Née du spectacle tragique de l’« homme diminué », l’idéologie « transhumanise » plonge ses racines dans un darwinisme culturel alliant eugénisme discret et christianisme sécularisé.

Les transhumanistes contemporains s'attribuent volontiers une histoire flatteuse : dépositaires contemporains de l'immémoriale tendance à aller au-delà du familier et de ses fausses évidences, ils se présentent comme des progressistes en lutte contre l'obscurantisme et le conservatisme. Rationalistes sans préjugés, il seraient capables de scruter le présent et de discerner les promesses dont il est gros. Il s'agit là d'une illusion bien connue, celle de l'histoire rétrospective selon laquelle la situation contemporaine n'est que le développement de quelque chose qui était déjà donné à l'origine. Alexandre Moatti, ingénieur en chef des Mines et chercheur associé en histoire des sciences et des idées à l'Université de Paris (Pari-Diderot), va remonter le temps afin d'établir quelque chose comme une autre filiation, plus sobrement et plus exactement pensée.

Discours de la méthode

Son entreprise se distingue de celles de bien d'autres par deux points importants : en premier lieu, il pose sur le débat autour du transhumanisme un regard objectif et son propos est celui d'un historien ; historien engagé certes, on aura l'occasion de dire pourquoi ; mais historien cependant. Trop souvent, en effet, ceux qui s'opposent avec véhémence au projet transhumaniste et se présentent comme des lanceurs d'alerte, participent en fait à sa diffusion. Ensuite, il s'intéresse essentiellement à des auteurs français. En cela, il est certainement à contre-courant : le transhumanisme est censé être un mouvement d'abord anglo-saxon qui s'est ensuite diffusé dans le monde entier   .

Du point de vu méthodologique, une telle approche implique que la compréhension contemporaine du terme « transhumanisme » ( à partir de la convergence NBIC, de l'IA, etc.) n'est pas opérante. Alexandre Moatti se sert d'un article du R.P. D. Dubarle comme d'un point d'ancrage pour ses analyses. Cet article, publié dans le journal Le Monde en 1948 est consacré aux nouveaux calculateurs alors que les premiers ordinateurs de type von Neumann venaient tout juste de naître. Il comporte la formule suivante : « [...] les premiers balbutiements de cette technique nouvelle attestent déjà un évident surclassement  du pouvoir organisateur du cerveau humain ». Une telle formule indique un marqueur typiquement transhumaniste : l'évocation d'un pouvoir détenu par la technique, supérieure au pouvoir de l'homme et en émanant pourtant. On a là un élément original, qui distingue cet ouvrage de beaucoup d'autres. Le discours transhumaniste tout-venant fait surtout l'éloge, pour ne pas dire « la promotion » de l'homme augmenté. Alexandre Moatti estime, pour sa part, que ce discours se construit en réalité en contrepoint d'un discours sur l'homme diminué : pour certains de ceux qui se veulent particulièrement attentifs à la situation créée par l'émergence de nouvelles technologies, le simple fait que les techniques avancent diminue l'homme du même coup.   . Ce thème de l'homme amoindri face à la technique et à la science va être retenu comme fil conducteur permettant de s'orienter à travers la période considérée.

Quelle période ? Le sous-titre de l'ouvrage fixe des balises assez précises : 1930-1980. Si l'idée de l'homme dépassé par une science qu'il a lui-même créée traverse tout le siècle, c'est le thème de la science sous-jacente (ou science-support) qui justifie le découpage proposé. Les sciences sous-jacentes ne sont pas des théories scientifiques dans toute la rigueur du terme : ce sont bien les sciences, certes, mais envisagées en tant qu'elles favorisent plutôt un ensemble de thèmes dont la trajectoire conduit du laboratoire jusqu'au grand public. Elles alimentent la réflexion sur l'homme dépassé mais capable de se rehausser. Dans la mesure où elles s'incarnent en technologies, elles sont à la fois le remède et le mal (et, bien souvent, le remède dans le mal). Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le débat s'enracine dans la perspective de l'avènement d'une « civilisation des machines», d'une part; mais bien plus encore, dans l'émergence de ce que Alexandre Moatti baptise, de façon heureuse, le darwinisme culturel. Différent du darwinisme social contemporain des premières traductions françaises de Darwin, le darwinisme culturel doit être compris non comme la lecture fidèle d'une théorie scientifique, mais plutôt comme la constitution d'une métaphysique de l'évolution. On la retrouvera chez des essayistes comme chez des savants préoccupés d'élaborer à nouveaux frais une « science de l'homme » inédite. Après la Seconde Guerre Mondiale, la machine n'est plus représentée par la machine « cinématique », mais par les calculateurs et la cybernétique. La biologie n'est plus essentiellement représentée par l'évolution mais, en dépit de l'opprobre attaché à l'eugénisme meurtrier de l'Allemagne nazie, par une génétique souvent associée à une forme plus discrète d'eugénisme. La figure du cyborg synthétise ces deux sources d'inspiration. C'est la fin des années 1980 et la publication du Bluff technologique de Jacques Ellul (1988) qui marque le terme ultime de cette nouvelle « sous-jacence ».

«Avant-guerre», «Après-guerre» et auteurs «Transpériodes»

La méthode adoptée est suffisamment souple pour qu'Alexandre Moatti embrasse dans sa perspective des auteurs antérieurs à la période considérée. Il remonte ainsi jusqu'à Condorcet, plus fréquemment cité que médité par les transhumanistes mainstream. Cela lui permet de suggérer une filiation positivistes typiquement française : Condorcet, Comte, Renan. Tous, chacun à sa façon, ont contribué à l'élaboration d'une matrice où figurent en bonne place des thèmes «transhumanistes» : amélioration de l'homme, triomphe de la science, réflexion sur l'immortalité et la procréation, progrès indéfini, etc.

Le plan du livre est conforme au découpage annoncé avec un chapitre intitulé : « Avant-guerre », un autre « Après-guerre » et deux auteurs étant qualifiés de « Transpériodes », soit parce que la réception de leur œuvre se fait de façon assez tardive ( Teilhard de Chardin) soit parce que leurs écrits prolongent après la guerre des thèmes typiques de l'avant-guerre (Rostand).

Les auteurs représentant la filiation « transhumaniste » d'avant-guerre sont Georges Duhamel, Jean Coutrot et Alexis Carrel. On a peut-être du mal à imaginer de nos jours le tumulte suscité par les Scènes de la vie future (1930) et par la peinture d'une Amérique autant fantasmée que décrite, d'autant que G. Duhamel a déclaré explicitement qu'il n'avait pas besoin d'aller en Amérique pour dire ce qu'il avait dit ; il aurait pu écrire la plupart des chapitres de son livre sans quitter Paris ; sans avoir vu l'Amérique, il pouvait pressentir la vie américaine   . L'intérêt de l'analyse d'Alexandre Moatti consiste à repérer, dans l'humanisme de G. Duhamel, généralement tenu pour une réaction aux outrages dont serait victime la civilisation, les éléments d'un humanisme qui incorporerait certaines puissances dont la machine est actuellement dépositaire et tendrait à rehausser de la sorte un homme diminué.

L'ingénieur Jean Coutrot dont parle le chapitre suivant est probablement l'inventeur du terme « transhumanisme ». Il lui donne toutefois un sens qui n'est pas exactement celui des transhumanistes contemporains. Contrairement à G. Duhamel, il s'inscrit cependant dans une tradition d'utopisme social, sous tendue par une foi quasi-mystique en l'avenir. Il se propose de développer une science de l'homme capable de dominer le déchaînement des techniques de la matière. Son transhumanisme souhaite l'apparition de types humains supérieurs à ceux qui sont les nôtres, mais se veut un humanisme intégral et moderne, bienveillant (on est presque tenté de dire « inclusif », rapprochement qui l'apparenterait à James Hughes). Ce transhumanisme réaliserait « le meilleur et véritable mythe du XXe siècle, celui de l'ascension concomitante de l'individu et du collectif »   .

Constituer une nouvelle science de l'homme, c'est ce à quoi tend Alexis Carrel en intitulant - après quelques hésitations - son best-seller de 1935 L'homme cet inconnu. Mais une telle science est à visée essentiellement pratique comme le montre le fait qu'un titre envisagé pendant un moment a été Reconstruire des hommes.  Sans entrer dans le détail de l'ouvrage - mais en soulignant tout de même certaines nuances chez un auteur que l'on réduit trop souvent à son engagement vichyste - Alexandre Moatti s'emploie à en discerner le statut : on y trouve essentiellement de l'alterscience. Cela signifie que cet écrit relève de la « production par certains scientifiques de discours à prétention scientifique, mais sans fondements réels et aux marges sinon en dehors de leur champ de compétences »   .  Alexandre Moatti s'interroge également sur la nature de l'eugénisme prôné par A. Carrel : son androtechnie est un eugénisme aristocratique. Il montre enfin comment on peut établir des corrélations entre l'eugénisme positiviste d'un Charles Richet au lendemain de la Grande Guerre, celui d'un A. Carrel, bien plus critique envers la science, et celui de certains transhumanistes contemporains.

Le premier auteur « transpériode » est Pierre Teilhard de Chardin. Il est intéressant parce qu'il s'agit d'un auteur français sous le patronage duquel se placent effectivement certains transhumanistes contemporains   . Alexandre Moatti explique sobrement comment s'articulent, chez le jésuite, les notions d'humain, d'ultra-humain et de transhumain. Il montre comment elles dépendent d'une interprétation très particulière de la théorie de l'évolution : jusqu'à l'homme, ce sont les forces brutales de la sélection naturelle qui agissent ; à partir de l'homme, ce sont les forces d'invention que l'on va trouver à l'œuvre. Cela lui permet de dresser un parallèle avec Julian Huxley et d'effectuer des rapprochements avec certaines interprétations singularistes ou  émergentistes de l'histoire de l'humanité, populaires chez les transhumanistes contemporains.  Jean Rostand est le second auteur « transpériode » considéré. Contrairement à A. Carrel, il est plutôt présenté comme un habile vulgarisateur que comme un authentique chercheur égaré dans l'alterscience. Il est resté jusqu'au bout un partisan de l'eugénisme. Mais c'est aussi un écrivain roué, corrigeant et rectifiant sans cesse ses propres affirmations : l'homme demeurera la suprême réussite de la vie ; mais la prise en main des son destin génétique par l'humanité lui permettra de s'élever à un niveau jamais atteint dans le passé. Il est perpétuellement sur la ligne de crête, faisant miroiter les promesses mais pointant les périls. La biologie étant devenue créatrice, l'homme ne risque t-il pas de « surréaliser » sa propre nature ? À l'image de quoi se recréera t-il ? Il joue perpétuellement sur le registre : « Nous allons apprendre à changer l'homme avant de savoir ce que c'est que l'homme »   . Il est un de ces diffuseurs-lanceurs d'alerte ou plutôt un de ces prophètes-lanceurs d'alerte, posture envers laquelle Alexandre Moatti n'éprouve guère de sympathie.

Pour ce qui concerne l'après-guerre, c'est l'essayiste Georges Elgozy qui est convoqué en premier. Dans Automation et humanisme (1968), il se montre critique à l'endroit d'un faux humanisme : l'humanitarisme. Antitechniciste, il serait le contraire d'un humanisme authentique ; il prêterait à on ne sait quelle anthropotechnie le pouvoir de produire des êtres supérieurs, du « surhomme cérébral ». Alexandre Moatti estime que l'anthropotechnie est un synonyme de « transhumanisme », au sens contemporain du terme. Il se livre à un repérage des usages du mot, avant et après l'essai de 1968. Il redécouvre ainsi des auteurs peu connus ou oubliés (et parfois infréquentables) : Pierre Mabille, Jean Schunk de Golfiem, Charles Laville. Il en conclut que même si l'anthropotechnie a connu toutes sortes d'avatars : positiviste, racialiste antisémite, postmoderniste, « le terme concentre tout ce qui peut être imaginé à propos des rapports entre l'homme et la technique »   . Pas étonnant, dans ces conditions, qu'il revienne périodiquement dans la littérature francophone, plus portée à mettre en circulation des mots d'origine grecque, comme un synonyme de « transhumanisme». Mais l'emploi du terme va au-delà d'une simple différence linguistique. Le terme « anthropotechnie » semble se parer d'une aura « scientifique et laïque »   la où le terme « transhmanisme » est plus proche d'un sens religieux et idéalisé. Alexandre Moatti ne parle pas en ces termes, mais on pourrait presque dire que l'anthropotechnie est la version bureaucratique et rond-de-cuir du transhumanisme, baigné d'une mystique New-Age, libertaire et entrepreneuriale.

La chapitre suivant est consacré à la notion d'« abhumanisme ». Le terme est proposé en 1947 par le poète et homme de théâtre Jacques Audiberti. On n'a plus du tout affaire à une matrice positiviste où est revendiquée la création d'un humanisme inédit, informé par les progrès de la science : on est d'emblée dans la littérature , entre lettrisme, surréalisme et « situationnisme ». L'abhumanisme a quelque chose de Dada si on le prend au sérieux, ou de potache dans le cas inverse. Mais son inspiration n'est qu'à moitié ironique : il s'agit de s'extraire d'un humanisme rationaliste moribond et de reclasser l'être humain comme un élément du cosmos au lieu de faire de l'Homme le roi de l'univers. Ce double renversement de perspective mène à une attitude ambigüe envers la science, aux antipodes de la révérence positiviste, entre  accélérationnisme et vigilance critique. L'abhumanisme « littéraire » de J. Aubiberti se voit redoublé par ce qui n'est qu'en apparence son contraire, le transhumanisme de l'écrivain Michel Butor qui voudrait évoquer, par l'emploi de ce terme, la tranhumance, à la fois vers ce qui est plus qu'humain et vers ce qui est infrahumain (l'animal, la machine).

Le dernier chapitre est consacré aux avatars du cyborg, en France et dans la dernière partie de la période considérée   .  On y voit la figure du cyborg enrôlée - « récupérée » comme on disait après mai 68 - par des technophiles, des technophobes et des technosceptiques qui débattent peut-être, en réalité de l'invasion de la vie quotidienne par l'innovation et la technocratie comme le pressent le sociologue Henri Lefebvre.

Dans sa conclusion, Alexandre Moatti reprend, en les thématisant, les idées directrices qui ont présidé à son travail : thème du besoin religieux de l'humanité ; corrélation étroite entre la problématique de l'homme augmenté et celle de l'homme diminué ; interrogation sur les rapports à la science, entre alterscience, vulgarisation et épistémologie critique des discours transhumanistes. Il suggère la création d'études transhumanistes au sein des études historiques et inscrit le débat critique autour du transhumanisme dans un trilatère dont les côtés seraient « néolibéralisme », « technocratie » et « humanisme ». Assez discrètement, mais sans équivoque, il indique l'enjeu de ce débat : « le combat de l'humaniste et de l'automate »   et prend parti pour l'humaniste, en quoi il est - comme on l'a annoncé - un historien engagé.

Alexandre Moatti a voulu faire pour l'histoire ce que le regretté Gilbert Hottois a fait pour la philosophie : prendre au sérieux le transhumanisme   . Il y parvient très bien pour cette période peu explorée qu'il appelle drôlement « prétranshumanisme »   . Le livre est à son meilleur lorsqu'est mise en évidence la façon dont la perspective de l'homme augmenté est indissociable de celle de l'homme diminué - pour ne pas dire qu'elle s'en alimente. On comprend mieux les penchants pour l'eugénisme des prétranshumanistes biologistes ou médecins si on a en tête cette genèse de leur intérêt pour le surhomme. Par, là est mise en évidence une généalogie trop humaine de ces discours grandioses sur la nécessité de construire ex nihilo une nouvelle science de l'homme qui intégrerait les données de la science et qui n'est, bien souvent que de l'alterscience.

Alexandre Moatti s'est essentiellement consacré aux essayistes. C'est une limite de son ouvrage qui aurait pris encore plus d'envergure s'il avait intégré des auteurs qui adoptent une perspective philosophique : à certains égards, le thème de l'homme amoindri face à la technique est le frère jumeau du thème de l'homme aliéné par le travail. Il était sans doute possible de montrer ainsi que le prétranshumanisme est l'envers d'une lecture marxiste de la condition de l'homme moderne. De la même façon, il aurait été intéressant de mettre en relation les thèses de certains auteurs convoqués avec des thèses philosophiques populaires à l'époque. Par exemple, Alexandre Moatti cite une formule de Jean Rostand qui évoque la répugnance que l' on pourrait avoir à « l'idée de ces humains façonnés sur mesure (...) ces êtres qui, conçus par l'esprit avant de l'être dans la chair, auront, en quelque sorte, été avant d'exister »   . Adressé à Gabriel Marcel, représentant éminent de l'existentialisme chrétien, cette formule est manifestement une allusion à la conférence de Jean-Paul Sartre L'existentialisme est un humanisme, et au slogan auquel on la résume souvent : « l'existence précède l'essence »   . Sans doute les débats de l'époque considérée nous éclairent-ils sur les débats contemporains. Mais ils se sont développés pour eux-mêmes et cette dimension manque un peu dans l'ouvrage d'Alexandre Moatti. Il s'agit cependant d'un livre essentiel, qui permet de saisir  la complexité d'un mouvement qui n'a pas fini de nous travailler.