Dans ce recueil, Francis Kaplan commente un autre recueil, les « Propos » par lesquels Alain en appelait à la publicité des pensées dans un espace public colonisé par des médias bellicistes.

A côté de ses ouvrages, le philosophe Alain a publié de nombreuses compilations de ses « propos », des textes courts publiés au jour le jour pendant les premières décennies du XXe siècle. Qu’on lise d’abord les uns ou les autres, il est toujours indispensable de prendre en considération le rôle qu’il a joué, par exemple sous la Troisième République et dans le radicalisme de l’époque. C’est pour permettre d’éclairer le texte par l’action que Francis Kaplan s’est donné pour orientation d’éditer des anthologies du professeur, de préfacer des ouvrages thématiques, ou de publier une synthèse de sa pensée à destination d’un large public. Kaplan (1927-2018) fut professeur de philosophie à l’université de Tours – ex-université François Rabelais – et la postface de Thierry Leterre offre à son tour une perspective sur les travaux de Kaplan liés à ceux d’Alain. Pensant que la philosophie d’Alain est une aide précieuse pour la pensée, Kaplan parcourt le corpus édité afin d’en livrer l’essentiel : la méthode, la morale, ou encore, la perspective politique.

Émile-Auguste Chartier (1868-1951), dit Alain, ne peut être un nom de philosophe inconnu de ceux qui ont suivi une terminale, parce qu’il est très souvent cité dans les cours ou proposé en étude de textes pour telle ou telle partie de ses ouvrages (le plus souvent la réflexion sur l’art). Il fut professeur de Chaire de première supérieure au lycée Henri-IV, et bien sûr théoricien et essayiste. Parmi ses élèves, on compte Simone Weil, André Maurois, Georges Canguilhem… tandis que lui-même fut élève de Jules Lagneau, ce qui ne dit sans doute plus rien à beaucoup.

L’intérêt de ce petit ouvrage, inédit, mais directement publié en format de poche, est évidemment de « sauver » Alain de son cantonnement scolaire, sans mépriser l’enseignement pour autant. Et, éventuellement, de le sauver aussi des lectures un peu plates qui en sont faites, dès lors qu’on le voue quasi-uniquement à un rôle d’éditorialiste, voire de commentateur des événements ou de l’idéologie du parti radical de l’époque. Encore Kaplan précise-t-il bien, sur des points cruciaux et problématiques (l’antisémitisme, avéré ou non, selon les interprétations, par exemple) qu’il n’est pas un partisan systématique de tout ce qu’écrit Alain   .

 

Le régime de contrariété

Dans la mémoire des anciens bacheliers, le souvenir d’Alain est d’abord associé à l’idée selon laquelle la guerre est la pire des choses, et le patriotisme une chose d’autant plus mauvaise qu’il provoque et entretient les guerres. Le pacifisme d’Alain est constamment souligné.

Mais la pensée du philosophe ne se borne pas à cela. Elle est plus générale et porte d’abord sur l’acte de penser. Alain élabore une philosophie de l’effort. Entendons par là qu’il récuse les philosophies de la volonté pure. Il ne se concentre sur la volonté que pour autant qu’elle soit en prise avec le réel, confrontée à une résistance, ou en régime de contrariété.

Vouloir la contrariété, cela garantit la liberté, conduit à la vérité, et délivre de la haine. Voilà une manière de mettre en œuvre des vertus intellectuelles salutaires pour notre temps. Cela revient aussi à accepter de prendre le temps de l’examen de soi et de ses propos, et de se confronter méthodiquement à l’épreuve de la réalité avec les autres.

Kaplan le démontre commençant l’ouvrage par un détour par René Descartes dans les textes duquel Alain puise des thématiques. Notamment celle du doute. Mais Alain ne veut pas d’un doute méthodique, pas plus qu’il ne tombe dans le doute sceptique. Il est probable qu’il en arrive à cette conclusion parce qu’il saisit la pensée moins dans un cogito unique et solipsiste que dans un sujet qui pense contre les autres et contre soi-même. Le doute n’a d’intérêt que s’il est réflexion, imposant à la philosophie de s’accomplir comme doute et non comme système.

 

Refus des systèmes

En refusant la pensée de et par système, Alain valorise la diversité concrète, et par contrecoup l’émiettement des propos, la concentration locale, l’adhésion à la contingence et le multiple.

Pour lui, avec un système, vous vous endormez, vous ne pensez plus. Dans les systèmes, on applique des règles automatiques. Ce sont les « marchands de sommeil » qui vendent des systèmes (y compris les politiques). Alain met en garde contre eux.

De toute manière, la connaissance ne peut être arrêtée dans un système. Il n’est pas de connaissances établies une fois pour toutes. Il faut réexaminer sans cesse ce qui paraît acquis. Il faut sans cesse recommencer les raisonnements. Le doute d’Alain, c’est qu’il n’y a pas de connaissance absolument certaine et définitive.

Ce qui n’est pas expliqué dans l’affaire, c’est ce pourquoi Alain, en 1920, publie un ouvrage intitulé Système des Beaux-arts. On peut toutefois s’en tirer en pensant aux allusions que ce titre suggère aux différents traités d’esthétique largement publiés à l’époque.

 

Un remède contre la saturation de l’espace public

Après l’étude de la philosophie générale d’Alain, l’ensemble de ces « propos sur Alain » se concentre surtout sur les questions éthiques et politiques. Ils s’intéressent au rôle de l’individu dans la pensée et dans l’histoire, selon le philosophe. Comme un signe de la pensée du début du XXème siècle, Alain insiste sur le fait que rien n’existe sans lui. L’individu est la seule chose dont on soit certain. L’individu, c’est-à-dire chacun de nous pour soi.

Ses « Propos » sont sans doute les textes les plus accessibles du philosophe, et ceux qui peuvent prêter à une méditation quotidienne (pour temps confinés). Les « propos » du maître ne constituent ni des maximes, ni des aphorismes. Mais ce sont bien des textes assez brefs, concis, publiés d’abord quotidiennement dans un journal régional, dont les thèmes sont puisés dans l’actualité immédiate, puis un peu plus distanciée, sans pour autant tenter un commentaire de la IIIème République. Alain s’y confronte à un espace public structuré en ces temps-là par la grande presse. Cet espace est saturé par le bellicisme et marqué au sceau de querelles radicales. L’auteur met en avant une idée tout à fait pertinente : ces « propos » sont autant de « propositions » faites à des lecteurs. Le terme n’est pas vain. « Proposer », c’est effectivement poser devant, mettre sous les yeux une pensée, et apprendre à se confronter à elle. Aussi la philosophie d’Alain ne constitue-t-elle pas du tout un système mais un ensemble de descriptions. Le philosophe se confronte à des objets particuliers, et propose aux lecteurs des réflexions qui devraient permettre d’engendrer une expression commune.

Alain s’attaque à chaque acquiescement grégaire de l’actualité, à ces rhétoriques qui autorisent la complaisance haineuse et les épidémies de fanatisme. Il prend à parti les mensonges publics.

 

Un pacifisme radical

Une perspective très large permet de souligner qu’Alain a soutenu Dreyfus, s’est élevé contre le cléricalisme, contre les puissances de l’argent, contre la droite, contre le fascisme… Mais, comme radical, il n’est ni socialiste (à la manière de Lucien Herr, bibliothécaire célèbre de l’ENS de l’époque dans laquelle Alain a fait ses études), ni communiste.

Le marxisme de Marx, cependant, ne le laisse pas indifférent. Il apprécie chez ce philosophe allemand sa théorie des classes sociales, l’idée du mouvement de l’histoire et la dialectique matérialiste. Grand lecteur de GWF. Hegel, il résume ses lectures de Marx par l’idée selon laquelle ce dernier produit une doctrine du changement infini, ancrée dans l’hégélianisme. Et il met, le plus souvent, dans la bouche des partisans et successeurs de Marx les deux défauts que sont l’idée d’une fin de l’histoire et le « déterminisme ». Kaplan détaille ces éléments avec précision.

Enfin, c’est sur la question de la guerre que Kaplan revient longuement, à partir de la thèse d’Alain développée dans Mars ou la guerre jugée. Sur ce point Alain est intransigeant. Ses écrits, montre Kaplan, permettent de penser la guerre, le crime contre l’humanité, tout ce qui s’accomplit au nom de la liberté tout en la sacrifiant.

Mais on ne peut entièrement dissocier la question de la guerre de celle du pouvoir. Sur ce dernier plan, on peut juger qu’Alain demeure ambigu. Mais Kaplan examine de près ses considérations. Du commandement et du chef, il y en a, mais ce n’est pas le plus important. Il faut admettre leur présence mais ne pas oublier de les juger. En effet, on ne peut refuser l’existence de tout pouvoir, sauf à tomber dans l’anarchie (vue du point de vue d’Alain). Sans l’État, on n’aurait que le règne de la foule. Or, la foule, c’est la guerre sans fin. Il y aura toujours des querelles en elle. S’il n’y a pas d’État, rien ne peut empêcher les individus de s’armer. Le pouvoir joue donc toujours un rôle nécessaire. L’obéissance est nécessaire. Mais il faut des contreparties. Parmi elles, faire constamment attention à ne pas vénérer le pouvoir, à garder ses distances.

Notamment parce que le pouvoir dispose de procédés efficaces pour obtenir l’admiration et l’amour des concitoyens. Il peut bien sûr interdire la liberté d’expression. Mais il peut faire mieux encore : déployer des cortèges et des cérémonies qui agissent directement sur la persuasion des foules et des individus. Il est presque impossible de penser contre un bataillon de chasseurs à pied qui défile : cette forte musique et ce mouvement coloré (les uniformes de l’époque) envahissent le corps du spectateur des défilés. Efficace, donc.

Le problème d’Alain n’a jamais été de se montrer puissant et plus puissant que d’autres en cette matière. Il a simplement visé, toujours, et tous les jours, à éclairer l’opinion sur sa force propre. Seule la démocratie, malgré ses défauts, est le régime qui nous met à l’abris des cérémonies et des cortèges, de la sacralisation du pouvoir.