Dans ce travail collectif, les auteurs reviennent sur la place du livre et son utilisation dans le monde socialiste.

L'un des aspects centraux du socialisme au XIXe siècle est sa volonté de transformer le monde par le savoir et la connaissance. Les livres sont ainsi un des principaux outils de ce combat. Les socialistes ont entretenu au long de leur histoire un rapport particulier à la lecture et aux livres qui sont à la fois une arme politique, un moyen d’éducation et une projection utopique. Le socialisme naît au XIXe siècle et est concomitant de la diffusion massive du livre. Ce dernier devient donc un objet et un moyen d’émancipation.

Dans ce volume piloté de belle manière par Nathalie Brémand, les contributions ont été découpées selon un triptyque original. Le livre est un objet qui repose à la fois sur des auteurs, des lecteurs et des lieux pour le lire. L’ouvrage permet d’étudier la question sous un angle différent et renouvelé de cette pratique autant politique que culturelle.

 

Les socialistes comme auteurs

Le premier aspect porte sur les auteurs. Les livres sont d’abord un objet de questionnement de la place de l’image dans l’œuvre de Charles Fourrier. La position de l’écrivain et de l’artiste dans la société future est aussi analysée. Chaque socialiste confère une place à l’écrivain. Les pôles qui se dégagent montrent que plus les penchants du socialisme sont autoritaires, plus l’élitisme est développé. Inversement, plus les auteurs sont libertaires, plus ils refusent de délivrer un statut particulier à l’écrivain, se méfiant de son goût prononcé pour la célébrité et les honneurs.

 

Les socialistes comme lecteurs

Deux portraits de socialistes dans le rapport aux livres et à la lecture sont présentés : Pierre-Joseph Proudhon et le disciple de Robert Owen, Jules Gay. Possédant une bibliothèque considérable, Proudhon est l’illustration extrême des lecteurs socialistes. Bien que certains livres aient été perdus à la suite de son exil en Belgique, il possédait plus de 1600 volumes aujourd’hui déposés à la bibliothèque de Besançon. Tous les livres sont lus et annotés. Proudhon dévore les livres en bibliothèque avant de se constituer sa propre bibliothèque, la célébrité venue. Nombres d’entre eux lui sont envoyés comme celui de Jules Michelet, Histoire de la révolution. Ces ouvrages reçus participent à l’élaboration de ses réflexions politiques et sociales. La contribution donne un exemple avec Le socialisme et l’impôt d’Emile Girardin qui aboutit à la réflexion de Proudhon La théorie de l’impôt. Pour Proudhon, la lecture est centrale dans sa compréhension des rapports sociaux et alimente sa dénonciation du monde inégalitaire.

Jules Gay est influencé par les théoriciens socialistes. Né en 1807 et mort en 1887, fils d’éditeur, il écrit beaucoup, s'inspirant souvent lui aussi des publications des autres. En outre, il bénéficie d’une place particulière puisqu’il travaille pendant près de vingt ans soit dans des librairies, soit chez des éditeurs, avant de fonder lui aussi des maisons d’édition. Pour Jules Gay, le livre est un moyen de diffusion des idées socialistes. Un des points centraux de son combat est le prix du livre qui favorise sa diffusion. Cette dernière contribue alors à la progression des idées socialistes. Amoureux des livres, Gay anime aussi un bulletin de bibliophilie, l’émancipation devant venir de et par le livre.

 

Lecture et politique

La lecture a été un combat politique. Un des exemples est donné par l’étude sur Flora Tristan qui entame un tour de France avec sa brochure consacrée à l’Union ouvrière. Le texte relativement bref et son faible coût doivent permettre la diffusion d’un projet politique dans la France des années 1840. Pour le monde ouvrier, la pratique de la lecture demeure collective. Dans les années 1840, le journal l’Atelier, par exemple, est lu collectivement sur les lieux de travail. Des pratiques analogues sont remarquées en Angleterre. Les auteurs pointent également la lecture comme une forme de luddisme dans laquelle il s’agit de résister aux nouvelles formes de commandement se développant. À cette même date, la pratique de la clandestinité est aussi très présente chez les militants babouvistes conseillant aux ouvriers de se créer des bibliothèques collectives. Les lectures collectives sont libres dans les communautés, à l’image de la communauté icarienne de Nauvoo dans l’Illinois, animée par des disciples de Cabet et l’auteur de Voyage en Icarie lui-même. Cabet souhaite y imposer des règles de fonctionnement et un programme de lecture drastique et impératif. Néanmoins, même si la majeure partie des participants est volontaire, il subsiste un écart important entre les pratiques de ces participants et Cadet. En dépit de cette friction, la lecture est une pratique à la fois éducative et moralisatrice, proche de celle des pratiques religieuses des premiers chrétiens.

 

La bibliothèque comme lieu de sociabilité

Enfin, les bibliothèques sont un lieu de formation, de découverte, d’apprentissage et d’échange, bref un moyen de socialisation politique et sociale. En Angleterre, Robert Owen fait des bibliothèques l’un des lieux centraux du développement de la nouvelle société qu’il promeut. Les bibliothèques owénistes se disséminent dans le pays, participant de la socialisation et de la politisation du monde ouvrier anglais. En France, le fouriérisme est aussi un vecteur important de la diffusion du livre. La bibliothèque du familistère de Guise en témoigne, dont le nombre de titres augmente régulièrement comme le nombre de lecteurs. Les militants fouriéristes reprennent le principe pour le diffuser de manière analogue à celle qu’ont pu faire les owénistes en Angleterre. Ceci est repris et dupliqué à l’échelle locale, comme le montre aussi l’analyse de la bataille autour de la bibliothèque de Saint-Etienne pour tenter d’écarter la littérature socialiste utopiste. La diffusion du socialisme par le livre explique, pour partie, certains foyers d’implantation du mouvement ouvrier dans les années suivantes.

Une somme d’études passionnante pour quiconque s’intéresse à l’histoire sociale et à l’histoire du livre.