Les éditions Gallimard publient deux traductions qui invitent les lecteurs français à redécouvrir Yukio Mishima.

Redécouvrir l’œuvre derrière l’auteur

Le 25 novembre 1970, le romancier Mishima Yukio se donnait la mort dans le quartier général des forces d’auto-défense japonaises, au terme d’une tentative de putsch qui relevait au moins autant du Grand-Guignol que de l’action politique. Cinquante ans plus tard, sa mort continue de fasciner, comme en témoigne la parution récente du roman graphique Ma mort est mon chef-d’œuvre (éditions Glénat), énième lecture rétrospective (et peu convaincante) de la vie du romancier. Si Mishima mérite d’être lu ou étudié, ce n’est pourtant pas pour son suicide théâtral, mais bien pour son œuvre, dont seule une petite partie a été traduite : douze romans, quinze nouvelles, cinq pièces de théâtre et un essai quand les œuvres complètes japonaises comportent pas moins de trente-quatre romans, cent soixante-cinq nouvelles, treize pièces de théâtre et trente-quatre recueils d’essais. Il faudrait encore ajouter, à cette imposante production, tous les manuscrits et textes inachevés.

Les traductions disponibles en français ne rendent donc pas compte de l’extraordinaire variété et richesse de l’œuvre mishimienne. Elles sont par ailleurs souvent lues dans un cadre herméneutique préexistant qui s’articule autour d’une série de concepts et de clés associés à la personne du romancier : narcissisme, pulsion de mort, romantisme, ton « fin de siècle », etc. L’ensemble dresse l’image d’un auteur pessimiste et exigeant, voué au destin fatal qu’il s’était choisi. Dans le monde francophone, l’importante proportion de traductions-relais, réalisées à partir des versions anglaises des textes originaux, a contribué à la méconnaissance de l’œuvre et aux lectures sélectives qu’elle suscite. C’est un Mishima prévisible, à l’écriture grave, voire lisse, que les éditeurs et les traducteurs non-japonophones ont choisi de promouvoir. Les variations génériques, les aspérités, les écarts ou changements de style constituent pourtant des traits essentiels de son esthétique. À cet égard, nous ne pouvons que saluer l’excellent travail de la traductrice Dominique Palmé et des éditions Gallimard qui, avec la nouvelle traduction de Confessions d’un masque (mars 2019) et Vie à vendre (février 2020), dévoilent de nouveaux aspects de l’œuvre de Mishima.

Une écriture du dédoublement 

Quête impossible, par un jeune homosexuel, d’une normalité refusée, Confessions d’un masque est une œuvre largement inspirée de la vie de l’auteur. Publié en juillet 1949, le roman reçut un accueil critique très favorable et lança la carrière du jeune Mishima, alors âgé de vingt-quatre ans. La précédente version publiée en français (parue pour la première fois en 1972) se révélait parfois très éloignée du texte d’origine, reproduisant les choix contestables du premier traducteur américain. La nouvelle traduction proposée par Dominique Palmé s’avère beaucoup plus fidèle au roman japonais, marqué par une tension entre un style presque clinique illustrant l’absence de complaisance du narrateur envers son objet (c’est-à-dire lui-même), et son lyrisme de jeune homme féru de littérature.

Texte ambigu et d’emblée paradoxal — comment faire confiance aux confidences d’un simulacre ? —, Confessions d’un masque est aussi un manifeste littéraire dans lequel Mishima subvertit les codes de l’autofiction japonaise (le shi-shôsetsu ou « roman du je ») et tourne résolument le dos au romantisme idéalisant de ses premières années. Une part importante du roman relève ainsi de la parodie ou du pastiche, comme le poème en prose dédié à Saint-Sébastien   , dont le phrasé pompeux imite la rhétorique convenue et intriquée des premiers textes de l’auteur. Avec Confessions d’un masque, Mishima a ainsi fait un choix : celui d’une écriture du dédoublement ironique, impliquant une distance du sujet avec lui-même. On ne peut que se féliciter de voir enfin paraître en français, dans le premier grand texte de l’écrivain, ce subtil travail de décalage propre à son œuvre et si souvent gommé dans les précédentes traductions. 

L’autre Mishima

Publié en feuilleton dans Shûkan Purêbôi (Weekly Playboy) en 1968, Vie à vendre appartient à la production alimentaire de Mishima, qui a écrit pas moins d’une dizaine de romans populaires du début des années 1950 à la fin des années 1970. Âgé de vingt-sept ans, Hanio, le héros de cette pochade qualifiée, par l’auteur, de « roman d’aventures psychédélique », fait passer une petite annonce dans laquelle il met sa vie en vente. S’ensuit une série de péripéties invraisemblables : Hanio devient le cobaye d’un étrange syndicat du crime, l’amant d’une femme-vampire, un spécialiste improvisé du renseignement, le conjoint d’une vierge à l’esprit dérangé qui l’initie aux drogues hallucinogènes, etc. Chaque épisode offre à l’auteur une nouvelle opportunité de détourner, sur un mode ludique, les codes du roman policier ou d’espionnage : Hanio décrypte des messages codés à l’aide de jus de carotte, puis échappe à plusieurs filatures tandis que ses poursuivants usent de gadgets sophistiqués et miniatures dignes des meilleurs James Bond.

Confessions d’un masque et Vie à vendre s’opposent presque en tout point. Le premier relève de la littérature blanche (en japonais, junbungaku ou « littérature pure ») et annonce l’entrée en littérature d’un jeune auteur ; le second est une œuvre de divertissement que Mishima a sans doute rédigée pour s’aérer l’esprit alors qu’il peinait à avancer sur La Mer de la fertilité, sa tétralogie testamentaire. L’un est sombre, introspectif et analytique ; l’autre est léger, burlesque et récréatif. Même d’un point de vue thématique, les deux textes pourraient être lus comme des figures inversées : Confessions d’un masque est l’histoire d’un adolescent qui ne parvient pas à vivre ; Vie à vendre celle d’un jeune adulte qui ne parvient pas à mourir. Mais ces deux romans ont aussi un point commun : ils mettent chacun en exergue ce travail de distanciation propre à l’écriture de Mishima, qui se manifeste aussi bien dans les clins d’œil intertextuels et la reprise narquoise des clichés du roman de gare que dans l’objectivation de l’intime ou l’auto-parodie. Il est à espérer que les éditions Gallimard ne s’arrêteront pas en si bon chemin et que de futures traductions permettront aux lecteurs francophones de mieux appréhender cette œuvre connue pour son esthétique macabre et tragique, mais dont nous ignorons encore trop souvent la dimension humoristique et ironique.