objectifs, tels que emploi/social contre environnement. 

Un exemple : la Convention citoyenne propose des mesures contraignantes de rénovation thermique pour les bâtiments tout en prévoyant un accompagnement par des aides à la rénovation pour garantir un reste à charge minime pour des foyers plus modestes. Mais cela ne suffit pas à élaborer une transition écologique socialement juste. En effet, quel est le coût de cet accompagnement, est-ce une dépense sociale qui sera déduite d’autres dépenses sociales de soutien au revenu, type garantie jeunes ou extension des minima sociaux ? Et si oui est-ce vraiment social… Et sinon comment la finance-t-on ? Certes on peut faire marcher la création monétaire. Reste qu’au moment où un trou de la sécurité sociale post-Covid de 40 milliards d’euros se profile, il paraît improbable de soutenir un financement pendant plusieurs années des dépenses annuelles supplémentaires de 15 milliards d’euros pour des minima sociaux (si on étend le Revenu universel d’activité   ), 20 milliards pour une garantie d’emplois, 20 milliards d’investissements climat, et au bas mot 5 à 7 milliards pour la recherche et l’enseignement supérieur en même temps. Du moins sans recoupements. 

Une première piste serait de privilégier les financements publics à doubles dividendes dans le pouvoir d’agir. Par exemple, un euro investi pour le développement de filières courtes et d’une agroécologie efficiente du point de vue de la trajectoire carbone sert évidemment à préserver notre santé et sécurité future, mais elle n’augmente pas le pouvoir d’agir de la génération présente sauf à créer par exemple de l’emploi français rapidement (ce qui augmente le réservoir de métiers permettant à plus de gens de participer à une production commune qui fait sens, tout en gagnant sa vie). C’est pourquoi il faut adosser le green deal à de la création d’emplois (éventuellement via de la commande publique). 

Autre piste faire de cet arbitrage le fruit d’un agir citoyen. Car selon notre définition, pour restaurer du pouvoir d’agir l’important est que chacun se reconnaisse dans des choix, notamment financiers, même s’ils sont contraignants. Cela aurait plusieurs conséquences : intégrer un raisonnement financier (pas seulement combien cela coûte mais comment cela pourrait être financé) aux processus de participation citoyenne ; inviter les citoyens à participer à certains votes budgétaires et associer le corps politique à sanctuariser des choix budgétaires finançant les cinq sphères du pouvoir d’agir, par exemple en début de mandature législative.

 

Mais les esprits sont-ils prêts à adopter ce type d’orientations ? Et qu’est-ce que cela suppose en termes de partage du pouvoir ou encore de participation politique ?

Les transitions technologiques, économiques, climatiques bouleversent nos pouvoirs d’agir, aussi bien les contraintes d’une vie décarbonée que les mutations de la division du travail, qui ont incontestablement développé notre puissance d’agir collective mais sont nettement plus ambivalentes pour l’émancipation individuelle. C’est pourquoi il faut revisiter le partage du pouvoir si l’on souhaite conserver le modèle de nos social-démocraties libérales qui attribuent de la valeur à la liberté individuelle et aux conditions sociales de la liberté. La révolution numérique bouleverse ainsi le rapport à la parole autorisée et ouvre de nouvelles appétences citoyennes pour des communautés de savoir qui pèsent sur les choix publics. Mais la transformation majeure tient selon moi à la transition écologique et aux transformations locales qui appellent à une participation d’un nouveau genre. Non pas tant la délibération sur les orientations à mettre en œuvre par les pouvoirs publics mais plutôt un partage du pouvoir opérationnel local de pilotage des trajectoires de décarbonation adaptées aux conditions de vie des populations. C’est un enjeu porteur d’une autre répartition des honneurs publiques. Dans un moment où l’impuissance publique est décriée, elle offre un débouché aux eco-anxiétés et une possibilité d’accomplissement à ceux qui ne travaillent pas dans un secteur qui fait sens pour eux. Ce qu’une délibération ponctuelle ne saurait compenser.