Michel Onfray nous invite à nous replonger dans la sagesse des stoïciens et épicuriens romains afin de mieux affronter les affres contemporaines.

Cet ouvrage de Michel Onfray se présente comme un « Péplum philosophique », troisième volet de la Brève encyclopédie du monde, après Cosmos et Décadence. L’essai porte sur la sagesse et l'auteur se propose donc de questionner ses fondements depuis la philosophie romaine car, selon lui, la véritable nature de la sagesse des Romains est unique et ne peut rester dans l’ombre de celle des Grecs. Ce point de vue méritait bien qu’un ouvrage soit consacré à la question.

L’essai est ordonné en trois grandes parties et 18 chapitres qui exposent une multitude de verbes à l’infinitif comme autant de titres qui aborderont de grandes questions ontologiques : penser, exister, parler, croire, mourir, etc. Chaque chapitre prend appui sur l’histoire de figures romaines qui servent de cadre, parfois de support de prolongement, à la réflexion menée par Onfray. Il en prend aussi parfois le contrepied. L’ensemble est entrecoupé par 9 intermèdes qui dressent les portraits de grands philosophes romains comme Sénèque, Marc Aurèle, Cicéron, Lucrèce, etc. L’enjeu majeur de cet ouvrage est d’être un outil de réflexion multiple nourri des commentaires d’Onfray et des textes de ces penseurs, pour méditer dans la perspective d’une sagesse contemporaine qui s’apparente à un comportement dit « Romain ».

La préface plonge le lecteur dans une allégorique éruption volcanique en l’an 79 et décrit un paysage apocalyptique, chaotique, qui défie la foi des habitants aux alentours du Vésuve. D’emblée Onfray donne le ton et prend appui sur les mêmes textes anciens qu’il nous conseille de lire et qu’il glose à partir d’une question récurrente : quelles leçons faut-il tirer de cette histoire ? L’ouvrage suit une progression que l’on peut percevoir comme une sorte de gradation qui commence par soi (partie 1), se poursuit avec les autres (partie 2) et s’achève en regard du monde (partie 3).

 

Un éloge des stoïciens et épicuriens romains

La première partie, intitulée « Soi - Une éthique de la dignité », invite d’abord le lecteur à saisir, à travers une triangulation récurrente « pouvoir vivre, devoir vivre, vouloir vivre », divers états vécus par l’être humain tels que penser, exister, souffrir, vieillir, se suicider ou encore mourir. Aussi pourrait-on dire qu’Onfray commence par la fin, à plus d’un titre : la fin de l’existence et la fin qui justifie les moyens de mener ladite existence. Il expose que l’otium « crée les conditions de possibilité d'un effacement de l'accessoire afin de se concentrer uniquement sur l’essentiel. L’essentiel ? La construction de soi comme une force qui va. » (p. 57). Or, « L’écriture et la lecture font également partie du programme de l’otium romain. » (p. 54). Il établit que pour accompagner une vie, il est nécessaire de se tourner vers la philosophie antique. Il conseille de lire, annoter et commenter pour soi-même les ouvrages de stoïciens et épicuriens romains, à l’instar de Marc Aurèle et ses Pensées pour soi-même, avant de se commenter soi-même et d’examiner ses propres notes « à la lumière des sagesses antiques ».

Face à la souffrance, à la vieillesse, et surtout face à la mort qui n’est autre, selon les stoïciens, qu’une « représentation », la volonté doit gouverner nos actions. En attestent les exemples du Manuel d’Epictète qui prône la fermeté dans la douleur, rendue possible par la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, ou encore l’histoire des charbons ardents de Mucius Scaevola, qui décide de ne pas sentir la brûlure. Ces illustrations servent à mettre en avant une leçon du stoïcisme : la mobilisation d’une volonté inébranlable comme les Romains. Mais Onfray nuance le pouvoir de la volonté car « Le vouloir peut beaucoup, certes, mais il ne peut pas tout. Il y aurait mensonge à croire que vouloir suffirait pour pouvoir. » (p. 79).

À plusieurs reprises, les nombreux éloges des vertus romaines contrastent avec le portrait de notre société actuelle, dépeinte par l’auteur comme trop encline à l'ignorance, la naïveté, l'inexpérience et l'incompétence, autant de tares « devenues les vertus d'une époque sans vertu » (p. 106). Ce constat désolant est lié selon le philosophe à la faiblesse inhérente à la passivité, la démobilisation et la démotivation de notre civilisation judéo-chrétienne qui « a massivement désamorcé le pouvoir de la volonté en préférant les anxiolytiques, les antidépresseurs, les somnifères et autres médecines parallèles pourvoyeuses de médications de l’âme… » (p. 80). Aussi, l’attitude romaine apparaît comme une sorte de reflet inversé de la société d’aujourd’hui dépourvue de vertu. On entend certains arguments, mais déclarer qu’un Romain ne se suicidait pas à causes des affres d’un divorce est peut-être réducteur des raisons à l’origine d’un acte aussi dramatique.

 

Faut-il encore faire des enfants ?

La deuxième partie, intitulée « Les autres - Une morale de l’humanité », opère un déplacement de soi aux autres : engendrer, parler, aimer, venger et consoler. En quelques mots, Onfray met en regard la religion catholique, le Pentateuque (Torah) et le Coran, qui tous énoncent une prescription familialiste. À cela il oppose une philosophie qui enseigne qu’il ne faut ni se marier ni faire des enfants. Elle vient des cyniques et ici les Grecs interviennent avant les Romains. Ainsi, l’analyse par Hérodote du peuple thrace qui pleure la naissance d’un être qui devra affronter tous les malheurs du monde mais fait ses adieux sur une tombe dans l’allégresse, précède l’évocation de Demetrius, premier cynique de Rome, ami de Sénèque. Onfray se place aussi derrière les Thraces en affirmant qu’inévitablement la vie, faite de souffrances, douleurs, mensonges, déceptions, maladies, vieillesse, etc. va vers la mort fatalement. L’auteur met en garde le lecteur sur la possible conclusion hâtive quant à l’interprétation pessimiste de ces mots. Il pointe qu’il ne faut pas confondre le pessimiste qui voit le mal partout et le tragique le mal là où il est, le bien là où il est. Nous nuancerons malgré tout ici ces propos car, si nous pouvons aisément admettre que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, il est aussi un privilège de pouvoir y chercher sa place et ce que cela implique, pour reprendre la définition étymologique de l’existence donnée par Onfray en amont de ces lignes.

Ainsi, parmi les raisons pour lesquelles les humains font des enfants, Onfray expose notamment l’aveuglement, la soumission et le conformisme qui sont à la fois symptomatiques de la faiblesse qui appauvrit la société en même temps qu’elles illustrent le parcours d’obstacles qu’est la vie de chacun. Ces confrontations avec l’autre, mais aussi avec soi, sont à l’origine de la condition contradictoire de l’être humain que la double vie de Sénèque illustre parfaitement et invite à nous interroger sur l’utilité d’enseigner le bien et ce qu’est la vérité dans un monde qui fait la part belle au mal et au mensonge. Malgré tout, dit Onfray, il faut faire honneur à la vie d’un enfant, comme on doit faire preuve d’honneur en amour et en amitié, sources de malheur et de déception encore pourtant à l’origine de la vengeance, qui est acceptable tant qu’elle ne dépasse pas l’état de « mémoire de l’offense » (p. 291) qu’inflige un être sans vertu.

 

En quête de sagesse

La troisième et dernière partie, intitulée « Le monde - Une écosophie des choses », élargit les champs d’application de la sagesse aux faits de posséder, agir, réfléchir, croire et contempler. Ainsi, Onfray reprend l’exemple de Cornelia, qui était la fille de Scipion l'Africain. Selon elle, pour posséder sans être possédé, il faut s’astreindre à une diététique des désirs, car c'est avoir tout que de ne désirer rien. La figure de Cornelia est l’occasion de répéter, une énième fois en n’évitant pas la redondance (didactique ?), que tout est une histoire de miroir(s), de rapports entre deux états de choses, « entre soi et soi, soi et les choses, soi et les autres, soi et le monde » (p. 376). Or, l’acte de lire mais aussi l’acte d’écrire, avancés très tôt dans l’ouvrage comme salutaires dans la quête de sagesse de chaque homme, sont propices à la réflexion. Aussi traiter de croyances, de divinités, de religion, laisse tout loisir à l’athéisme d’Onfray de s’afficher en même temps que l’auteur s’adonne à ces mêmes exercices. Onfray vante l’intérêt d’opérer cette flexion sur soi-même, indispensable à la mise en œuvre d’un travail de sagesse qu’il qualifie « d’existentiel » plutôt que de se tourner vers les religions qui de tous temps ont engendré « des crimes et des meurtres, des sacrifices et du sang inutilement versé ». Et l’auteur de rappeler que ces mêmes religions ne vivent que de donner des réponses à des questions existentielles en exigeant « dans la vie terrestre un comportement qui déterminerait ce qu’il en serait dans la vie céleste » (p. 392).

 

La quatrième de couverture avançait déjà une réponse aux questions concrètes que posait l’ouvrage comme : quel usage faire de son temps ? De quelle façon apprivoiser la mort ? Qu’est-ce qu’aimer d’amour ? À ces questions, Onfray proposait une seule réponse : « Vivre en Romain ». Or, Sagesse ne tranche pas complètement sur la faisabilité dans notre société actuelle de tenir « droit et debout » comme un Romain tant les rappels au réalisme tragique peuvent surprendre le lecteur qui pensait y découvrir les clés d’un didactisme moral au fur et à mesure des chapitres. Le propos est ailleurs : « Sagesse n’est rien d’autre qu’un livre qui se propose de retrouver le courage face à la mort pour tous ceux qui ne croient pas en Dieu », (p. 474) rendant par là-même hommage à Lucrèce qui fut « moral sans dieu ». Cet essai philosophique fait l’éloge de la philosophie romaine, et ce parfois de façon extrêmement fournie, notamment autour des portraits romains, au risque de perdre le lecteur dans des détails qui ne servent pas forcément le propos. Sagesse loue particulièrement la volonté et la « minoration » stoïciennes que d’aucuns peuvent saisir dans cette déambulation antique certes, mais pourtant très contemporaine.