En trois livres qui lient fragments de réels et réélaborations fictionnelles, Marion Dessaules s’efforce de rendre justice à la violence et à la folie dont on se sauve par la littérature.

* Cet article a d’abord été publié sur le site de Pierre Campion.

Trois livres d’un seul coup, trois livres agencés en une sorte de suite plus grinçante que musicale, trois livres de malheurs. Le premier, sous couverture rose ironique et photo de même, raconte une enfance. Il donne le ton. Le deuxième détaille une tentative de suicide et ses suites, hospitalisations, cures, amours et autres. Le troisième développe les deux premiers sur le mode de fictions, « pour que le lecteur s’y retrouve ».

Fragments, éclats, scènes

Une écriture transparente, rien ici qui prenne le lecteur sous la violence des recherches formelles. Les situations, les portraits et les sévices se suffisent à eux-mêmes. Pas d’autofiction, pas de pieds aux murs.

Fragmenter, par exemple, le suicide, ou la cure psychanalytique, ou les amours, par morceaux brefs, par gestes simples, en vignettes ou gravures souvent sans paroles.

Recueillir presque au hasard les éclats d’un passé en morceaux. Ne les désarmer ni de leur énergie rieuse (parfois), ni de leur noirceur (surtout), ni de leur tranchant, par quelque raison que ce soit, notamment sociologique ou politique, philosophique ou métaphysique, ou dramatique — la plus insidieuse des raisons. Il n’y aura pas là une histoire, fût-elle celle du Malheur : pas d’élection exaltante comme dans Rousseau, pas d’héroïsme négatif à la Poulou comme chez Sartre, pas de Cosette chez les Thénardier (sauf dans les fantasmes de l’enfant). Pas de Nécessité ; pas de transcendance ; pas de Sagesse par la Douleur. Pas d’éducation sentimentale.

Pas de lyrisme non plus, pas de communauté humaine supposée ou retrouvée. Ce ne sont pas des poèmes. S’il y a des images et une prose raffinée, ce sont celles de la baleine, dans Ni le sol ni le soleil :

« Je suis une baleine, un gros mammifère dont les seins ne rentrent pas dans les baleines de son soutien-gorge, et qui s’endort dans sa baignoire les soirs de déprime en rêvant aux baleineaux de six mètres qu’elle a peut-être dans le ventre et qui lui feront la vie si belle dans son paradis blanc. Mon chant est inimitable, et Isabelle ne peut plus le supporter, le trouvant trop aigu et trop envahissant quand je me mets à le chanter au cœur de la nuit. »

Si le lecteur doit s’y retrouver, ce sera par en-dessous ou par-delà, comme le suggère la lettre à Sade, de deux manières, en lui faisant référence et en lui disant adieu :

« J’ai essayé d’écrire le désir, j’ai essayé d’écrire la folie, j’ai essayé d’écrire le désordre comme si c’était possible après vous. J’ai su qu’il fallait prendre ce risque de n’être rien avec impudence, de jouer encore et toujours le rôle de mauvais perdant. […] Alors que j’ai cru longtemps que vous lire était un exercice de lucidité qui n’allait pas sans une certaine blessure, j’y vois désormais un consentement à l’aveuglement et à la soumission, une façon de reconstruire en soi les murs que vous aviez autour de vous quand vous écriviez. »

Ces essais-là ne ménagent ni l’auteur, ni les bourreaux, ni le lecteur. Pas de pitié humaine, ni au sens ordinaire du terme ni au sens philosophique ! On est comme devant un certain Brueghel : impossible de soutenir du regard le massacre des innocents représenté avec tant de naturel et de talent, avec tant de naïveté, comme on disait dans le français du XVIIIe siècle, justement.

 

Juste une voix, une voix juste

Le propre de la voix, c’est en Marion Dessaules la verve de sa parole, une propriété de son corps, le propre incarné de sa vie. Sa phrase et le morceau s’empressent vers leur fin et souvent s’achèvent en jeu de massacre : in cauda venenum, le venin du scorpion et peut-être bien le remède. À la fin et à chaque fois, c’est la revanche de l’écrivain et une blessure de plus, quelque espèce de justice pour le tortionnaire, et parfois un rire (jaune) pour le lecteur.

La verve, c’est ici une espèce de grâce, là où pourrait régner l’horreur pure. L’invention verbale et son caractère imprévisible y sont le signe non pas d’une paix mais d’une distance, d’une froideur même et d’une réflexion. Marion Dessaules a reçu le don ambivalent d’un style.

Ce qu’elle réinvente, c’est l’ironie à la française, celle qui blesse nécessairement et autrui, et soi-même, et le partenaire inévitable du jeu ironique : l’hypocrite lecteur, son semblable, son frère. Que de personnages odieux, cruels, irresponsables, à commencer par les parents et le frère, à continuer par les amis et partenaires, par les collègues et condisciples, par les médecins et « soignants », mais tous présentés dans leur inconscience, finalement, et de ce qu’ils infligent et d’eux-mêmes ! Pas de pitié !

Jamais non plus d’apitoiement à l’égard de soi-même. Elle le sait bien — et elle le cultive —, que l’ironiste se compromet dans le portrait qu’il trace de ses têtes de Turc, de leur langage, de leurs manières, de leur sorte d’innocence coupable. (Ô Voltaire, pris dans les rets de son évangile à lui, prêché à ses frères !) Car, dans les rôles avantageux du mauvais perdant et de la Justice distributive, où est son innocence, à elle-même ? Et le lecteur sent bien ce que son espèce de répulsion à lui dissimule de sa propre inconscience, de son voyeurisme et de ses complicités. Ce malaise, il doit bien se garder de l’oublier, ou on le lui poindra à chaque instant.

Juste une voix, quatrième de couverture : « […] l’essentiel est de le dire avec justesse et sans trop d’injustice pour que le lecteur s’y retrouve. » Ce qui domine, c’est bien cette voix. Sa justesse réside souvent dans l’ironie, quand celle-ci ne va pas se perdre dans le sarcasme. Et l’espèce de justice qu’elle peut exercer, c’est encore par l’ironie, laquelle, en son feuilletage, distribue à chacun son dû. C’est tout cela, s’y retrouver : débrouiller ce qu’il se passe, se projeter en personne dans les situations, et y trouver son profit — légitimement et honteusement, confusément, presque inconsciemment.

Voilà donc comment se reconstruit, malgré tout, une espèce de communauté humaine, brinquebalante, au petit pied et aux rares petits bonheurs. Car il y a des respirations dans cette enfance littéralement étouffée et étouffante, des cueillettes de mûres, des jeux absurdes et des fous rires complices. Et des espèces d’évocations entrecoupant les violences : on croise des femmes anonymes et fraternelles, Christel, Odette, Kerstin, Alice… On reconnaît Marie-Hélène Lafon et son enfance dans la ferme de ses parents. Pertes et profits fugitivement partagés.

 

Qu’est-ce que l’enfance ?

C’est l’état à la fois jamais vécu et toujours présent, indépassable, volé et retrouvé : ça cuit, ça cuit toujours. C’est des scènes, c’est d’avoir vu cela qui ne devrait pas se voir. Par exemple, quelques jours avant un Noël, un cadeau, cela :

« La mère ressort de la droguerie, un sourire illumine son visage, puisque c’est décidément la saison des illuminations. Elle vient d’acheter un martinet pour que les enfants se tiennent tranquilles, parce qu’elle a trop mal au dos pour faire régner la discipline, une sorte d’ordre, manuellement. Le sourire et le martinet ensemble, avec la même folie nue, sans l’entre-deux qui amortit peut-être un peu, la transition pour aller de l’un à l’autre. »

Ou cela :

« Mon père me bat parce que j’ai été insolente […]. Plutôt que de m’écraser et de faire allégeance en reconnaissant son autorité et toutes les bonnes raisons qu’il a de me battre, je m’écrie après chaque gifle, avec un petit air de triomphe encore plus insolent que l’insolence dont il me punit : « Même pas mal ! » Il frappe de plus en plus fort, ma résistance faiblit, ma bravoure se défait dans les larmes et il s’arrête enfin quand je suis bien matée et que je ne pense plus à contester sa toute-puissance. Je ne sais pas où est ma mère ni ce qu’elle fait à cet instant. Je suppose qu’elle est dans la pièce à côté, qu’elle entend ce qui se passe et qu’elle n’intervient pas, parce qu’une petite fille doit obéir à son père. »

Le frère et les deux sœurs, trop heureux de passer leur tour…

Son frère la hait jusqu’à essayer de la noyer dans la piscine, elle dévaste la chambre de sa petite sœur, « nous grandissons comme des enfants uniques dans l’amour fou de ma mère et la violence non moins folle de mon père ». Et, constamment, les échappées vers la scène du suicide manqué et les malheurs infinis de l’âge adulte. Un attachement pervers à la mère et « cette folie poisseuse entre nous », tel est le tableau clinique « d’un enfant déjà fou ». Ce sont les mots des Mots, mais ceux-ci enchâssés dans un Destin et dans l’annonce d’une guérison supposée, par un normalien « grand écrivain ».

 

Dits de Marion.

« […] une mère qui me donne si peu d’assurance, qui n’est jamais à l’heure et qui semble sans cesse vaciller, comme sur le point de sombrer dans quelque chose de noir et d’excessif, comme est excessif son rire, avec cette façon qu’elle a de ne rien prendre au sérieux, de tourner tout en dérision, ce que lui reproche mon père. »

« Mon père […] n’a pas été beaucoup câliné, pas du tout sans doute, et il a pris de nombreux coups. Je ne sais pas avec quoi le battait son père, pour que, devenu adulte et père à son tour, il ait l’idée de défaire son ceinturon pour nous frapper et nous apprendre la loi, la sienne en tout cas, celle du plus fort, de la colère et de la haine, où les parents ont toujours raison, au-delà du raisonnable et des mots. »

« Nous cherchons en écrivant une écoute pour des mots que personne ne veut entendre, qui ne pourraient pas franchir le seuil de nos lèvres, et creusent dans nos nuits des sillons si profonds qu’on nous demande de changer de disque, tant le nôtre semble rayé. »

Préférences de Marion : les chemises à carreaux et les bottes de cow-boy, les petites voitures plutôt que les poupées, les pantalons plutôt que les jupes. Les hantises d’un écrivain qui devait s’appeler Jean-René, si elle avait été un garçon, « les accès de mélancolie suicidaire entre deux genres, et tous les remords qui vont avec ».

 

Qu’est-ce que la littérature ?

Cette enfance, c’est l’innocence qui ne s’est jamais éprouvée que comme culpabilité, à travers les dénégations d’autrui et les siennes propres.

Cependant son enfance, c’est le gain que personne ne peut lui reprendre, celui de l’innocence retournée, le point cardinal de l’ironie justement : le regard impitoyable d’une enfant qui en a trop discerné pour avoir jamais été une enfant. Ce sera l’innocence enfin redécouverte et comprise, dans une espèce de rage, et un jour restituée dans l’exercice, sans illusions et sans fin on dirait, de la littérature.

Mais quelque chose se passera dans Juste une voix, lorsque, dans des espèces de nouvelles, Marion Dessaules développera les épreuves d’Une enfance aux éclats et de Ni le sol ni le soleil, et reviendra, en vérité, sur l’histoire de sa famille et d’elle-même. En vérité, c’est-à-dire à travers ce qu’elle appelle à un moment ses « textes libres », qui veulent appartenir à la littérature. Entre autres personnages inventés ou non, elle-même et les protagonistes de son histoire figureront dans de petits récits, plus ou moins étendus. Et, rebattant les cartes de ses disgrâces, elle s’offre à la fin, avec l’apparition de Léa, une vue sur l’avenir : c’est bien la première fois et contre toute attente que ce livre propose, à lui-même et aux deux autres, une sorte de dénouement. Tout serait-il grâce ?