Il est question, depuis quelque temps, d'un nouveau réalisme en philosophie. Markus Gabriel, en propose une version éclectique qui ne convainc pas toujours.

Markus Gabriel, jeune philosophe allemand tout juste quadragénaire, est un auteur prolifique. Il a déjà publié une bonne vingtaine de livres et le présent recueil de textes et de conférences, adressées à un public français, est le sixième ouvrage de son auteur traduit en notre langue.

Pour les professionnels de la philosophie, le réalisme est de nouveau à l’honneur. Ce retour, voire ce renouveau, réunit, apparemment du moins, philosophie continentale et philosophie analytique, selon la distinction convenue. A vrai dire, le réalisme est, en langue anglaise, à l’ordre du jour depuis la publication, en 1990, du Réalisme à visage humain de Hilary Putnam, ouvrage dans lequel le philosophe américain proposait un « réalisme interne » qu’il distinguait du « réalisme métaphysique ». En France, un essai de Quentin Meillassoux, Après la finitude, publié en 2005, qui a connu un certain succès, a porté l’écho d’un nouveau réalisme jusqu’aux oreilles d’un public cultivé. Depuis, nous assistons à une véritable avalanche de publications, essais ou actes de colloque, sur le sujet, abstrait et ardu, du réalisme en philosophie. Arguments et objections s’échangent avec intensité et l’on voit se multiplier différentes versions du réalisme.

 

Que réalisme se dit en plusieurs sens

La question du réalisme est-elle susceptible d’intéresser un public plus large ? Les argumentations et les débats auxquels elle donne lieu, formulés dans le langage souvent difficile de la philosophie contemporaine, sont-ils accessibles aux non-philosophes et peuvent-ils avoir même un intérêt pour eux ? Essayons, ici, d’y introduire.

En philosophie, réalisme a plusieurs significations. Le mot y est même polysémique, d’autant plus si l’on prend en compte les différents sens qu’il a recouverts à travers l’histoire des doctrines. C’est une situation qui ne facilite guère la clarté. On peut passer, rapidement, sur le réalisme platonicien des Idées et le réalisme scolastique des Universaux, qui, pour un esprit non averti, semblent contre-intuitifs, et se concentrer sur son sens moderne. Centralement, le philosophe réaliste est celui qui considère que l’être existe indépendamment de nous autres hommes, en particulier de la connaissance que nous pouvons en prendre, indépendamment, donc, des manières dont nous nous le représentons, y compris scientifiquement. Cette thèse pourra sembler évidente pour le sens commun, puisque notre vision des choses est dominée par les conceptions matérialistes ou naturalistes, qui sont celles que la science véhicule. Il n’en va pas de même en philosophie qui, en particulier dans les Temps modernes, a été dominée par des doctrines idéalistes, en particulier avec l’idéalisme transcendantal de Kant et avec la phénoménologie de Husserl. Certes, cette dichotomie est une manière assez grossière de présenter les choses qui ne sont pas, en fait, aussi tranchées. Toutefois, pour résumer à grands traits, on peut dire que, depuis la révolution copernicienne opérée par Kant en philosophie, l’ontologie, qui souvent rime avec réalisme, est passée à l’arrière-plan de la discipline philosophique, jusqu’à ce que, parfois, la possibilité même en soit réfutée. L’accent a, alors, été mis sur la théorie de la connaissance, puis sur l’épistémologie, dès lors que, selon Kant, il fallait concevoir désormais que, loin que notre esprit se conforme au monde, c’était celui-ci qui se conformait à notre esprit, que, par conséquent, notre connaissance du monde reflétait, avant tout, les structures de notre esprit.

Qu’en est-il maintenant du renouveau du réalisme pour lequel Markus Gabriel prend parti avec quelques autres ? Il a été précédé, convient-il de rappeler, par un regain, en langue anglaise, de la métaphysique et de l’ontologie, dont on pensait, à tort, qu’elles avaient été définitivement remisées au placard de l’histoire. Frédéric Nef en a, récemment, donné, dans deux ouvrages, un large et passionnant panorama à l’usage des non spécialistes   . En France, Claudine Tiercelin, qui défend « un réalisme dispositionnel » s’inscrit dans ce sillage   . Par contraste, un ensemble de jeunes auteurs européens (outre Markus Gabriel, Quentin Meillassoux, Tristan Garcia et Maurizio Ferraris en Italie), défendent, sur des bases bien différentes, des thèses réalistes fort éloignées des orientations et du style philosophiques des philosophes anglo-saxons. Il a été dit, à juste titre, que les nouveaux réalistes réagissaient avant tout aux philosophes postmodernes, qui peuvent être présentés comme des constructivistes radicaux. Pour ces derniers, il n’existe pas d’autre réalité que celle que nous construisons. Ce n’est donc pas une réalité, mais des réalités incommensurables qui se présentent à nous selon, version linguistique, la langue que nous parlons ou selon, version culturelle, la culture à laquelle nous appartenons. Il s’agit donc d’un perspectivisme radical dans lequel les différents points de vue ne s’intègrent pas de manière harmonieuse, comme dans la monadologie leibnizienne, pour restituer l’objectivité du monde. De ce point de vue, la réalité, comment qu’elle soit pensée, n’impose que des contraintes faibles aux constructions humaines qui sont réputées pouvoir se renouveler de manière indéfinie et remodeler ainsi, ad libitum, des mondes pour nous.

 

Le sens d’existence

Markus Gabriel propose de répondre à ces dérives extrêmes des postmodernes en affirmant l’existence des objets en un sens absolu. Qu’y a-t-il dans le monde, selon lui ? Quel est donc son ameublement, selon l’expression de Russell ? Ou – autre manière encore de formuler la question ontologique –, qu’est-ce qui est ? Quels sont les traits les plus universels des étants en tant que, simplement, ils sont ? A ces questions, Gabriel donne, dans une série de chapitres qui tantôt présentent de manière synthétique les thèses principales, tantôt en approfondissent un aspect, une réponse articulée en trois moments. Premièrement, écrit-il, « l’existence désigne la propriété d’un champ de sens qui fait apparaître un objet ou fait advenir un événement en son sein. » (p. 57) ; deuxièmement, les champs de sens sont multiples ; troisièmement, tout existe, mais, en revanche, le monde, lui, n’existe pas   .

La première thèse de Gabriel ne semble pas, dans son imprécision, particulièrement originale. Elle écarte le réalisme métaphysique, qui prétend connaître les choses en elles-mêmes, par exemple en tant que substances. Savoir ce que les étants sont en eux-mêmes, ce qu’une chose est par ou vers soi, selon l’expression grecque ancienne, semble tout à fait inaccessible : il y faudrait une transsubstantiation ! L’ontologie est bien, comme l’indique la construction du terme, un discours ou un savoir. C’est donc, toujours et nécessairement, dans une corrélation que les propriétés de l’être en tant qu’être peuvent être accessibles. Quelle différence, alors, demandera-t-on, avec l’analyse conceptuelle des structures les plus générales de l’être, telle qu’elle peut être menée d’un point de vue idéaliste, transcendantal par exemple ? La différence n’est-elle pas seulement d’accent, le réaliste se focalisant, dans la relation objet/sujet, sur ce qui se révèle des choses mêmes dans le cadre d’une théorie, l’idéaliste ou le conceptualiste se focalisant, lui, sur ce qui s’actualise, chaque fois, dans l’esprit, à l’occasion des contacts avec son extériorité ? Le réalisme de Gabriel repose, en dernière instance, sur « un principe de facticité » selon lequel tout système philosophique, serait-ce même le solipsisme le plus radical, est, en réalité, obligé de reconnaître, implicitement, un fait absolu, serait-il résiduel, sur lequel il s’appuie, par exemple le fait d’avoir des pensées présentant une certaine régularité. Gabriel ne retrouve-t-il pas simplement, ainsi, le cogito ergo sum de Descartes ?

La deuxième thèse de Gabriel équivaut, selon son expression, à un pluralisme ontologique, complété ensuite par un pluralisme épistémologique, qui trouve sa lointaine origine dans la formule aristotélicienne selon laquelle « l’être se dit en plusieurs sens ». Dans cette perspective, une théorie de l’objet quelconque est impossible. L’ontologie ne peut s’élaborer qu’en décrivant les différents modes d’être des étants selon la région d’être à laquelle ils appartiennent. On se représente alors l’être comme stratifié et le travail ontologique se démultiplie en ontologies régionales. Cette position est a priori défendable, mais Gabriel n’indique pas les critères d’après lesquels il décide de l’existence d’un champ de sens et du type d’existant correspondant. Il transgresse donc le rasoir d’Occam, principe d’économie selon lequel il ne faut pas multiplier sans nécessité les entités. A le lire, il semble que les champs de sens peuvent être multipliés indéfiniment et, même, arbitrairement, un soupçon que confirme la formule, revendiquée, d’« anarchisme épistémologique ». Comme le fait valoir Frédéric Nef, « la réalité est peut-être stratifiée, mais elle forme une totalité dont les parties communiquent » et il convient, par conséquent, de rendre compte de la manière dont on passe d’une strate à l’autre, par exemple par réduction ou par émergence   . On ne trouve pas de solution à ce problème dans le livre de Gabriel et ses engagements ontologiques, selon l’expression de Quine, prennent dès lors un caractère éclectique. Les objets que Gabriel cite à titre d’existants ressemblent à une liste à la Prévert, les objets fictifs aussi bien que les objets physiques ou biologiques, l’aspect d’un objet sous un point de vue particulier aussi bien que cet objet lui-même, les non-existants aussi bien que les existants et, finalement, les champs de champs de sens, sans qu’on sache comment toute cette diversité s’articule et tient ensemble.

 

« Tout existe, mais le monde n’existe pas. »

La troisième thèse de Gabriel est plus surprenante et présente, au premier abord, un caractère provocateur. Tout existe, affirme-t-il, mais, en revanche, le monde n’existe pas. L’argument est qu’il n’y a pas de champ de sens susceptible de faire apparaître la totalité des objets. De ce que le monde en sa totalité ne puisse pas nous apparaître, il faudrait inférer qu’il n’est pas. Cela sonne étrangement de la part d’un philosophe qui fait profession de foi réaliste, car il semble, ici, accorder un privilège exorbitant à la perception. Il n’y a pas, poursuit Gabriel, un champ de sens unique et transversal de l’ensemble des champs de sens. Il faut distinguer entre toutes les choses et le tout des choses. Peut-être, toutefois, est-ce là une manière de pointer que l’esprit humain, sujet du discours ontologique, n’a pas simplement le monde en face de lui, s’offrant à son regard théorique. Il en fait aussi partie intégrante et, à ce titre, le monde est, pour lui, un horizon qu’il ne peut pas franchir, une limite par-dessus laquelle il ne peut pas sauter. C’est son caractère d’essentielle finitude, selon le terme traditionnel.

Curieusement, l’ontologie réaliste de Gabriel, si accueillante en ses principes, rejette toute forme de relativisme culturel. Cette question est traitée à travers un examen du thème wittgensteinien des formes de vie. La pluralité de ces dernières implique une conception contextuelle de la rationalité. Or, Gabriel reproche, à ce propos, à Wittgenstein, de céder à une approche essentialiste des cultures comme totalités cohérentes, qui s’imposent à tous les membres de la communauté humaine chaque fois considérée. Selon lui, une culture n’est jamais « qu’un agrégat de procédures » (p. 152) dont un individu ou un groupe peut se saisir ou non. Le lecteur en conclut qu’une culture n’est pas un champ de sens propre à révéler des existants. De ce fait, l’anarchisme ontologique de Gabriel conduit, au plan de l’ontologie du social, à la défense des droits de l’homme et à la critique des idéologies contemporaines. Il n’est pas certain, toutefois, que sa conception du réalisme soit en mesure de justifier cette prise de position.